Une histoire sociale fine.

« Pas l’homme, pas l’homme encore une fois ; les sociétés humaines, les groupes organisés, voilà l’objet de l’histoire » 105 . Citant son ami Lucien Febvre, Labrousse et ses coreligionnaires cherchent à identifier des groupes homogènes et à repérer des régularités, pour mieux rejeter l’approche individuelle et biographique. Autour de Charles-Ernest Labrousse puis de sa disciple, Adeline Daumard, s’élabore une histoire sociale de groupes et de classes, selon des catégories artificielles et prédéfinies, regroupant parfois dans un même ensemble des individus n’ayant aucune relation entre eux. Fidèles à Simiand, ils rejettent l’unique et l’accidentel au profit de l’étude d’éléments répétitifs, de régularités, de séries 106 .

Progressivement, les historiens délaissent cette macro-histoire sociale au profit d’une micro-histoire sociale, élaborée pour combler « les insuffisances de l’Ecole labroussienne » 107 . Dès les années 1970, « une histoire au ras du sol » 108 s’affirme, d’abord en Italie avec la microstoria, puis en France, qui accorde la première place au nom 109 , aux individus, à leurs stratégies. Plus que jamais, la biographie 110 , les histoires de vies et de carrières, jadis tant décriées, fondent une histoire sociale fine avec la recherche d’acteurs sociaux et de réseaux de relations. Clans, clientèles 111 , lignages, parentèles constituent des réseaux de relations qui associent des individus de classes différentes 112 . Comme l’a montré Gribaudi à propos des ouvriers turinois 113 , la reconstitution de carrières et de trajectoires individuelles affranchit l’historien des préjugés qu’il a sur l’homogénéité supposée d’un groupe social. Au contraire, cette méthode permet de saisir la diversité des parcours.

Les méthodes de l’histoire sociale, telles que les a définies Adeline Daumard 114 depuis les années 1960, ne suffisent plus aujourd’hui 115  : à une approche essentiellement quantitative, toujours nécessaire, il convient d’associer une approche plus qualitative, reposant sur des sources moins sérielles. L’objectif est de reconstituer des parcours de vie et des trajectoires sur des personnes identifiées par un statut socioprofessionnel 116 , les façonniers, en relation avec le groupe des fabricants de soieries, puisque les premiers tirent leur raison d’être de leurs donneurs d’ordres lyonnais. Pourtant, l’analyse de Daumard, fondée sur la notion de hiérarchie sociale, conserve tout son intérêt et son sens pour l’étude d’une société française au XIXe siècle très inégalitaire. Peut-être faut-il alors réinventer cette idée de hiérarchie ?

La prosopographie 117 est l’un des moyens utilisés pour contourner cette difficulté, par la recherche d’informations à partir des multiples critères. La prosopographie entreprise ici permet de cerner les contours du groupe des principaux façonniers du Bas-Dauphiné, grâce aux différents parcours de vie reconstitués. Leurs différents attributs – niveau de fortune, profession du père, lieu de naissance, fonctions politiques par exemple – forment le premier niveau de l’étude, pour aboutir à l’esquisse de l’identité du groupe des principaux façonniers. Les recherches sur le milieu des fabricants lyonnais s’insèrent dans cette logique de définition de l’identité des sous-traitants, afin de mieux cerner « leur capacité d’intervention » 118 .

D’emblée, s’est posée la question des limites du corpus prosopographique. Fallait-il procéder à une étude exhaustive des façonniers ou bien construire un échantillon 119  ? En l’absence de rapports annuels destinés à des actionnaires 120 , de dictionnaires biographiques, d’annuaires professionnels ou de dossiers de carrières (ou de retraite) 121 les concernant, cela supposait une longue et minutieuse recherche pour rassembler des pièces sur eux. Autre difficulté à surmonter, il n’existe pas à ma connaissance de liste exhaustive et nominative des façonniers, tel l’armorial de Réverend pour la noblesse impériale 122 , pour servir de point de départ à la constitution d’un échantillon représentatif ou pour réaliser des notices sur tous les façonniers. L’inventaire dressé par Muzy 123 , à l’extrême fin du XIXe siècle, ignore les patrons retirés des affaires ou faillis au profit d’un état des industries à une date fixe. Quant à construire notre propre liste, l’opération n’a rien d’insurmontable, si ce n’est les risques d’oublis : combien de façonniers n’ont exercé leur activité que quelques mois ou quelques années sans laisser de trace dans les archives ? Que faire de cette liste nominative ? Des façonniers comme Berthaud, à Moirans , ou Mugnier , à Chimilin , restent pour nous des inconnus. Le risque est alors de se lancer dans une histoire quantitative où la ligne des « sans réponse » rassemblerait plus du tiers, voire la moitié, du corpus, ôtant ainsi tout sens aux résultats. Partant de ce postulat, il est impossible de construire un échantillon représentatif 124 . Deux groupes ont été constitués : les façonniers ayant au moins une centaine 125 de métiers à tisser (« les principaux façonniers ») et les petits façonniers, dont l’équipement est inférieur à ce seuil. Pour le premier groupe, nous avons pu mener une étude prosopographique, car les sources sont un peu plus abondantes. Pour le second groupe, cela n’a pas été possible, néanmoins les informations les concernant ont été collectées 126 . Comme pour le dictionnaire des patrons du Second Empire en cours de publication, nous avons retenu un seuil quantitatif, le nombre de métiers à tisser ou d’ouvriers (car il sert de référence dans les sources publiques 127 ) plutôt que le chiffre d’affaires (rarement connu) ou la fortune 128 .

