Conclusion générale

« L’homme descend du signe. Il vit non parmi les choses, mais dans une « forêt de symboles » où les représentations (pas seulement verbales) composent sous son regard un ordre familier. Cet empire des signes, qui double notre monde naturel d’une sémiosphère, est celui de la culture en général, ensemble de représentations et de conduites par lesquelles nous enveloppons, nous corrigeons et maîtrisons la nature »
D. Bougnoux, Textes essentiels Sciences de l’Information et de la Communication

Au terme de ce travail, il convient de dresser un bilan des résultats obtenus face à ceux escomptés, de confronter nos observations à nos hypothèses de départ. Rappelons que l’objet de notre problématique visait à une meilleure compréhension des relations entre les représentations socio-techniques dans les discours d’accompagnement et l’insertion sociale des objets techniques contemporains. Cet objectif nous semble capital et pourtant, admettons, à l’issue de cette recherche, combien il est difficile de caractériser ces rapports au vu de la complexité des processus impliqués et de l’infinité de paramètres entrant dans la constitution de ces relations.

Notre travail a cherché à apporter des réponses à ce questionnement à partir d’une étude de cas. Précisons que les résultats de notre analyse ont de fait surtout un statut exploratoire ; ils sont dépendants des caractéristiques du corpus étudié (objet technique choisi, taille du corpus, dates, nature et statut des producteurs…). Plutôt que d’apporter des réponses facilement généralisables, cette analyse nous a permis d’émettre de nouvelles hypothèses (l’imposition de figures de référence imaginaires des utilisateurs de mobiles dans les spots publicitaires par exemple ou le rôle de la culture informatique dans les modes d’emploi des objets techniques contemporains). Celles-ci réclament d’être explorées davantage à l’aide d’analyses complémentaires.

Une autre limite de ce travail renvoie à notre mode de sélection des manuels d’utilisation à partir de la chronologie des spots publicitaires. Le principal inconvénient de ce choix est d’avoir restreint la profondeur de notre analyse de ces documents techniques. En revanche, ce choix a eu, à notre avis, un avantage ; il nous a permis de mettre en évidence que les changements opérés dans les manuels d’utilisation et ceux constatés dans les spots publicitaires ne reposent pas sur les mêmes temporalités.

Ajoutons enfin que travailler sur un objet en devenir ne simplifie pas la tâche de l’analyste. Tout au long de notre travail, la trajectoire sociale du mobile (entre autres, les parts de marché des constructeurs (par exemple le changement de position de Samsung), le taux de pénétration, les logiques d’usage…) a continué d’évoluer. Nous pouvons d’ailleurs supposer que les représentations socio-techniques du mobile dans les spots publicitaires et les modes d’emploi ne sont plus aujourd’hui celles que nous avons identifiées hier. Cela dit, ce choix nous a permis d’effectuer un travail de veille nécessaire au vu des modalités d’archivage des documents à analyser. De plus, il nous a préservé d’un regard prédéterminé à l’égard de l’imagerie du mobile puisqu’elle a continué de se modifier tout au long de cette étude.

Suite à cette exposition des principales limites de notre recherche, revenons sur nos hypothèses de départ. Notre première hypothèse concernait le rôle des discours d’accompagnement dans l’insertion sociale des objets techniques contemporains. Nous supposions que ce rôle se jouait dans l’attribution de sens, de significations. Cette hypothèse s’est confirmée en convoquant plusieurs propositions théoriques. Nous avons relevé l’importance de la dimension symbolique des objets techniques dans les relations entretenues avec ces objets (tant au niveau de la conception que de l’usage) ainsi que la participation des discours d’accompagnement dans la construction et l’expression de cette dimension. C’est donc bien au niveau symbolique que ces productions discursives jouent un rôle.

Nous considérions que cette hypothèse était applicable aux publicités et aux modes d’emploi de téléphone mobile. Nous avons, en effet, montré les correspondances entre ce cas et les notions employées. Nous avons souligné que ces deux discours mettaient en scène le mobile, des usages, des usagers en fonction de leurs propriétés discursives. Effectivement, ils prescrivent des utilisations et véhiculent des significations d’usage. Bien que notre objectif de recherche ne consistât nullement à évaluer l’impact de ces productions discursives auprès des usagers et des non usagers, précisons tout de même que notre travail nous a également amenée à insister sur l’autonomie des usagers face à ces discours. Ces derniers participent à l’insertion sociale mais ne la déterminent pas.

