Une partie des affaires entre tisserands-fabricants et négociants se traite à l’occasion du marché hebdomadaire de Voiron , le mercredi, mais aussi à l’occasion de l’une des trois foires annuelles de la ville, organisées pour la Saint-Martin, le mercredi des Cendres et à la mi-Carême. Ces jours-là, les tisserands-fabricants de Voiron et des contrées environnantes affluent en ville avec leurs toiles tissées pour les vendre, alors que dans le Saint-Quentinois, des courtiers et des ramasseurs de toiles sillonnent les campagnes et servent d’intermédiaires entre les tisserands et les négociants 252 . En Bretagne, on ne retrouve pas ce processus de concentration des toiles écrues dans un seul marché, mais une dispersion entre plusieurs petits marchés locaux 253 . Les autres marchés situés dans les communes rurales du Bas-Dauphiné semblent avoir un rôle marginal dans la vente des toiles aux négociants.
En l’absence de halles communales, la négociation se déroule le plus souvent dans l’un des deux cabarets de la rue des Quatre Chemins, cadre par excellence de la sociabilité des ouvriers et des artisans 254 . Pour les tisserands domiciliés à Voiron , ils ont également la possibilité de se livrer au commerce de toiles dans leur boutique, notamment pour les toiles blanches, tous les jours de l’année. Les marchés hebdomadaires sont plutôt réservés aux toiles écrues venant de la campagne. Pour un tisserand-fabricant, il est toujours plus facile d’écouler sa production les jours de marché avec la présence, à cette occasion, de tous les négociants et de leurs commis. Le prix de la pièce est librement débattu entre le tisserand-fabricant et le négociant, avec la toile sous les yeux afin que l’acheteur puisse l’examiner. Lorsque les deux partenaires tombent d’accord sur un prix, l’acheteur l’indique au crayon sur ladite pièce qui lui est alors livrée par le vendeur. Les conditions de vente varient selon la nature de la toile : pour une toile écrue, les usages en vigueur à Voiron, prévoient qu’elle soit réglée au comptant sans escompte. Au contraire, pour les toiles blanches, l’acquéreur doit verser une partie du prix au moment de la tractation et le solde dans un délai de deux à quatre mois 255 .
L’activité la plus intense sur le marché hebdomadaire a lieu entre janvier et juin, c’est-à-dire pendant les saisons hivernale et printanière, lorsque les tisserands ont quitté les champs, et avant la grande foire annuelle de Beaucaire, où se négocient les meilleures affaires. Chez les Denantes , entre 1822 et 1835, les trois quarts voire 80% des toiles sont achetées pendant le premier semestre auprès de tisserands, sauf en 1823 et en 1826, où la proportion n’atteint que les deux tiers, avec des sommets surtout en février, mars et juin 256 .
Habitués à traiter directement leurs affaires, sans intermédiaire, ni contrôle administratif, les négociants voironnais accueillent avec un vif scepticisme l’annonce de la création d’une bourse à Grenoble et de charges d’agents de change et de courtiers, à l’initiative du Tribunal de Grenoble, en thermidor de l’an IX. Ces agents de change courtiers se voient attribuer la surveillance des échanges de toiles dans la bourse nouvellement créée dans le chef-lieu du département. Une liste de dix négociants est même dressée par les autorités grenobloises pour choisir les deux courtiers les représentant 257 . L’ensemble du dossier est transmis à Voiron par l’entremise du plus grenoblois de ces toiliers voironnais, Pascal. Les négociants trouvent cette innovation institutionnelle contraignante et contraire à leurs intérêts et le font savoir par l’intermédiaire de l’un des leurs, Jacques-François Tivollier , qui occupe également le siège de maire de la localité. Aux yeux de tous, une telle mesure demeure inapplicable et constitue une sérieuse entrave au commerce, tant pour acheter que pour vendre les matières premières et les produits finis. Pour manifester leur opposition, tous refusent d’occuper l’une des deux charges en question. Le faible cautionnement exigé par les autorités, à peine deux mille francs, ne les séduit nullement. Apparemment, ils obtiennent gain de cause 258 .
Alors que Voiron fait office de place commerciale importante par ses échanges de toiles, les négociants ont délaissé le contrôle de ces flux à des intervenants extérieurs. Aucun n’a jamais jugé bon d’investir ses capitaux dans une entreprise de transport de marchandises ; ainsi la cité ne possède aucun commissionnaire, ni voiturier 259 . Ceux-ci viennent du Midi de la France et se chargent d’acheminer les produits voironnais. Il faut attendre la fin de la Monarchie de Juillet pour qu’un Voironnais se lance dans le transport de marchandises avec Henry Billon, un commissionnaire de roulage. En 1850, celui-ci s’associe avec Alexis Dupont-Ferrier qui gère le bureau de la diligence de Grenoble à Lyon, au nom de la maison Leborgne & Plasson 260 .
TERRIER (D.), 1996, pp. 64-65.
MARTIN (J.) et LE NOAC’H (A.), 1998, p. 129.
Voir par exemple, CHASSAGNE (S.), 1991, p. 34.
ADI, J560/2, Fonds Chaper, Notions générales sur la fabrique de toiles de Voiron en 1807, in Papiers d’Augustin Perier .
ADI, 98J18, Fonds Denantes, Grand Livre, 1822-1835, Compte de toiles écrues, f° 88 à 98.
Les dix négociants sélectionnés par les instances grenobloises sont : Charles Alexandre Pascal, Jacques François Tivollier , Jacques Denantes , Allegret, Sulpice Calignon , Monnet-Daiguenoire, Claude Rambeaud , Jacques Randon , Claude Victor Blanchet et Aribert. Seul ce dernier ne fait pas le négoce des toiles.
ADI, 1U8, Extrait des registres des arrêtés du Tribunal de Première Instance de l’arrondissement de Grenoble, sd [thermidor an IX], Lettre ms du Président du Tribunal adressée à Pascal le 6 fructidor an IX, Copie de lettre de Tivollier, maire de Voiron , adressée au Président du Tribunal le 9 suivant, Pétition ms du même Tivollier adressée au Préfet le 24 du même mois et THORAL (M.-C.), 2004, p. 549.
D’après BECCHIA (A.), 2000, pp. 288-289, les drapiers d’Elbeuf délaissent également les investissements dans des sociétés de transport. C’est un élément qui peut expliquer les difficultés de ses négociants drapiers et des négociants voironnais.
ADI, J560/2, Fonds Chaper, Notions générales sur la fabrique de toiles de Voiron en 1807, in Papiers d’Augustin Perier et 3Q11/1372, Enregistrement le 3 avril 1855 d’un acte sous-seing privé du 27 mars 1850.