En l’absence de dictionnaires biographiques sur les grandes figures économiques du Bas-Dauphiné 129 ou de dossiers personnels utilisés dans les études sur les employés 130 ou les fonctionnaires, la reconstitution des carrières des façonniers en soieries nous pousse à solliciter les sources classiques de l’histoire sociale, au premier rang desquelles l’Enregistrement 131 et les actes notariés 132 . Adeline Daumard 133 a montré le potentiel archivistique de ces deux sources. Pourtant, elle a aussi démontré leurs limites : la fortune est un élément non exclusif pour définir les hiérarchies sociales, à laquelle il convient d’associer d’autres critères 134 . Il y a aussi « l’aridité d’une histoire sociale purement quantitative » 135 . Comme les actes d’état civil et les actes notariés, les archives de l’Enregistrement sont consultables au-delà d’un délai de cent ans. Pour constituer des biographies à partir de l’Enregistrement, il existe un cimetière pour chaque bureau, constitué d’une fiche par individu ayant fait enregistrer un acte, après 1865. Sur chaque fiche, figurent le nom et le prénom (avec des orthographes incertaines) ainsi que le numéro de registre dans lequel sont répertoriés tous les actes enregistrés au nom de l’individu, qu’il s’agisse des actes notariés (actes de notoriété, de vente, de société, de location, inventaires…) ou des mutations par décès.

À partir du cimetière, il est possible de se lancer dans une recherche raisonnée des actes notariés propres à l’individu étudié. En revanche, pour la période antérieure, un dépouillement exhaustif de plusieurs études notariales s’est avéré nécessaire. La consultation des minutes notariales de Voiron et de Moirans se trouve facilitée par la présence d’un index nominatif dans les différents registres, si utile à la reconstitution des parcours et éventuellement des réseaux de relations 136 , ce qui, malheureusement, n’est pas toujours le cas dans les autres études notariales du Bas-Dauphiné. Les notaires du Bas-Dauphiné ont inégalement déposé leurs minutes aux Archives départementales. Dans ce cas, et notamment pour les bureaux de Voiron, de La Tour-du-Pin et de Pont-de-Beauvoisin , la consultation des registres de l’enregistrement des actes civils publics permet de compenser partiellement l’absence de minutes notariales, mais cette dernière source est d’une richesse moindre que l’acte notarié original, puisque l’acte civil public n’est qu’un résumé en quelques lignes du contrat de mariage, de l’acte de société ou de l’acte de vente qui peut faire plusieurs pages.

L’étude des actes notariés a déjà démontré tout son intérêt dans l’étude des milieux d’affaires 137 et, pour la reconstitution des liens sociaux à travers des portraits de groupes et des études prosopographiques 138 . L’accumulation de ces différentes sources autorise deux types d’approche, l’une collective pour esquisser les limites du corpus étudié, l’autre individuelle grâce à la reconstitution de trajectoires et d’histoires de vies 139 . La reconstitution de biographies individuelles et collectives grâce à un croisement des sources, nous conduit à l’étude des configurations sociales. L’approche individuelle a été privilégiée au détriment d’une reconstitution familiale sur plusieurs générations 140 , car cette dernière approche accorde une faible part de liberté aux choix individuels pour mieux les insérer dans une trajectoire familiale prédestinée. Les stratégies familiales l’emportent alors sur les stratégies individuelles.

