Section 1 – Les discours d’accompagnement du téléphone mobile

1°) Discours d’accompagnement des TIC : retour sur une notion

Les études sur les TIC et leurs usages désignent par « discours d’accompagnement » un ensemble de productions discursives émanant de divers acteurs (entrepreneurs, hommes politiques, publicitaires, journalistes…) qui visent à encourager « le développement des TIC dans tous les secteurs de la vie économique, sociale et culturelle, tant dans la sphère privée que publique, au nom de l’inéluctabilité de la société de l’information, incarnée dans la figure de la technique » 395 .

Les analyses de ce discours sont fréquentes et s’inscrivent principalement dans une volonté de démythification 396 . Elles cherchent aussi à caractériser l’idéologie de la communication. De nombreux travaux en SIC 397 insistent sur le « bluff technologique » 398 , l’utopie présente dans ces productions discursives. Ils soulignent la récurrence d’un raisonnement déterministe technique. Le discours d’accompagnement des TIC repose schématiquement sur le principe suivant : le développement d’une technique a pour conséquence un bouleversement social. Ce raisonnement n’est pas réservé aux énoncés sur les TIC. Il se retrouve, plus généralement, dans la plupart des discours sur les techniques. Ces derniers peuvent être le support d’une attitude technophile ou technophobe 399 . P. Musso parle ainsi de techno-utopie 400 pour désigner le postulat inhérent à la technologie au sens étymologique du terme 401  ; postulat suivant lequel le déploiement d’un dispositif technologique entraîne un changement social.

Les différentes analyses du discours d’accompagnement des TIC mettent aussi en évidence le prolongement entre le discours actuel sur les TIC et celui entourant le développement des dispositifs techniques au 19ème siècle. Elles relèvent une rémanence de certaines figures, imageries, mythes et rhétoriques 402 . Toutefois, des recherches en SIC ont aussi montré des divergences entre ces productions discursives 403 . Les variations relevées semblent d’ailleurs liées aux évolutions du contexte socio-historique (conditions d’énonciation, situation économique, imaginaires sociaux et techniques, etc.).

Concernant la notion qui nous préoccupe, relevons que dans l’ensemble des travaux sur l’idéologie de la communication, les auteurs parlent « du discours d’accompagnement des TIC ». L’utilisation du singulier semble être de mise. Pourtant, au vu de l’hétérogénéité des productions discursives composant cet ensemble et de leurs objets, l’emploi du pluriel nous semblerait plus approprié. Pour illustrer notre propos, rappelons que dans son étude du discours autour de Vidéoway, J.-G. Lacroix propose une typologie des formes discursives prescriptives 404 . Il distingue trois types de discours selon leur fonction : le discours prospectif (documentation officielle), le discours prescriptif (mode d’emploi) et le discours promotionnel (documents publicitaires). Cette ségrégation nécessaire lors d’une analyse approfondie montre bien l’hétérogénéité des productions discursives. En l’occurrence, bien qu’ayant une thématique commune et exprimant la même idéologie, ces discours n’ont ni les mêmes conditions d’énonciation ni les mêmes objectifs de communication (les mêmes finalités).

Ajoutons que lors d’un questionnement sur l’insertion sociale d’un objet technique particulier, la notion de « discours d’accompagnement » peut prendre un autre aspect. P. Breton la définit par opposition à celle de discours technique. « Pour bien comprendre cette notion, il apparaît essentiel de distinguer entre le discours technique et le discours d’accompagnement d’une technique. Le discours technique est celui des spécialistes d’un domaine, à l’intérieur d’un système de compétence et d’action généralement inaccessible aux profanes. On le trouve dans les manuels techniques et plus généralement dans l’ensemble des interactions orales et écrites entre spécialistes à propos de l’invention et du fonctionnement des objets techniques. Le discours d’accompagnement est un ensemble d’énoncés caractérisés par le fait qu’ils sont tenus dans l’espace public et sont formés des commentaires extérieurs sur une technique, son emploi, le contexte et les conséquences de son usage » 405 . L’opposition entre le discours d’accompagnement d’une technique et le discours technique repose donc principalement sur la nature des destinataires (opposition savants/profanes) et leurs compétences linguistiques présumées.

Les publicités et les modes d’emploi des téléphones mobiles sont destinés à un large public. Leur contenu peut être considéré comme formé de commentaires sur le téléphone mobile, son usage ou ses conséquences d’utilisation. Ils visent à favoriser l’insertion sociale de cet objet technique. P. Breton confirme d’ailleurs notre intuition dans sa classification des énoncés contenus dans le discours d’accompagnement. Les publicités s’apparentent aux énoncés « promotionnels commerciaux » 406 . Quant aux modes d’emploi, ils sont composés d’énoncés « informatifs sur l’usage pratique de ces objets (le guide de ce que l’on peut faire avec) » 407 . Cela dit, les modes d’emploi ont, selon P. Breton, un statut particulier. Ils sont « à la frontière entre le discours technique et le discours d’accompagnement d’une technique » 408 . Par leur description d’opérations techniques, les modes d’emploi sont, en effet, souvent perçus comme plus proches de l’objet technique que de l’utilisateur. Ce rapprochement est d’autant plus frappant en cas de dysfonctionnement 409 . Toutefois, du fait de leurs prescriptions d’usage, les modes d’emploi participent à l’insertion sociale des objets techniques. Ils les présentent. Ils exposent et guident leurs modes d’utilisation. Ils constituent, selon nous, un moyen d’accompagner l’utilisateur – si ce dernier le souhaite – dans son exploration de l’objet. En d’autres termes, les modes d’emploi si rebutants ou compliqués soient-ils, remplissent cette fonction de passerelle inhérente au discours d’accompagnement. Les publicités et les modes d’emploi des téléphones mobiles peuvent donc être appréhendés comme appartenant au discours d’accompagnement de cet objet technique contemporain.

