L’un des éléments avancés par Franklin Mendels et les historiens allemands pour définir son concept de proto-industrialisation, a volontairement été laissé de côté dans cette étude, à savoir la dimension démographique. Les études sur les districts industriels fournissent des pistes de recherches pertinentes, bien que le Bas-Dauphiné n’appartienne pas à cette catégorie.
Si l’on suit le schéma théorique de Mendels, la proto-industrie rurale serait à l’origine d’une croissance explosive de la population par le simple abaissement de l’âge au mariage. En Bas-Dauphiné, ce modèle semble brouillé : durant le cycle des toiles (1730-1830), on relève bien cette forte augmentation de la population, mais pendant le cycle des soieries, après 1830, où la proto-industrialisation est plus massive et diffuse, la croissance démographique ralentit. Dans les années 1780, la fabrication des toiles de chanvre est quasiment la seule activité textile largement présente en Bas-Dauphiné. Le territoire lainier s’est considérablement réduit et se limite désormais à la région viennoise, tandis que l’industrie cotonnière est encore balbutiante. Quant à la soie, elle est surtout travaillée dans les villages autour de Saint-Marcellin , en particulier dans les manufactures Jubié. Cent trente ans plus tard, en 1914, le Bas-Dauphiné est couvert de métiers mécaniques, tissant exclusivement des soieries. Plus d’une centaine d’usines sont alors dispersées dans les campagnes.
À maints égards, la situation économique du Bas-Dauphiné ressemble à celle de l’Alsace à la veille de son industrialisation : absence de ressources naturelles, isolement géographique, situation aux marges du royaume, main d’œuvre abondante et pauvre, manque de terre 171 . Pourtant, leurs destins industriels divergent radicalement. Le Bas-Dauphiné forme l’une des pièces maîtresses du territoire manufacturier soyeux dirigé par les fabricants lyonnais. Au XVIIIe siècle, le Bas-Dauphiné apparaît comme un espace proto-industriel dans le cadre des nébuleuses toilières repérées par Pierre Léon 172 . Jacques Bottin constate, pour sa part, que cette nébuleuse toilière existe déjà au début de l’époque moderne 173 . Loin d’être figée dans le temps, l’industrie textile se transforme, mue, se dilate et se contracte au gré de la conjoncture. Comme en Roannais 174 , où le coton chasse progressivement le chanvre, on assiste à une vive concurrence entre fibres dans le Bas-Dauphiné. Il n’y a pas ici de cycles multiséculaires comme à Laichingen, en Allemagne, où l’activité toilière conserve ses structures proto-industrielles du XVIIe jusqu’au début du XXe siècle, mais au contraire une adaptation et une mutation permanente 175 . D’abord désordonnée, la lutte s’achève par l’éviction totale du chanvre et la suprématie totale de la soie. Entre le vaincu et le vainqueur, la laine et le coton ont connu de nombreuses vicissitudes : l’aire de diffusion du travail de la laine se réduit comme « peau de chagrin » à la cité drapière de Vienne 176 , tandis que le coton ne parvient pas à étendre son emprise au-delà de Bourgoin et Jallieu . Mouvante, l’industrie textile se diffuse, se propage avant de se retirer lentement. Sous le Second Empire, l’Isère figure déjà au 21e rang des départements industriels français. Un demi-siècle plus tard, il est classé au 10e rang 177 . À une autre échelle, l’étude de la Fabrique lyonnaise au XIXe siècle devrait logiquement s’étaler sur un vaste territoire manufacturier dont les limites – variables dans le temps – ne recouvrent pas exactement les contours de l’actuelle région Rhône-Alpes. Une monographie d’histoire économique ne doit pas s’enfermer dans des limites fixées par l’administration, qu’il s’agisse d’une commune, d’un canton, d’un arrondissement, d’un département ou d’une région. Oublier le territoire, c’est perdre de vue l’un des éléments de compréhension en Histoire, d’autant que l’identité départementale est loin d’être clairement définie.
Source : BONNIN (Bernard), FAVIER (René), MEYNIAC (Jean-Pierre), TODESCO (Brigitte), 1983, p. 66.
Bien que dilaté et transformé par la ruralisation de la Fabrique lyonnaise, le Bas-Dauphiné conserve, peu ou prou, les mêmes limites : il comprend l’arrondissement de La Tour-du-Pin , son cœur, ainsi que le canton de Voiron (rattaché administrativement à l’arrondissement de Grenoble), une partie des arrondissements de Vienne (à l’exclusion du chef-lieu et des cantons situés dans la vallée du Rhône) et de Saint-Marcellin . Par conséquent, il faut s’affranchir de la départementalisation pour mettre en adéquation le sujet avec son territoire 178 . Pourtant, dans son sillage, quelques belles monographies d’histoire départementale ont vu le jour, surtout à propos de départements ruraux 179 . Ponctuellement, des études plus fines à l’échelle du village, comme à Corbelin ou Saint-Bueil , ou de la ville, avec Voiron ou Bourgoin , permettent de mieux saisir les relations sociales autour de l’industrie textile. Pourtant, la micro-analyse à partir d’une monographie villageoise 180 ne suffit pas.
En Isère, la population des montagnes de l’Oisans ignore superbement celle de la vallée du Rhône, plus à l’ouest. Les habitants de la plaine regardent davantage en direction de Lyon que vers le chef-lieu départemental, Grenoble. De tels contrastes se retrouvent partiellement dans les structures économiques, sociales et politiques. Faut-il pour autant faire de la coexistence de régions aussi différentes, un élément du succès de la proto-industrialisation du Bas-Dauphiné, à l’instar de la Flandre intérieure et de la Flandre côtière étudiées par Mendels 181 ?