Adeline Daumard a montré les atouts et les inconvénients de l’utilisation des mutations par décès dans le cadre d’une histoire sociale quantitative. Les mutations par décès étant des documents fiscaux, elles risquent d’être marquées par des tentatives de fraude. Pourtant, elles recèlent de nombreuses informations : l’âge, l’adresse et la profession du défunt, éventuellement les références de son contrat de mariage, le nom de ses héritiers ainsi qu’une estimation de ses biens. Parfois, on trouve des mentions d’actes notariés. La sous-évaluation des fortunes rend cette source fiscale difficilement utilisable à titre individuel. En revanche, avec une certaine souplesse d’esprit, il est possible de contourner ce biais et de déterminer des ordres de grandeur en comparant plusieurs mutations entre elles.

Toutefois, ces sources publiques, même avec un dépouillement intensif, ne parviennent pas à remplacer la documentation privée, et en particulier la correspondance 141 . Il en résulte que les notices biographiques reconstituées ici font surtout état de relations de nature économique, souvent au détriment des relations sociales, comme l’amitié, l’estime, au risque de retomber dans les travers de l’histoire sociale quantitative. Les trajectoires qui surgissent alors, ne restituent au mieux que des fragments de vie. Ces sources publiques rendent difficiles également la saisie du travail à domicile. Les taxinomies professionnelles figurant dans ces actes ne rendent pas forcément compte de la pluriactivité. Les fabricants lyonnais fournissant le plus souvent des métiers à tisser à leurs ouvriers à domicile, ces outils n’apparaissent pas dans les rares inventaires après décès consultés. La réalisation d’une prosopographie ouvrière 142 , tant pour les tisseurs à domicile, que pour ceux en usine (impression sur étoffes et tissage), s’avère une entreprise particulièrement minutieuse et dévoreuse de temps. Elle a seulement été esquissée à partir du registre de paie du tissage Mignot de Saint-Bueil . Les archives d’entreprises n’ont souvent pas survécu aux crises industrielles, aux restructurations et à la disparition des familles patronales. Quelques registres comptables et papiers divers subsistent pour les maisons Denantes (négoces de toiles), Perrégaux 143 (impression sur étoffes), Debar (filature de coton), Diederichs, Faidides et Mignot (tissages de soieries). Cependant, ils n’autorisent pas la reconstitution de longues séries continues de données : un usage ponctuel a donc été privilégié plutôt qu’une approche sérielle pour comprendre le fonctionnement et les transformations des entreprises 144 .

En revanche, la consultation des archives bancaires, préconisée par Alain Plessis et quelques autres 145 , s’est avérée décevante pour le XIXe siècle, malgré un accueil favorable. Les archives du groupe BNP-Paribas n’ont pas gardé trace des banques locales acquises dans l’entre-deux-Guerres, telles la banque Bonhomme à Bourgoin ou la Banque du Dauphiné, à Voiron . Quant au Crédit Lyonnais, seule une exploitation intensive de la correspondance entre les agences et le siège, fournirait des informations précises sur les entreprises du Bas-Dauphiné, comme a su le faire Jean Bouvier 146 . Les rapports des inspecteurs de la Banque de France, pourtant si riches d’informations pour décrire les activités et les entreprises de certaines régions, permettent difficilement de saisir le cadre économique de Lyon et Grenoble, et à plus forte raison du Bas-Dauphiné.

Cette étude sur les façonniers nous donne l’occasion d’appréhender les relations de pouvoir au sein de la Fabrique lyonnaise de soieries, entre les donneurs d’ordres et leurs sous-traitants, entre ceux-ci et leurs ouvriers, et entre les façonniers eux-mêmes. La reconstitution de ces trajectoires illustre la fragilité du monde de l’entreprise et fait surgir une quantité insoupçonnée d’échecs aux yeux de l’historien : ces « naufrages » offrent des éléments indispensables de compréhension du fonctionnement des tissages à façon et de la psychologie patronale 147 .

Dévoreuse de temps et pas forcément concluante, la prosopographie invite l’historien à faire des choix. Largement méconnus, les façonniers ont davantage suscité notre intérêt par rapport à d’autres groupes sociaux déjà connus, comme les fabricants de soieries 148 , les ouvriers en soie 149 ou les tisserands 150 . Par conséquent, il n’a pas été possible d’étendre l’approche prosopographique et l’analyse sociale fine à tous les acteurs en présence, notamment les tisseurs comme a pu le faire Medick à propos de Laichingen 151 .

Notes
105.

Propos de Lucien Febvre rapportés par CARON (F.), 1993.

