Une analyse réticulaire.

À l’origine, cette étude s’inscrivait dans le paradigme défini jadis par Charles-Ernest Labrousse, à savoir la domination de l’économique sur le social. Pour lui, « c’est l’économique qui explique le social, non pas le social qui explique l’économique » 152 . Mais, la découverte des travaux d’un sociologue américain, Mark Granovetter, a incliné le sens de cette recherche dans une direction opposée 153 .

Dans un article célèbre 154 , Granovetter s’approprie un concept défini une quarantaine d’années auparavant par le sociologue Karl Polanyi 155 . Selon ce dernier, les sociétés occidentales ont connu au XIXe siècle l’autonomisation de leurs relations économiques avec la mise en place d’un marché autorégulé, à l’écart des institutions, au point de prendre le dessus sur la vie sociale : l’économie est alors désencastrée. Dans un travail à paraître, Granovetter invite le lecteur à inverser la logique, c’est-à-dire à privilégier le social sur l’économique, pour montrer l’encastrement de l’économie dans les relations et les pratiques sociales, et en particulier, il insiste sur le fait qu’une action économique ne dépend pas exclusivement de motivations économiques 156 . Cela l’a amené à s’intéresser à la construction sociale d’une industrie, le secteur électrique aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. À partir d’une analyse des réseaux sociaux de Samuel Insull, le bras droit de Thomas Edison, il montre les choix technologiques adoptés par l’industrie électrique américaine 157 . Cela le conduit à critiquer sévèrement la position de l’économiste américain Oliver Williamson 158 dont l’analyse de la firme repose sur la notion d’efficience, moteur à ses yeux de toute stratégie d’entreprise 159 . Williamson étudie les entreprises dans un environnement figé, hors du temps. North 160 , reprenant ses idées, démontre l’existence d’une efficience adaptive dans le cadre d’un environnement institutionnel qui oblige les acteurs « à procéder à des innovations organisationnelles » pour rester efficaces 161 . Pourtant, les approches de Granovetter et de Williamson peuvent se rejoindre.

Certains historiens, souvent anglo-saxons 162 , plus rarement français 163 , ont démontré avec plus ou moins de succès, l’intérêt et la richesse des matrices, graphes ou block models de la network analysis et de son vocabulaire. Le concept de réseau, utilisé ici, doit se comprendre comme « un rassemblement d’acteurs qui entretiennent des relations suivies et durables entre eux ». À travers cette définition souple, il s’agit de privilégier une approche réticulaire, sans dimension mathématique 164 , plutôt qu’une analyse de réseaux telle que les sociologues des réseaux structuraux 165 et les partisans d’une approche configurationnelle 166 ont pu le faire. La prise en compte de l’analyse réticulaire dans l’étude de biographies et de parcours individuels suggère qu’il n’y a pas d’acteur atomisé, mais bien des contacts plus ou moins réguliers entre les acteurs économiques 167 , notamment pour mobiliser des capitaux, améliorer les transferts technologiques, nouer des relations industrielles 168 ... Malgré les mises en garde 169 , l’analyse des réseaux sociaux ne se prête pas forcément à une application stricte en histoire : l’absence de séries complètes d’archives freine son utilisation. Sans recourir aux graphes et autres matrices, il est possible d’arriver à des conclusions significatives, avec un jargon moins complexe. Une conceptualisation excessive rend le travail illisible. Le risque est grand pour l’historien de privilégier la méthode et de reléguer au second plan son sujet d’étude qui ne sert plus alors que de prétexte.

Cependant, une analyse réticulaire doit s’accompagner d’un travail sur le contexte politique et socioculturel pour être totalement opérante, afin de saisir un état d’esprit, une ambiance, une atmosphère 170 .

Notes
152.

Cité par CARON (F.), 1993.

153.

GRANOVETTER (M.), 1994 et 2000.

154.

GRANOVETTER (M.), 1985.

155.

POLANYI (K.), 1944.

156.

SWEDBERG (R.) et GRANOVETTER (M.), 1994.

157.

McGUIRE (P.), GRANOVETTER (M.) et SCHWARTZ (M.), 1993.

158.

WILLIAMSON (O. E.), 1991b.

159.

GERMAIN (O.), 2001.

160.

NORTH (D. C.), 1990.

161.

GERMAIN (O.), 2001.

162.

Par exemple PADGETT (J. F.) et ANSELL (C. K.), 1993.

163.

POLONI-SIMARD (J.), 2000.

164.

TRIVELLATO (F.), 2003, elle-même s’inspirant de la définition donnée par PODOLNY (J. M.) et PAGE (K. L.), 1998.

165.

DEGENNE (A.) et FORSE (M.), 1994, LAZEGA (E.), 1998.

166.

GRIBAUDI (M.) et BLUM (A.), 1990, ZALIO (P.-P.), 2003.

167.

SWEDBERG (R.) et GRANOVETTER (M.), 1994.

168.

HUAULT (I.), 2004.

169.

LEMERCIER (C.), 2005b.

170.

LEVESQUE (B.), BOURQUE (G.) et FORGUES (E.), 2001, pp. 135-136 et 138-143.