Notre deuxième hypothèse concernait l’influence du développement des pratiques dans l’évolution des représentations socio-techniques du téléphone mobile dans les publicités et les modes d’emploi. Cette hypothèse n’a pas pu être confirmée. Nous avons certes mis au jour des évolutions de représentation du mobile dans ces deux genres discursifs. Toutefois, expliciter ces changements ne peut se résumer au rôle des pratiques ; le développement des pratiques n’est pas l’unique facteur explicatif de ces changements. D’autres facteurs participent aux évolutions relevées. Plusieurs correspondances ont été évoquées.

Face à notre hypothèse générale, à l’issue de ce travail, nous considérons donc que les imaginaires effectivement se modifient mais que ce qui est dit sur un objet dépend – pour reprendre les propos de L. Quéré – « des contextes de description socialement disponibles ». En d’autres termes, le développement des pratiques ne peut expliquer à lui seul les formes prises par les imaginaires socio-techniques.

Ce travail nous a, en outre, permis d’envisager des explications auxquelles nous n’avions pas songé. Au cours de notre « état de l’art », nous avons présenté plusieurs travaux postulant une stabilisation des imaginaires socio-techniques après une période de foisonnement et de controverses 837 . D’après ces travaux, cette stabilisation de l’imagerie s’effectue lors de la diffusion et au cours de l’appropriation. Notre analyse nous a effectivement permis de constater des stabilisations lexicales (désignation de l’objet technique) et de l’imagerie (imposition de figures de référence). Toutefois, elle a aussi mis en évidence la présence d’évolutions, de variations postérieures à cette période. Les invariants relevés sont, quant à eux, surtout dépendant des contraintes discursives et de notre culture (conception culturelle de la technique, de la modernité, de la communication). Dès lors, la stabilisation de l’imagerie au cours de la diffusion ne semble que partielle ou relative. En d’autres termes, notre travail indique que les images associées à un objet technique continuent d’être inscrites dans un processus dynamique. La stabilisation de l’imaginaire comme celle des pratiques doit être pensée sur un temps long. Mais cette relativisation réclame pour se confirmer d’élargir la période étudiée. Nous devons, pour confirmer cette hypothèse, observer les variations antérieures (elles sont peut-être plus nombreuses) et postérieures (la stabilisation peut être plus évidente par la suite).

Un deuxième apport de notre étude est, à notre avis, d’avoir souligné le poids des propriétés discursives et des stratégies des offreurs dans la construction des représentations socio-techniques du mobile. Les images véhiculées dépendent plus des logiques de l’offre que des logiques d’usage. La relation face à ces discours est asymétrique.

Notre troisième apport est relatif aux approches de certains discours sur les TIC, principalement les publicités, comme support de l’idéologie de la communication. A l’issue de ce travail, nous pensons nécessaire d’élargir cette conception en intégrant le rôle de notre vision culturelle de la technique et de la modernité à l’instar du travail de L. Sfez dans Technique et idéologie.

Enfin, nous espérons avoir contribué à montrer qu’une étude ne cherchant pas à évaluer les publicités et les modes d’emploi était aussi signifiante. Ne pas rejeter ces discours mais les appréhender comme des passerelles entre les offreurs et les usagers induit des questionnements sur la construction de l’identité des objets techniques. Nous espérons par ailleurs avoir indiqué combien la tâche des rédacteurs techniques était difficile et soulevait des questions essentielles sur nos relations aux objets techniques contemporains.

Pour conclure, ce travail possède des limites dont nous sommes consciente. Nous l’appréhendons donc comme une étape nous ayant permis de confirmer (et d’infirmer) certaines de nos intuitions mais soulevant de nouveaux questionnements. Quatre axes nous paraissent pertinents pour approfondir ce travail :

Notes
837.

C’est, entre autres, la position défendue par P. Flichy et P. Musso. Voir p. 81, 58 et 183.