Avec l’étude de la « ruralisation » 182 de la Fabrique lyonnaise au XIXe siècle et la survivance tardive du travail manuel et dispersé jusqu’au XXe siècle, on a sous les yeux un contre-exemple parfait au fameux modèle anglais de la révolution industrielle qui repose sur un travail mécanisé et concentré en usine. Cela revient à s’interroger sur la notion d’efficience en économie, à travers la survie d’une organisation considérée comme archaïque du travail. La nouvelle économie institutionnaliste défend notamment que l’apparition ou le maintien d’organisations et d’institutions repose sur leur supposée efficience. Cela revient à avoir une vision utilitariste de l’Histoire.
À suivre l’exemple italien, l’industrie de la soie semble être à l’origine d’un modèle de développement original, fondé sur la persistance d’une pluriactivité, une industrialisation douce, le maintien de structures familiales traditionnelles, dans un cadre rural dominant, autour de petites unités de productives familiales et flexibles, sans prolétarisation de la population 183 .
Tout au long de ce travail, il s’agit de comprendre le passage d’un système d’organisation proto-industrielle qui a déjà fait ses preuves par le passé à un autre mode d’organisation aux résultats aléatoires et inconnus par avance des négociants en toiles ou des fabricants de soieries. L’expérimentation par les uns et les autres de différents processus industriels repose donc sur une « industrialisation douce », par tâtonnements, en faisant cohabiter tissage manuel et tissage mécanique, tissage dispersé et tissage concentré 184 .
Quelles sont les trajectoires suivies par les industries toilière, cotonnière et soyeuse en Bas-Dauphiné ? Comment parviennent-elles à s’adapter aux mutations de la demande et au contexte local ? Pourquoi le Bas-Dauphiné rural devient-il un important foyer textile au XIXe siècle ? Quels sont les acteurs de ces changements ? Comment s’insèrent-ils dans la société du Bas-Dauphiné ? Pourquoi l’arrondissement de La Tour-du-Pin , pourtant si isolé, concentre-t-il autant de métiers manuels à domicile, donnant naissance un véritable no man’s land soyeux d’une cinquantaine de kilomètres autour de Lyon ?
Dans la première moitié du XIXe siècle, le Bas-Dauphiné entre dans une phase de transition, marquée par le lent déclin de l’activité toilière et le développement du tissage de soieries. Les seconde et troisième parties constituent le cœur de la thèse. Dès le milieu du siècle, une tendance très nette se dessine avec le passage définitif du Bas-Dauphiné dans l’aire d’influence lyonnaise grâce à la « ruralisation » massive de la Fabrique lyonnaise de soieries. Jusqu’aux années 1880, l’expansion du tissage de soieries repose à la fois sur le travail à domicile dans les campagnes et sur le travail en fabrique. Pour assurer un développement aussi rapide, les fabricants font appel à de nouveaux intermédiaires, des tisseurs à façon. Cependant, l’organisation déconcentrée mise en place par les fabricants de soieries trouve ses limites à partir des années 1880, avec la crise économique et les pressions exercées par la concurrence internationale. Les fabricants et les façonniers doivent adapter leurs structures productives et leur organisation pour relever ce défi : en une vingtaine d’années, les vieux métiers à bras sont définitivement remplacés par des métiers mécaniques, tandis que les maisons de soieries les plus importantes accentuent leur processus d’intégration industrielle. Pourtant, le tissage à façon ne disparaît pas des campagnes.
HAU (M.), 1987.
LÉON (P.), 1954a.
BOTTIN (J.), 1998.
HOUSSEL (J.-P.), 1979, pp. 69-70 et BELUZE (J.-F.), 1987.
MEDICK (H.), 1997 [compte rendu par MERLIN (P.), Revue d’Histoire du XIX e siècle, 23, 2001]. On retrouve un processus de spécialisation sur une seule fibre, les toiles de chanvre, à Alençon au milieu du XIXe siècle, alors que dans les années 1820, on y travaillait encore la laine, le coton, le chanvre et le lin. Voir LENHOF (J.-L.), 1998.
CHATAIN (C.), sd, DAUMAS (J.-C.), 2004, pp. 139-155. Nous laissons de côté l’étude de la draperie viennoise : elle mérite un travail de recherche à part entière. De même, il semble que les contacts qu’elle entretient avec le reste du Bas-Dauphiné soient très limités. Les flux humains, financiers et matériels s’établissent davantage autour de l’axe de la Vallée du Rhône. Tout au long de notre recherche, nous n’avons trouvé aucun contact palpable entre le territoire manufacturier viennois (Vienne et son arrondissement) et le Bas-Dauphiné soyeux. Quant aux ouvriers, leur esprit précocement revendicatif les sépare de leurs confrères du Bas-Dauphiné. Voir notamment LEQUIN (Y.), 1977, RATTO (M.), 1982.
LEQUIN (Y.), 1967.
ROUGERIE (J.), 1966.
BARRAL (P.), 1962, DESERT (G.), 1975, HUBSCHER (R.), 1979.
Pour le textile, voir par exemple GULLICKSON (G. L.), 1986, KRIEDTE (P.), 1992, VARDI (L), 1993, SCHLUMBOHM (J.), 1995.
MENDELS (F.), 1978. La région intérieure, dominée par les petites fermes et de fortes densités de population, se tourne vers l’industrie rurale, tandis que la Flandre maritime, composée de grandes fermes avec des densités plus faibles, se spécialise dans l’agriculture. Mendels conclut à une parfaite complémentarité des deux espaces.
Expression employée par CAYEZ (P.), 1981.
DEWERPE (A.), 1985 et CENTO BULL (A.) et CORNER (P.), 1993, même si ces auteurs portent des regards différents sur la proto-industrialisation.
CHABAUD (D.), PARTHENAY (C.) et PEREZ (Y.), 2005.