106.

REVEL (J.), 1996, pp. 16-17.

107.

CHARLE (C.), 1993.

108.

REVEL (J.), 1989.

109.

GINZBURG (C.) et PONI (C.), 1979 et 1981, cités par REVEL (J.), 2006, p. 63.

110.

LEVI (G.), 1989b.

111.

BEGUIN (K.), 1999.

112.

IMIZCOZ BEUNZA (J. M.), 1998, p. 35.

113.

GRIBAUDI (M.), 1987.

114.

DAUMARD (A.), 1962, 1974, 1985.

115.

Pour une critique des travaux – peut-être excessive – des travaux d’Adeline Daumard, voir GRIBAUDI (M.), 1996.

116.

MORICEAU (J.-M.), 1994, pp. 27-39.

117.

CHARLE (C.), NAGLE (J.), PERRICHET (M.), RICHARD (M.), WORONOFF (D.), 1980.

118.

BEAUVALET-BOUTOUYRIE (S.), GOURDON (V.) et RUGGIU (F.-J.), 2004, p. 11.

119.

BODIGUEL (J.-L.), 1993 opte pour la première solution avec un fichier constitué de 5.270 individus.

120.

JOLY (H.), 1996.

121.

OMNES (C.), 1997, BEAU (A.-S.), 2004.

122.

PETITEAU (N.), 1997.

123.

MUZY (J.), 1889.

124.

Voir CHARLE (C.), 2006.

125.

Ce seuil n’est qu’un ordre de grandeur relatif : certains patrons ayant quatre-vingt-onze ou quatre-vingt-dix-neuf métiers à tisser ont été intégrés à ce groupe : rien ne distingue un façonnier ayant quatre-vingt-dix-neuf métiers à tisser de celui qui en possède cent un ! Comme Philippe Jobert, nous avons également pris en compte des critères qualitatifs, comme la notoriété. Voir JOBERT (P.), 1991.

126.

LEVI (G.), 1989a, pp. 54 et sq. Levi a montré dans son étude les limites d’une recherche prosopographique sur « le menu peuple ».

127.

Au XIXe siècle, on considère qu’il y a un ouvrier par métier à tisser. Ces critères sont ceux en usage pour le calcul de la patente depuis 1844, d’après FAURE (A.), 1983.

128.

BARJOT (D.), « Introduction », in BARJOT (D.), ANCEAU (E.), LESCENT-GILES (I.) et MARNOT (B.), 2003, p. 12.

129.

Sauf l’album biographique de l’Isère.

130.

OMNES (C.), 1997, BEAU (A.-S.), 2004.

131.

DESERT (G.), 1966.

132.

FALLET (E.) et SCHEURER (H.), 1995, BEAUVALET-BOUTOUYRIE (S.), GOURDON (V.) et RUGGIU (F.-J.), 2004.

133.

DAUMARD (A.), 1963.

134.

Comme l’a fait par exemple CHALINE (J.-P.), 1982, en associant aux fortunes, des études sur le mode de vie, les intérieurs et les logements bourgeois, la culture…

135.

CHALINE (J.-P.), 1993.

136.

CHAUVARD (J.-F.), 2004.

137.

Par exemple BERGERON (L.), 1978 et CHASSAGNE (S.), 1991.

138.

RUGGIU (F.-J.), BEAUVALET (S.) et GOURDON (V.), 2004.

139.

LEVI (G.), 1989a, p. 65.

140.

GRIBAUDI (M.), 1987, pp. 39 et sq.

141.

DAUPHIN (C.), LEBRUN-PEZERAT (P.) et POUBLAN (D.), 1995.

142.

Par exemple, CHASSAGNE (S.), 2001 et BRELOT (C.-I.), 1995.

143.

Nous n’avons pas utilisé les registres de la manufacture Perrégaux (première moitié du XIXe siècle). Leur format et leur poids les rend difficilement transportables.

144.

Voir par exemple les travaux de CASPARD (P.), 1978, DAUMAS (J.-C.), 1998 et VERNUS (P.), 2006.

145.

LESCURE (M.) et PLESSIS (A.), 1999.

146.

BOUVIER (J.), 1961.

147.

HAU (M.), 2001.

148.

CHAUVEAU (S.), 1994, PANSU (H.), 2003, JOLY (H.), 2004, VERNUS (P.), 2006a, CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007.

149.

LEQUIN (Y.), 1977, GAUTIER (A.), 1983.

150.

BELMONT (A.), 1998.

151.

MEDICK (H.), 1997.