En utilisant le concept de Révolution industrielle, économistes et historiens suggèrent que les transformations qui en découlent, sont rapides, violentes et bouleversantes, sous l’impulsion d’avancées technologiques 3 . Grâce à une série d’inventions touchant notamment l’industrie cotonnière (la navette volante, le water frame, la mule jenny par exemple), la Grande-Bretagne entame son industrialisation dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce secteur d’activité est ainsi le premier à entrer dans l’ère du machinisme avec la mécanisation, dans un premier temps, de la filature et du tissage, suivis plus tardivement par le développement de l’impression sur étoffes. En France, l’essor de l’industrie cotonnière suit une trajectoire différente. Elle prend son envol grâce à l’indiennage 4 : l’Alsace 5 , la Normandie 6 , la région parisienne 7 , la région lyonnaise 8 , le Midi 9 et l’Ouest du pays 10 adoptent précocement l’indiennage et l’organisation du travail dans des proto-fabriques. Mais il faut attendre la première moitié du XIXe siècle pour assister à la mécanisation de l’indiennage, avec l’impression au rouleau et la perrotine 11 . Dès la Révolution et l’Empire, la filature et le tissage de coton connaissent à leur tour un formidable développement, grâce à la construction de fabriques et à la dispersion de métiers manuels dans les campagnes 12 . La mécanisation gagne rapidement l’industrie lainière 13 . Au contraire, l’industrie de la soie reste à l’écart de ce vaste mouvement de modernisation au moins jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, comme d’ailleurs celles du chanvre et du lin 14 . Les premières recherches ont donc privilégié l’étude des mutations pré-industrielles et industrielles ainsi que l’expansion de l’industrie textile, délaissant les branches stagnantes et traditionnelles 15 . Sans remettre en cause le concept de révolution industrielle, Rostow propose un modèle du take-off qui s’inscrit dans la succession de plusieurs phases, avec des secteurs moteurs comme l’industrie cotonnière 16 . Selon la chronologie élaborée par Rostow, la France engage son décollage industriel avec une cinquantaine d’années de retard par rapport à l’Angleterre, vers 1820-1840. François Crouzet et Maurice Lévy-Leboyer expliquent ce décrochage par l’impact désastreux de la Révolution et du Blocus continental sur l’économie française 17 . Jean Marczewski fait part de son scepticisme quant à la réalité d’un take-off en France dont il peine à identifier la chronologie 18 . Grâce à l’avance acquise sur le plan technologique, les Anglais sont en mesure de diffuser leur savoir au reste de l’Europe au XIXe siècle 19 . La France et les autres nations du continent en sont réduites au statut de « pays suiveurs ».
Des voix se font entendre pour montrer que l’industrialisation ne s’inscrit pas dans un processus linéaire 20 , dominé par l’Angleterre, mais dans un ensemble complexe, avec des phases de croissance et de crises, des succès et des échecs… Depuis les années 1970, l’historiographie insiste davantage sur la grande diversité de cheminements dans les processus d’industrialisation. Le modèle anglais de la Révolution industrielle a laissé la place aux « voies multiples de l’industrialisation » 21 . Constatant de fortes divergences entre la voie anglaise, élaborée par Manthoux 22 au début du XXe siècle, et les pays suiveurs du continent européen, Peter Mathias suggère dès 1972 d’abandonner l’idée d’un soi-disant modèle anglais 23 . Il semble même que la mécanisation anglaise ait été moins rapide et moins généralisée que ce qui a été annoncé. Dans ses pas, O’Brien et Keyder 24 rejettent l’idée d’un retard français et montrent que la France et l’Angleterre ont adopté des voies différentes d’industrialisation. En effet, plusieurs régions françaises ont fait le choix d’une « industrialisation douce » 25 , adoptant volontiers l’énergie hydraulique et pratiquant un essaimage des ateliers dans les campagnes. L’existence d’une main d’œuvre abondante et bon marché en France ne stimule pas la mécanisation et encourage le maintien de structures productives dispersées 26 . Finalement, les historiens en sont venus à abandonner l’idée d’une révolution industrielle pour la France, au profit d’une « évolution très lente et très progressive » 27 .
L’un des premiers à remettre en cause la vision linéaire de la révolution industrielle est Franklin Mendels, lorsqu’il avance le concept de proto-industrialisation, pour expliquer le passage d’une société agraire à une société industrielle moderne 28 . Un quart de siècle avant lui, Pierre Léon avait déjà noté l’existence d’une « nébuleuse » toilière en Bas-Dauphiné 29 . Le débat suscité par ses propositions ouvre de nouvelles perspectives : le développement proto-industriel de certaines régions rurales n’aboutit pas pour autant à leur industrialisation. En revanche, toutes les régions européennes qui s’industrialisent au XIXe siècle ont connu une phase initiale de proto-industrialisation 30 . Le rouet de bois est par conséquent un instrument largement répandu dans les chaumières des régions textiles européennes. L’industrie cotonnière, longtemps présentée comme l’archétype de la révolution industrielle, n’a pas échappé à une « diffusion rurale », hors de la ville et de la fabrique 31 . Dans son sillon, Mendels stimule la (re)découverte des industries rurales en France, pourtant déjà connues depuis les travaux de Tarlé 32 et de Dornic 33 . Rapidement, le schéma de Mendels est enrichi par l’approche démographique des historiens allemands 34 . La diffusion de l’industrie à la campagne au XVIIIe siècle s’accompagne souvent d’un maintien de certaines activités en ville, comme la teinture ou l’élaboration des toiles de qualité. Mais rapidement, on reconnaît la supériorité des manufactures concentrées. On assiste donc à cette « pluralité des mondes industriels », chère à Gérard Gayot 35 , grâce à la coexistence du tissage manuel à domicile, avec le tissage manuel et mécanique en fabrique, tant en milieu urbain que rural.
Depuis plus d’une décennie, les historiens se sont lancés avec succès dans l’étude des marchés et des produits comme déterminants principaux de l’industrialisation 36 : l’essor proto-industriel et industriel de certaines régions repose sur la haute qualité des produits proposés à la clientèle, tandis que d’autres rivalisent d’ingéniosité pour imiter, copier et falsifier les meilleures étoffes.
À la fin de l’Ancien Régime, l’industrie textile française représente entre un tiers et 42% de la valeur ajoutée totale du secteur industriel, loin devant l’alimentation et le bâtiment 37 . Parmi les différentes branches de l’industrie textile, le coton et la laine ont davantage attiré les recherches jusqu’à présent, car ayant connu une mécanisation précoce en regard de la soie et surtout du chanvre. L’industrie cotonnière a longtemps été présentée comme le secteur moteur de la révolution industrielle.
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