Mais le terme « d’accompagnement » ne doit pas nous tromper. Tout en reconnaissant l’existence d’un discours d’accompagnement des NTIC 410 , Y. Jeanneret insiste sur le fait que ces énoncés sont plus qu’un simple accompagnement, dans le sens où ils modèlent les objets techniques : « L’imaginaire contenu dans les mots et les images fait davantage qu’accompagner les objets, il les constitue » 411 . De ce fait, tout analyste se heurte à un problème : adopter une position critique suppose de détacher les représentations de leurs objets ; le discours d’accompagnement des TIC devient alors « une formation idéologique cohérente, qui viendrait de l’extérieur se juxtaposer aux médias informatisés, en colorer l’interprétation et en produire des représentations illusoires » 412 . Or ce postulat est critiquable dans la mesure où les représentations, les énoncés interviennent dans la conception, dans l’interprétation, et finalement dans l’identité de ces objets. Y. Jeanneret souligne ici un point crucial. Nous considérons nous aussi qu’il est nécessaire de dépasser une attitude critique face à ces productions discursives. Dénoncer leur contenu ne permet pas de comprendre leurs relations avec les dispositifs techniques. En revanche, questionner leur rôle dans l’appropriation d’un objet technique et interroger leur évolution aidera à y parvenir.

Notes
395.

Les dossiers de l’audiovisuel, « Les nouvelles technologies : quels usages, quels usagers ? », n° 103, Gisèle Bertrand (dir.), Bry-sur-Marne : INA ; Aubervilliers : la Documentation française, 2002, p.6

396.

Les travaux de B. Miège, par exemple, tendent à montrer que derrière ce discours se cache l’idéologie capitaliste.

397.

Voir L. Sfez, Critique de la communication ou P. Breton, L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992.

398.

La notion de bluff technologique a été développée par J. Ellul. Il désigne ainsi le « bluff gigantesque, dans lequel nous sommes pris, d’un discours sur les techniques qui ne cesse de nous faire prendre des vessies pour des lanternes et, ce qui est plus grave, de modifier notre comportement envers les techniques. […] Le discours tenu sur la technique est un discours non pas de justification des techniques (elles n’en n’ont plus besoin), mais de démonstration des prodigieuses puissances, diversité, réussite, de l’application vraiment universelle et de l’impeccabilité des techniques ». In J. Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988, pp. 12-13.

399.

Dans Les sens de la technique, V. Scardigli montre, à travers l’étude de l’imaginaire des TIC, la présence d’une symétrie thématique dans les discours utopistes en fonction des attitudes favorables et défavorables à l’insertion sociale des TIC.

400.

Cette notion est employée par P. Musso dans Critique des réseaux, Paris, PUF, 2003. Elle a été élaborée à partir des écrits de L. Sfez.

401.

Technologie signifie étymologiquement discours sur la technique. Sa signification contemporaine de technique moderne et complexe vient de l’anglais technology.

402.

Voir notamment le travail de P. Musso sur la notion de réseau.

403.

Voir Aurélie Laborde, Les discours accompagnant les nouvelles techniques de télécommunication : du télégraphe optique à l’Internet. Thèse de doctorat de SIC, Bordeaux, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2001, 499 p. Dans sa thèse, elle montre les convergences et divergences dans les discours journalistiques. Voir aussi GRIPIC/CELSA, op. cit.

404.

J.-G. Lacroix, op. cit., pp. 149-150.

405.

P. Breton, « Que faut-il entendre par discours d’accompagnement des nouvelles technologies ? » in Les dossiers de l’audiovisuel, n° 103, mai-juin 2002.

406.

Ibid.

407.

Ibid.

408.

Ibid.

409.

Voir les travaux de D. Boullier sur les modes d’emploi.

410.

« Il existe bien, parmi les discours politiques actuellement en circulation dans la société, une entreprise de discours, cohérente et puissamment relayée, pour doter les médias informatisés de vertus extraordinaires et faire avancer, sous couvert de cette révolution annoncée, divers projets de marchandisation de la culture, de libéralisation des échanges et des statuts, de mise en concurrence et en instabilité des salariés, de légitimation providentielle d’un modèle social et économique ». In Yves Jeanneret, « Autre chose qu'un discours, davantage qu'un accompagnement, mieux qu'une résistance », Terminal, 2001, n° 85, [on line] http://www.terminal.sgdg.org/no_speciaux/85/Jeanneret.html.

411.

Ibid.

412.

Ibid.