Analyser les discours pour étudier les imaginaires

Rappelons que le rapport entre discours et imaginaire est une position centrale chez P. Flichy. Dans ses travaux sur l’Internet 433 , l’auteur étudie à la fois les comptes rendus des concepteurs, les ouvrages scientifiques, les revues spécialisées…

Dans le cas du téléphone mobile, les chercheurs du GRIPIC adoptent cette approche à deux reprises. : d’une part, dans leur analyse diachronique des imaginaires communicationnels 434 , et d’autre part, dans leur comparaison synchronique des représentations du fixe et du portable. Ils examinent à la fois le contenu des œuvres littéraires, scientifiques, des productions cinématographiques et des publicités émanant d’acteurs désintéressés à l’insertion sociale du mobile 435 . Voyons brièvement leurs conclusions.

La mise en perspective historique leur permet de constater des ressemblances et des différences. Trois thématiques, bien qu’ayant un mode de traitement divergent, sont considérées comme trans-historiques : l’évanescence (puissance de l’infiniment petit et de l’imperceptible), l’immédiateté (ubiquité et télépathie) et la thaumaturgie (pouvoir magique de l’inventeur et de l’objet technique) 436 . Plusieurs dissemblances sont, en outre, mises en évidence 437 . Les modalités de représentation de l’objet technique varient : présent au début du 20ème siècle, il est, dans les années 2000, représenté par ses usages. De même, la représentation du cadre de fonctionnement, « l’épaisseur de l’invention » importante dans les années 1900 est actuellement absente. Selon le GRIPIC, les « modes de dramatisation de la communication téléphonique » varient aussi à deux niveaux. Premièrement, la conception progressiste de la science et de la technique comme potentiellement capable de révolutionner la condition humaine est omniprésente au début du 20ème siècle par opposition aux discours actuels. Deuxièmement, la valeur de référence passe du confort permis par la technique à la mise en scène de la performance des usagers. Enfin, le rapport du GRIPIC souligne que la conception des relations entre la société et les machines à communiquer s’est aussi modifiée : l’approche universaliste et collectiviste de l’objet a laissé place à des représentations centrées sur l’appropriation personnelle et individuelle. En résumé, « loin de prêter à une scénographie sociale, les nouveaux outils de télécommunication de la fin du 19èmesiècle sont dotés dans les textes qui les évoquent d’une dimension métaphysique. Le discours sur la machine fait réfléchir à ce qu’est l’homme, et conduit à explorer les limites de l’humanité. Par contraste, le téléphone mobile d’aujourd’hui apparaît exclusivement ancré dans une pensée du social. L’invention est indifférente, et les ressorts de la machine immatériels. D’une certaine façon, la technologie contemporaine est toujours déjà là » 438 .

L’analyse diachronique des représentations du téléphone fixe/mobile leur permet de souligner d’une part la récurrence de l’imagerie véhiculée dans les discours médiatiques : « Même dans les annonces qui ne sont pas directement concernées par la promotion de l’objet, les tendances de son traitement et les valeurs dont il est porteur restent étonnament fidèles à l’imaginaire "officiel" : le mobile est d’abord une manifestation du progrès technologique, il est un accessoire de la personne, il est lié à des valeurs d’accessibilité, d’individualisme, de facilité et de liberté » 439 . Un certain nombre de valeurs, d’images semblent donc se cristalliser autour du téléphone mobile. D’autre part, cette étude permet au GRIPIC de relever des dissemblances dans les modalités de représentation du mobile face au fixe. L’une d’entre elles nous paraît primordiale ; elle concerne la relation entre les correspondants. Des productions discursives étudiées, les chercheurs concluent que la représentation du fixe est un moyen pour signifier des lieux alors que la communication mobile permet de mettre en scène une relation entre deux personnages 440  : par métonymie, le téléphone fixe renvoie au lieu tandis que le mobile est conçu comme le symbole du « réseau relationnel », du « potentiel communicationnel » d’une personne.

L’étude des discours sur le mobile comme supports d’imaginaires est donc particulièrement riche. Elle permet de questionner l’identité du portable, de repérer les images et valeurs associées à cet objet technique. De surcroît, la richesse des conclusions obtenues est vraisemblablement sous-tendue par l’adoption d’un regard comparatif. Repérer les récurrences, les divergences, les évolutions permet de comprendre les principes des associations imagées et plus largement la construction des significations sociales.

Notes
433.

Voir P. Flichy, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001, 272 p.

434.

Ils comparent les représentations des objets communicationnels (télécommunications) des années 1900 et celles du mobile dans les années 2000.

435.

Ils font, en effet, le choix de ne pas étudier les publicités des opérateurs et des constructeurs. Pour eux, la publicité est un lieu d’expression de stéréotypes permettant de repérer les représentations sociales autour du mobile.

436.

GRIPIC/CELSA, op. cit., pp. 82-85.

437.

Ibid., pp. 85-95.

438.

Ibid., p. 97.

439.

Ibid., p. 34.

440.

« Mais en devenant mobile, le téléphone perd en puissance descriptive de l’objet. Il n’est plus possible de définir le personnage à partir du lieu où se déroulent ses communications. L’effet sur la construction de l’univers fictif est même exactement inverse : le mobile permet de construire le lieu à partir du personnage » (GRIPIC/CELSA, op. cit., p. 65).