Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la culture du chanvre sert essentiellement à l’autoconsommation paysanne, c’est-à-dire à la fabrication de linges et de vêtements destinés aux producteurs eux-mêmes. Devant l’essor du commerce des toiles, sous l’impulsion de Jacques Perier à partir des années 1740-1750, cette culture éminemment commerciale se répand dans les campagnes. Dès cette époque, on constate en Bas-Dauphiné comme d’ailleurs dans de nombreuses régions proto-industrielles, la mise en place d’un territoire agricole en rapport avec un produit industriel, pour donner naissance à un « système agricolo-industriel cohérent où la soie est à la fois production et marchandise, agricole et industrielle, produit de la terre et objet de transformation » 194 . Mais ce complexe agricolo-industriel débute autour du chanvre et des toiles avant d’être remplacé par la soie et les soieries.
Au début de l’Empire, le chanvre accapare les meilleures terres du Bas-Dauphiné et surtout du Grésivaudan, et représente alors la culture la plus importante, drainant économiquement les vallées rurales du Dauphiné, bien qu’il soit déjà en déclin. En effet, les paysans de la plaine délaissent de plus en plus cette culture à tel point que les fileuses doivent se procurer du chanvre sur le marché de Voiron . Le Voironnais, les contrées autour de Tullins , Moirans , Voreppe , Vourey, La Côte-Saint-André et les Terres Froides produisent la fibre tant recherchée par les négociants en toiles, et plus particulièrement par ceux de Voiron. À la fin de l’Ancien Régime, le Bas-Dauphiné produit suffisamment de chanvre pour l’autoconsommation et la fabrication des toiles destinées à l’exportation. Les surplus de chanvre sont achetés par des négociants de Bourgoin qui se chargent de sa commercialisation dans le Midi, aux côtés de marchands grenoblois. Cependant, déjà, les chanvres italiens font timidement leur apparition pour rivaliser avec les fibres locales. Grâce aux gains dégagés par cette agriculture commerciale, les paysans du Bas-Dauphiné peuvent s’acheter les denrées dont ils ont besoin, ayant partiellement délaissé la culture des céréales. En l’an XIII, la production iséroise de chanvre s’établit autour de quatre-vingt-dix mille quintaux. La moitié sert aux habitants pour leur consommation personnelle, soit pour la fabrication de cordes, soit par le tissage de leur linge. Un quart seulement de la production de chanvre sert à la fabrication des toiles de Voiron, de Mens et de La Mure. Le dernier quart est vendu dans le Midi 195 . Encore sous l’Empire, les tisserands au service de la Fabrique voironnaise de toiles, s’approvisionnent toujours en chanvre dans la vallée du Grésivaudan, et dans les villages autour de Tullins et de Voiron 196 .
En Bas-Dauphiné, les paysans sèment leurs graines de chanvre pendant la seconde quinzaine du mois de mai, avec un hectolitre de graines par hectare. La culture du chanvre demande peu de soins. Une fois récoltées, soit en août, soit en septembre, les tiges de chanvre sont mises
‘« à javeler pendant un ou deux jours ; après ce temps, on les dresse sur le sol en les écartant du pied, et quand elles sont suffisamment sèches, on en extrait la graine ». ’Puis, le chanvre
‘« doit être roui ou à la rosée, ou dans les mares d’eau qu’on nomme routoirs [pendant une dizaine de jours]. Quand il est tiré du routoir et sec, il faut […] le faire passer sous la pierre du battoir, du battoir chez le peigneur qui en fait des quenouilles de diverses qualités, et delà dans les mains qui le filent. Ce fil doit être lessivé avant d’être bobiné et ourdi, delà, il passe aux mains du tisserand qui en fait de la toile » 197 . ’Ces nombreuses étapes sollicitent donc une main d’œuvre abondante à tel point qu’à la fin de l’Ancien Régime, en Voironnais, l’agriculture vivrière est délaissée et manque même de bras ; selon toute vraisemblance, l’agriculture commerciale autour du chanvre doit être alors plus rémunératrice pour le cultivateur et sa famille. Grenoble occupe un rôle essentiel dans le commerce du chanvre. En effet, pour son approvisionnement, la Fabrique toilière de Voiron sollicite, outre les contrées environnantes, le Grésivaudan, via des marchands grenoblois : les chanvres s’échangent sur la place grenobloise, ou à défaut à Lyon. Dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , on en récolte environ mille deux cents kilogrammes par hectare 198 .
Cependant, à partir du début du XIXe siècle, la culture du chanvre ne cesse de reculer en Isère, sous l’action des fortes importations de chanvres étrangers, notamment italiens, moins chers, malgré des droits de douane de quinze francs par kilogramme importé. Alors que les chanvres isérois se vendaient jadis jusque dans le Midi de la France, désormais, la production régresse. En outre, pour les agriculteurs, les terres réservées au chanvre ont une valeur vénale moindre que celles attribuées aux céréales 199 .
DEWERPE (A.), 1985, pp. 208-209.
ADI, 136M7, Compte annuel ms statistique, chapitre quatre, agriculture, an XIII.
ADI, 138M2, Enquête industrielle, sd [vers 1810] et PERRIN-DULAC (F.), 1806, tome 2, pp. 286-287, 302.
ADI, 136M7, Compte annuel ms de statistique, chapitre 4, Agriculture, rédigé en l’an XIII et 2C98, Mémoire ms sur les manufactures de Voiron , sd [1780] et Agriculture française, département de l’Isère, Paris, Imprimerie royale, 1843, pp. 242-.
Agriculture française, département de l’Isère, Paris, Imprimerie royale, 1843, p. 246.
ADI, 1N4/11, Rapport du Préfet de l’Isère au Conseil général pour l’année 1845. L’importation massive de chanvre est initiée au XVIIIe siècle par la Marine pour la fabrication des voiles. Entre 1741 et la fin de l’Ancien Régime, les importations sont multipliées par soixante et un pour s’élever à cent quatre mille tonnes, surtout en provenance de Russie. Les toiles du Nord de la France donnent les premières l’exemple dans l’utilisation de chanvre étranger. Voir POURCHASSE (P.), 2006, pp. 66-71 et 119-122.