Première partie-Toiles, indiennes, calicots et soieries : une phase de transition (première moitié du XIXe siècle).

Sous l’Ancien Régime, comme d’ailleurs dans la première moitié du XIXe siècle, le Bas-Dauphiné fait figure de contrée particulièrement hostile, par son climat difficile et ses sols peu propices à la culture, avec des brouillards persistants, des pluies abondantes, des hivers rigoureux, largement décrits par les contemporains 185 . À l’époque, marécages, étangs et forêts occupent une part importante de sa surface, tandis que cailloux et sables recouvrent les sols de la plaine de Bièvre. Les rigueurs de l’hiver qui succèdent aux sécheresses estivales, ou encore l’humidité, les gelées et les brouillards, qui caractérisent si bien les Terres Froides, donnent naissance à une agriculture vivrière plutôt misérable : le travail de la terre, tâche ingrate par excellence, ne rapporte que de maigres récoltes à ceux qui la cultivent 186 . Pourtant une industrie textile importante a réussi à se développer. Jusqu’en 1850, le tissage de toiles de chanvre occupe davantage de bras que celui des soieries ou des calicots, malgré son déclin. La rivalité entre ces différentes étoffes remonte à la fin de l’Ancien Régime, lorsque des Suisses établissent une manufacture d’impression à Jallieu . Puis, à partir du début du XIXe siècle, l’industrie de la soie s’installe dans les campagnes iséroises avec la « ruralisation » de la Fabrique lyonnaise. Mais le Bas-Dauphiné n’appartient pas encore totalement à l’aire d’influence lyonnaise.

Dans les années 1840, l’industrie textile est la première des industries françaises 187 . La soie, avec ses cent soixante-cinq mille ouvriers et ses mille quatre cent cinquante-neuf établissements, rivalise aisément avec le coton et la laine. Mais à la différence de ces derniers, elle se caractérise à la fois par une forte valeur ajoutée (cent soixante-douze millions sur un chiffre d’affaires de quatre cent six millions) et par une extrême concentration de la production dans une seule région, le Sud-est.

Comme le constatait Pierre Léon, toutes les branches de l’industrie textile connaissent une forte croissance au XIXe siècle, à l’exception du chanvre. Ainsi, le nombre de métiers à tisser la laine augmente de 180% entre 1812 et 1844, contre 86% pour le secteur cotonnier entre 1812 et 1852 et 400% pour la Fabrique lyonnaise de soieries entre 1812 et 1853 188 . Mais au niveau régional, les trajectoires industrielles sont loin d’être aussi linéaires. En Bas-Dauphiné, le chanvre, le coton et la soie suivent des processus d’industrialisation différents. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, l’activité toilière domine largement au détriment des autres branches. Vers 1850, sa suprématie dans les campagnes est battue en brèche et sérieusement remise en cause.

Quelles sont les différentes voies d’industrialisation tentées en Bas-Dauphiné ? En quoi existe-t-il une continuité entre le Bas-Dauphiné proto-industriel de la première moitié du XIXe siècle et le tissage de soieries à domicile après 1850 ? Par quels facteurs socioculturels et économiques peut-on expliquer l’apparition de tissages mécaniques à Voiron et à Bourgoin -Jallieu et du tissage manuel à domicile dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin après 1850 ?

Dès l’Ancien Régime, le Bas-Dauphiné connaît un processus de proto-industrialisation avec la formation d’une vaste nébuleuse toilière autour de Voiron , qui s’épanouit jusqu’aux dernières années de la Restauration. À Bourgoin et à Jallieu , on assiste à partir de 1787 à la formation d’un centre cotonnier grâce à des capitaux suisses. Enfin, dans la première moitié du XIXe siècle, les fabricants lyonnais de soieries entament la lente conquête du Bas-Dauphiné avec l’essaimage de leurs métiers à tisser. Le dernier chapitre de cette partie permet de comprendre pourquoi les Bas-Dauphinois ont accepté facilement de se mettre au service, d’abord, des négociants en toiles, puis des fabricants de soieries.

Notes
185.

BONNIN (B.), « Le païs de Dauphiné », in BLIGNY (B.), 1973, pp. 17-18.

186.

Nous rappellons pour mémoire la thèse non consultable, à l’exception de la table des matières, de CHOMEL (V.), 1950.

187.

ROLLEY (J.), 1959 : la soie arrive en troisième position par sa production (406 millions de francs), derrière la laine (580 millions) et le coton (480 millions) mais loin devant le lin et le chanvre (102 millions).

188.

LEON (P.), « Les nouvelles répartitions », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993b, p. 559. Cependant, la forte croissance de la Fabrique lyonnaise est à nuancer, car elle repose surtout sur des métiers à bras, alors que la laine et le coton utilisent davantage de métiers mécaniques, plus productifs.