Lors d’un questionnement sur les usages sociaux, deux instances de productions discursives sont principalement convoquées : les usagers et les médias.
Les discours des usagers sont souvent appréhendés dans cette logique. Toutefois, deux remarques s’imposent : l’une sur le statut du discours des usagers et l’autre sur les divergences de posture des analystes.
Tout d’abord, pouvons-nous vraiment considérer les propos tenus par les usagers comme des discours d’accompagnement d’une technique ? Certes, nous avons pu entrevoir dans le chapitre précédent le rôle fondamental des leaders d’opinion et l’importance des traductions dans l’insertion sociale des objets techniques. Néanmoins, est-ce que tous les énoncés ayant pour thématique le téléphone mobile, ses usages, son fonctionnement peuvent être appréhendés comme des discours d’accompagnement ? Ou au contraire est-ce l’intérêt de l’instance de production, ses intentions, qui introduisent une distinction dans le statut de ces discours ? Comme nous l’avons déjà évoqué, notre conception est proche de celle de P. Breton. Dès lors, si les discours des usagers assurent des fonctions similaires à celles des discours d’accompagnement et sont empreints de la même idéologie, ils ne peuvent pas être assimilés à ces discours. La raison n’en est pas tant l’intentionnalité que les modalités de diffusion. La différence tient, à notre avis, au fait que ces discours ne sont pas prononcés dans l’espace public. Cela dit, nous considérons aussi qu’une interrogation sur les usages sociaux du mobile réclame bel et bien une étude des discours des usagers.
Ensuite, nous pouvons distinguer deux postures face aux productions discursives que l’analyse sollicite auprès des usagers 441 . Soit les énoncés sont considérés comme reflétant des pratiques quotidiennes. Cette position est notamment celle adoptée par F. Jauréguiberry et G. Gaglio ; tous deux s’appuient sur les déclarations des usagers pour identifier et décrire les usages du mobile. Soit les propos tenus sont appréhendés comme exprimant et véhiculant des représentations sociales de l’objet technique. Cette approche se retrouve notamment dans les travaux de J. Jouët : « Les discours sur les technologies de communication tenus par les usagers mettent à jour leurs représentations qui contribuent à l’inscription sociale de ces outils » 442 . Dans ce cas, les discours des usagers ne sont pas considérés comme une retranscription fidèle de leurs usages. Ce type d’analyse conduit par ailleurs souvent à constater des contradictions, des ambivalences entre les discours et les usages 443 . Cette seconde approche permet de mieux cerner la complexité de la pratique et son caractère dynamique. Rappelons que selon J. Jouët, les pratiques des TIC revêtent, en effet, une triple dimension : l’usage, l’expérience communicationnelle et les représentations sociales. Or l’intérêt du modèle proposé par la sociologue est justement d’essayer de penser les relations entre l’idéologie des discours d’accompagnement, les rapports concrets à l’objet et les énoncés des usagers : « Aussi les représentations se ressourcent-elles à un ensemble de croyances et de valeurs qui articulent les pratiques. Mais les représentations se construisent aussi dans la confrontation à la technique, dans l’usage concret des outils de communication. Les discours des usagers traduisent ainsi les représentations, liées à l’expérience communicationnelle propre des individus, qui inscrivent les objets dans la pratique » 444 . Les représentations de l’usager sont donc constitutives de sa pratique et du sens qu’il lui donne. Elles se positionnent par rapport aux valeurs ambiantes, aux imaginaires et s’en nourrissent. Elles s’appuient aussi sur sa confrontation avec l’objet. Néanmoins, elles ne se confondent pas avec son usage.
Le travail du GRIPIC nous semble aussi adopter cette logique. Il confirme les intuitions de J. Jouët dans le cas précis du téléphone mobile. Il montre la présence de thèmes transversaux dans les discours d’accompagnement et les énoncés des usagers : la joignabilité et la civilité. Ces deux thématiques sont évaluées positivement ou négativement dans les discours : le mobile est ainsi présenté tour à tour comme une menace pour le lien social ou un outil facilitant la gestion des relations, comme aliénant ou libérant des contraintes, etc. Or l’observation des pratiques et l’analyse du contenu de certains discours montrent au contraire la présence de normes d’usages, de ruses, de tactiques de la part des usagers. Finalement le mobile apparaît comme « un outil profondément ambivalent : un outil porteur d’une promesse ou d’une menace (la "joignabilité"), que la réalité des pratiques n’annule pas, alors même qu’elle ne cesse de les déjouer » 445 .
Les discours des usagers sur le mobile et leurs pratiques qui sont soumis à l’analyse résultent d’entretiens ou de questionnaires administrés par les chercheurs.
J. Jouët, Pratiques de communication et changement social, HDR de SIC, Grenoble, Université Grenoble 3, 1992, p. 34.
C’est notamment le cas dans l’étude du GRIPIC. Toutefois une telle approche demande de combiner plusieurs méthodologies d’enquête : observation et entretien.
J. Jouët, op. cit., p. 35.
GRIPIC/CELSA, op. cit., p. 41.