Les travaux sur l’insertion sociale des objets techniques relèvent l’importance du facteur temps dans ce processus. C’est cet élément que nous voulons prendre en considération dans notre étude des représentations du téléphone mobile. Si, en effet, la dimension symbolique d’un objet technique contemporain est fondamentale, si elle joue un rôle dans son processus d’insertion sociale, alors nous devons la penser diachroniquement. En d’autres termes, l’insertion sociale d’un objet technique étant un processus, ses représentations doivent aussi être envisagées dans une perspective dynamique. Plusieurs études ont déjà adopté et relevé cette particularité. C’est notamment l’attitude de P. Flichy dans son approche des imaginaires d’Internet. Il envisage les imaginaires techniques dans une logique évolutive. Il considère que nous assistons, d’une production discursive à l’autre, à des reformulations, des traductions d’imaginaires. A propos des discours médiatiques, il écrit : « contrairement à ce que l’on croit parfois, il ne s’agit pas d’un simple discours publicitaire, d’un discours d’accompagnement de la diffusion, mais plutôt d’une reformulation de l’imaginaire de la phase précédente. L’intelligentsia digitale qui produit ce nouveau discours a déjà une pratique et une bonne connaissance de l’Internet. Elle ne va donc pas inventer un nouvel imaginaire mais vulgariser celui de la phase initiale de conception » 589 . La perspective de P. Flichy va donc bien dans le sens d’une vision dynamique des imaginaires et des représentations socio-techniques. Toutefois, son étude de la dimension symbolique reste, à notre avis, trop axée sur les phases de conception et les débuts de la diffusion. Nous retrouvons ainsi une limite déjà énoncée au sujet des travaux sur l’insertion sociale des objets techniques. De même que l’objet technique deviendrait lors de sa diffusion une boîte noire qui n’évolue plus, les imaginaires et représentations socio-techniques dans cette perspective, se figeraient jusqu’à une nouvelle rupture. Nous souhaitons au contraire interroger la mobilité, le dynamisme des représentations socio-techniques dans une temporalité proche de celle de l’appropriation. Nous tenons en effet pour nécessaire de questionner le devenir des représentations socio-techniques au-delà de la période de genèse d’un objet technique contemporain. Assistons-nous à une stabilisation des représentations socio-techniques ? La phase d’incertitude quant aux appropriations de l’objet technique est-elle plus propice aux mythologies ? Le développement des pratiques conduit-il à une modification des imaginaires ? L’imagerie associée au mobile n’est-elle pas dépendante de l’évolution du contexte socio-historique ? Ces questions méritent d’être soulevées. Elles interrogent, en effet, les relations entre la trajectoire sociale des objets techniques contemporains et leurs représentations. Or ces rapports ne peuvent être pensés que diachroniquement. L. Quéré confirme notre intuition : « l’individualité des objets techniques n’émerge pas seulement dans le cadre de leur invention et de leur manipulation pratique. Elle se constitue aussi dans et par le discours, qui, parallèlement aux pratiques qu’ils articulent, affilie, pourrait-on dire, ce qui est, ce qui arrive et ce qui se présente, à des contextes de description socialement disponible » 590 . En d’autres termes, les discours cristallisent la constitution et l’évolution des objets techniques contemporains. Avec le temps, ils en forment une histoire. De fait, temporaliser les imaginaires et les représentations constitue, à notre avis, un enjeu majeur pour une meilleure compréhension de la construction de l’identité des objets techniques contemporains.
Notre objectif consiste donc à confirmer ces hypothèses. Les représentations socio-techniques sont-elles bien dynamiques lors de l’appropriation d’un objet technique contemporain ? Varient-elles au cours de son insertion dans la société ? Sont-elles dépendantes de sa trajectoire sociale ? En somme, est-ce que l’imaginaire technique se modifie au cours du développement des pratiques ? Si non, comment comprendre cette absence de variation ? Est-elle l’expression de l’identité de l’objet technique ? Si oui, comment expliciter ces modifications ? Sont-elles le reflet des pratiques des usagers ?
Afin d’apporter des réponses à ces questions, nous avons décidé de réaliser une étude des représentations du téléphone mobile dans les publicités et les modes d’emploi. En adoptant une approche diachronique, nous tâcherons d’identifier les variants et les invariants dans ces deux discours d’accompagnement puis d’interpréter ces résultats.
P. Flichy, « La place de l’imaginaire dans l’action technique », Réseaux, n° 109, 2001, p 60.
Louis Quéré « Espace public et communication, remarques sur l’hybridation des machines et des valeurs » In P. Chambat (dir.), Communication et lien social, usages des machines à communiquer, actes de colloque, Paris, Ed. Descartes, Ed. Cité des sciences et de l’industrie, 1992, p. 37