3°) Des invariants reflets culturels
S’il est évident que les invariants identifiés sont à la fois liés au genre discursif et à la « nature » de l’objet technique, ces invariants constituent aussi des reflets de la culture contemporaine.
Les représentations transversales du mobile dans les publicités et les modes d’emploi ne sont pas, en effet, sans évoquer les propos de G. Simondon sur notre position culturelle à l’égard des objets techniques
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. Voyons de plus près ces résonances :
- Un premier écho vient de la valorisation de l’objet technique contemporain par son automatisme. Dans les spots publicitaires, le téléphone mobile est mis en scène comme un appareil possédant un fort degré d’automatisme. Il nécessite une faible intervention de l’utilisateur ; il fonctionne seul. Or G. Simondon relève justement la présence d’une confusion culturelle entre le degré d’automatisme d’une machine et son degré de perfectionnement
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. Il précise que le perfectionnement d’une machine repose, contrairement à ce que l’on pense, sur la marge d’indétermination laissée par le fonctionnement de la machine. La valorisation publicitaire du mobile comme objet perfectionné, moderne, car automatique, est seulement possible parce que cette confusion culturelle existe. Ajoutons que de son côté, le mode d’emploi montre au contraire que le téléphone mobile a besoin de l’utilisateur, qu’il est une machine ouverte qui nécessite des réglages. Ainsi, l’image véhiculée dans le manuel devrait être celle d’un appareil perfectionné. Pourtant la nécessaire traduction du fonctionnement en « buts utilisateur » conduit plutôt à produire l’image d’un objet comme « assemblages de matière, dépourvus de vraie signification »
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. En effet, le manuel explicite les étapes à suivre « pour faire » mais il expose rarement « pourquoi ces étapes-là ». Certes, son rôle n’est pas celui d’un mécanologue
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mais cette nécessité de traduire, de découper le fonctionnement en utilisation l’empêche, à notre avis, de pouvoir exprimer pleinement les significations des actions techniques.
- Dans le prolongement de cette première résonance, une deuxième concerne la valorisation du mobile par l’anthropomorphisme. Le discours publicitaire a tendance à animer le mobile, à le rendre vivant, à lui donner en somme l’apparence d’un robot
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. Cette caractéristique de l’imagerie publicitaire constitue un autre reflet de notre conception culturelle de l’objet technique. Selon G. Simondon, le rêve du robot est l’expression d’une idolâtrie de la machine. Sachant que le discours publicitaire vise à créer du désir autour du mobile, la conception du mobile animée comme une image valorisante nous semble aussi sous-tendue par notre culture.
- Enfin, une dernière résonance évidente avec les écrits de G. Simondon concerne la problématique de la traduction de la technique. Dans les deux discours d’accompagnement étudiés, représenter le téléphone mobile, lui donner du sens, passe par une traduction en utilisations, en utilité. En effet, rappelons que dans les publicités, les données sur le fonctionnement du mobile sont quasiment absentes. Dans les manuels, ces données sont présentes – elles structurent même parfois la présentation – mais les modalités d’énonciation les transforment en « buts utilisateur ». Ainsi, d’après notre étude nous retrouvons l’idée défendue par G. Simondon selon laquelle dans notre culture, l’utilisation d’un objet technique est signifiante alors que son fonctionnement est exclu du monde des significations.
Ainsi, les images transversales identifiées constituent-elles un reflet de notre position culturelle à l’égard d’un objet technique comme le téléphone mobile. Nous pouvons par ailleurs considérer que cette attitude est susceptible d’expliquer le phénomène d’illusion/désillusion relevé par M. Legrand. Le passage de la publicité au mode d’emploi ressemble au passage de l’image de la machine idolâtrée à celle de la machine assemblage de matière présentant seulement une utilité. Ces deux attitudes contradictoires sont placées l’une en face de l’autre. De surcroît, le rejet du mode d’emploi, les incompréhensions, les critiques dont il fait l’objet nous paraissent résulter de cette nécessaire traduction mais impossible correspondance entre le sens du fonctionnement et celui de l’usage.
Un autre reflet culturel nous paraît à l’œuvre dans les deux images transversales identifiées : celui de notre conception de la modernité, de la contemporanéité. Dans les spots publicitaires, l’âge des utilisateurs représentés repose sur cette association culturelle, idéologique entre jeunesse et modernité. Dans les modes d’emploi, la supposée connaissance du champ lexical de l’informatique
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ancre également le mobile dans l’époque contemporaine.
Les invariants de représentation du mobile, entre 1996 et 2006, dans les spots publicitaires et les modes d’emploi sont donc le produit du genre discursif, de la « nature » de l’objet technique et de notre culture contemporaine.
Notes
812.
Voir G. Simondon, op. cit.
813.
Voir G. Simondon, op. cit., p. 11.
815.
Cette notion est définie en notes p. 19.
816.
Ce rapprochement entre le mobile et le robot est encore plus explicite dans les spots publicitaires asiatiques de constructeurs que ce travail nous a amenée à visionner.
817.
Voir l’analyse des verbes employés dans les manuels de mobiles, pp. 277-279.