Plusieurs liens se dessinent aussi entre les changements de représentation relevés et l’évolution de l’équipement en France (nombre d’utilisateurs et évolution de leur profil).
Tout d’abord, d’après les études quantitatives, le nombre d’utilisateurs s’est fortement accru entre 1996 et 2006. Rappelons qu’en France, le taux de pénétration avoisine 10% à la fin de l’année 1997, 50% en 2000 et dépasse actuellement les 80% 818 . Cet élargissement du nombre de personnes équipées est susceptible d’expliquer les changements de représentations des compétences de l’utilisateur (savoir et savoir-faire) dans les modes d’emploi. Nous pouvons, en effet, supposer que cet accroissement permet au rédacteur technique d’envisager le développement d’une culture, d’une connaissance à l’égard du téléphone mobile. Les consommateurs/utilisateurs sont susceptibles d’avoir déjà possédé un mobile ou pu, tout au moins, observer des utilisations et des utilisateurs dans leur vie quotidienne. Ils ont donc potentiellement acquis des compétences à l’égard de cet objet technique (le rédacteur aussi).
Ensuite, les études statistiques indiquent qu’à la fin des années 90, les principaux utilisateurs étaient des commerçants, des artisans et des cadres. Les utilisations étaient principalement professionnelles 819 . D’autres catégories sociales se sont par la suite équipées. Le nombre d’étudiants s’est fortement accru entre 1999 et 2001. Dès cette période, l’acquisition d’un portable ne répond donc plus uniquement à un impératif professionnel. Cette évolution n’est pas sans évoquer les changements d’imagerie constatés dans les spots publicitaires. Trois glissements peuvent y être reliés :
Ces modifications vont toutes les trois dans le sens d’une baisse de l’association des images du mobile à l’univers professionnel. Concernant la mise en scène d’utilisatrices, précisons que nous nous appuyons ici sur le postulat suivant : dans l’imaginaire collectif, le monde du travail est un monde d’hommes.
L’amoindrissement de l’inscription du mobile dans l’univers professionnel, dès la fin des années 90, peut donc être « apparenté » aux modifications des caractéristiques du parc d’abonnés. Malheureusement, encore une fois, nous ne pouvons pas hiérarchiser ce « lien de parenté ». D’après nos dates, nous serions tentée d’attribuer la « paternité » de cette modification au contexte (évolution de la répartition statistique dès 1999 et modification des spots principalement en 2000-2001). Mais les données dont nous disposons sont trop parcellaires (nombre de spots, données statistiques annuelles) pour valider cette hypothèse. Ces deux phénomènes nous paraissent, de surcroît, encore une fois entremêlés. Sachant que les services marketing des constructeurs recueillent régulièrement des informations sur le marché des mobiles, relever cet entrelacement est, somme toute, logique.
En outre, en observant la répartition générationnelle des utilisateurs dans les études statistiques et dans les spots publicitaires, un autre rapprochement est envisageable. Rappelons que, d’après les études des instituts de sondages, les individus de la tranche d’âge 15-25 ans deviennent les plus équipés entre les années 1999 et 2001 823 . Or notre observation des spots publicitaires indique l’avènement de la mise en scène d’individus de 18-24 ans au cours de l’année 2000, et plus globalement un rajeunissement des utilisateurs représentés à partir de cette date. L’âge des utilisateurs mis en scène semble donc relatif à celui des individus équipés.
Enfin, au cours de la période étudiée, le développement des pratiques, l’émergence d’usages sociaux 824 du téléphone mobile 825 , montrent des similitudes avec des variations de mise en scène.
Toutefois, mettre en évidence ces relations, ces correspondances, ne doit pas laisser croire que les variations des discours d’accompagnement reflètent avec exactitude l’évolution des caractéristiques des utilisateurs et le développement des pratiques du téléphone mobile. Rappelons déjà que les individus les plus équipés depuis 2000 sont les 18-24 ans. Or, dans les spots analysés, les utilisateurs les plus représentés sont des trentenaires. De plus, l’augmentation du taux de pénétration indique que les caractéristiques des possesseurs de mobiles se rapprochent de plus en plus des caractéristiques de la population générale. Or, dans le discours publicitaire, nous n’assistons pas à une diversification des utilisateurs représentés mais plutôt à une stabilisation de figures de référence (le sportif, la fashion victim, le cadre nomade et le jeune urbain). De même, les classifications et la présentation des fonctions/utilisations dans les modes d’emploi ne reposent pas exclusivement sur les fréquences des utilisations observables. Certaines fonctions/utilisations rares ou occasionnelles sont mises en scène comme des fonctions évoluées 830 et réciproquement 831 . Relever ces divergences corrobore l’idée défendue par T. Vedel d’une production discursive visant à développer des usages en fonction des intérêts commerciaux et financiers des équipementiers 832 . Mettre en scène des utilisations rares, différentes des pratiques, permet de les légitimer, voire de les valoriser, et donc indirectement de les prescrire. Ces choix de mise en scène répondent donc aussi, à notre avis, à une stratégie symbolique d’accompagnement.
Finalement, plusieurs hypothèses de liens peuvent être formulées entre d’une part, les transformations des représentations du cadre d’utilisation du mobile, et d’autre part, l’évolution des caractéristiques des individus équipés et le développement des pratiques. Toutefois, si des liens sont envisageables, l’évolution de l’imagerie dépend aussi de la stratégie discursive des équipementiers. Ainsi, l’évolution des représentations dans les publicités et les modes d’emploi, tend à montrer une tension permanente entre les souhaits des offreurs et les pratiques effectives des usagers (une « réalité » que les offreurs n’ont pas ignoré et ne peuvent pas négliger).
Source ART [on line] http://www.art-telecom.com/. Voir « Les données quantitatives de la diffusion du téléphone mobile en France » pp. 92-97.
Voir « Une évolution de la répartition socioprofessionnelle », p. 98.
Voir « Le changement de sphère d’applications », p. 253
Voir « Utilisateur et genre : des femmes plus présentes », p. 255.
Voir « Evolution des critères d’identification et imposition de figures de référence », p. 254.
Voir « Le mobile et les générations », p. 100.
Rappelons que nous employons la notion d’usages sociaux au sens où l’entendent J.-G. Lacroix, B. Miège, et G. Tremblay, c’est à dire comme « des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment de récurrence et sous la forme d’habitudes suffisamment intégrées dans la quotidienneté pour s’insérer et s’imposer dans l’éventail des pratiques culturelles préexistantes, se reproduire et éventuellement résister en tant que pratiques spécifiques à d’autres pratiques concurrentes ou connexes ». In, J.-G. Lacroix, B. Miège, et G. Tremblay, op. cit.
Sur les usages sociaux spécifiques au téléphone mobile, voir GRIPIC/CELSA, op. cit.
Voir « Le mobile et les générations », p. 100.
Voir G. Gaglio, « La pratique du SMS : analyse d'un comportement de consommation en tant que phénomène social », Consommations et sociétés, 2004, n° 4, [on line] http://www.consommations-societes.net.
Voir « Les changements de classification des utilisations : une évolution de l’imagerie véhiculée » p. 313.
Voir GRIPIC/CELSA, op. cit.
Exemple dans le manuel du Sony Ericsson T610 : fonction/utilisation e-mail
Exemple dans le manuel du Sony EricssonT610 : fonction/utilisation réveil
In T. Vedel, art. cit., p. 14. Voir citation p. 129.