Blanchisseries, blanchisseurs et négociants.

Une fois que le négociant a réalisé ses achats en toiles écrues, il les porte à la blanchisserie. Les trois quarts de la dépense du négociant servent à l’achat de la toile, contre 3% pour la mise en blanchisserie de la pièce achetée et 18% pour l’emballage et le transport de la toile pour la vendre. Les blanchisseries de Voiron connaissent une activité particulièrement soutenue entre le 1er mars et la fin du mois de juin. En effet, les tisserands des campagnes profitent des longs mois d’hiver et de la pause dans l’activité des champs, pour fabriquer les toiles. Pour leur part, les négociants préfèrent que le blanchiment ait lieu avant l’été afin de pouvoir vendre les toiles à la foire de Beaucaire qui se déroule en juillet. À partir de ce même mois de juillet et jusqu’à la fin du mois d’octobre, les blanchisseries conservent une certaine activité avec les tisserands retardataires. Cette saison secondaire sert alors à satisfaire la demande en toile pour l’hiver ou le printemps, peu rigoureux dans le Midi. Pour arriver à tenir ce calendrier dont le terme est la foire de Beaucaire, les ménages ruraux doivent se spécialiser sur une tâche précise dans le processus d’élaboration de la toile, soit la culture du chanvre, soit le peignage, soit le tissage 261 . Afin de pouvoir faire sécher les toiles, les blanchisseurs s’installent en périphérie de la ville, près de la Morge, là où l’eau est abondante pour le lavage, et les prairies vastes pour y étendre les toiles. Quelques villages alentours, tels que Coublevie , Saint-Etienne-de-Crossey , Saint-Aupre, Moirans et La Buisse abritent également une blanchisserie 262 . Etant une activité également saisonnière, les effectifs varient selon l’intensité du travail : ainsi, à Voiron, en 1816, les blanchisseries de la ville rassemblent pendant le second trimestre cent cinquante personnes, contre la moitié pendant le trimestre suivant lors de la saison secondaire. En revanche, elles ferment leurs portes pendant les premier et dernier trimestres, faute d’activité 263 .

Quelques négociants possèdent ou exploitent directement une blanchisserie 264 . La plus importante est celle des frères Calignon, à Voiron . Joseph Tivollier en possède une, dans une commune limitrophe, à Saint-Etienne-de-Crossey , employant également une vingtaine d’ouvriers. Charles-Alexandre Pascal a cessé d’exploiter la sienne sous l’Empire pour la louer. Roux, un autre ancien partenaire des Perier, occupe une dizaine d’ouvriers dans la blanchisserie de sa femme. Les autres blanchisseries n’emploient pas plus de six ouvriers 265 . On ne doit pas dépasser la vingtaine de blanchisseries en activité pour l’ensemble de la nébuleuse voironnaise 266 . À partir d’un dénombrement correspondant à l’année 1817, on se rend compte que les frères Calignon, négociants en toiles et propriétaires d’une blanchisserie au sommet de la rue Sermorens, logent dans leur établissement vingt-trois blanchisseurs, pour la plupart originaires des campagnes environnantes, venus en ville le temps de la saison du blanchiment. Pour les conserver pendant toute la période d’activité, les frères Calignon n’ont pas d’autre choix que de leur proposer le gîte, sinon les ouvriers risquent de se faire recruter par une autre blanchisserie, notamment pour celui venant de Chambéry et du Piémont. Trois seulement sont originaires de Voiron. Les autres proviennent de Saint-Geoire , Miribel, Voreppe , Montferrat, Chirens, Merlas, La Bâtie…, autant de villages où on dénombre des tisserands au service de la nébuleuse voironnaise 267 .

Les blanchisseurs ont conservé des réflexes qui leur avaient été imposés par les règlements initiés sous l’Ancien Régime : celui de 1779 leur interdisait, sous peine d’une très forte amende – trois cents livres – de blanchir des toiles avant le premier mars. Le même règlement spécifiait le blanchissage des toiles grâce aux cendres plutôt qu’avec de la chaux. Mais ce second procédé a tout de même ses adeptes 268 . Les blanchisseurs ne sont pas les seuls à pratiquer leur industrie selon une certaine routine, acquise au temps des règlements royaux. Les tisserands conservent au début du XIXe siècle, des techniques déjà en vigueur un demi-siècle auparavant. À l’instigation de l’Administration gouvernementale, un ouvrier a testé vers 1800-1804 un métier à tisser fonctionnant avec une navette volante. L’expérience, financée par l’Etat, ne donne pas de résultats concluants quant au produit final : de l’avis des négociants, la toile ainsi fabriquée se dépréciait par la formation d’une lisière dentelée. Le nouveau procédé est aussitôt rejeté, sans autre forme d’essais, au profit de la pratique routinière parfaitement acquise et maîtrisée 269 . Enfin, les toiles blanches passent entre les mains des emballeurs qui se chargent de les envelopper dans du papier et dans d’autres toiles de médiocre qualité, fabriquées à Bourgoin et La Tour-du-Pin . Cinq toiles blanches réunies forment une balle. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’Espagne, principal débouché des toiles voironnaises, les reçoit par fardeaux, c’est-à-dire par lots de vingt ou vingt-cinq toiles blanches 270 .

Notes
261.

Dans le Saint-Quentinois, les blanchisseries fonctionnent selon le même calendrier, avec une activité très intense entre la mi-mars et la mi-novembre, ce qui signifie que les livraisons de toiles les plus nombreuses s’effectuent avant l’été. Voir TERRIER (D.), 1996, p. 71. Au contraire, à Osnabruck, en Allemagne, entre 1770 et 1850, les livraisons de toiles atteignent leur maximum pendant la chaleur estivale, alors que leur fabrication s’effectue pendant la saison froide. Cela s’explique d’après Schlumbohm, par l’absence de spécialisation des ménages ruraux de cette contrée : ils s’occupent à la fois de la production de leur propre lin, de son filage puis de son tissage, ce qui exige de leur part davantage de temps. Voir SCHLUMBOHM (J.), in BERG (M.), HUDSON (P.) et SONENSCHER (M.), 1983.

262.

ADI, J560/2, Fonds Chaper, Notions générales sur la fabrique de toiles de Voiron en 1807, in Papiers d’Augustin Perier .

263.

ADI, 138M5, Etat de situation des fabriques de toiles de chanvre dans la commune de Voiron , année 1816.

264.

Comme en Bretagne. Voir MARTIN (J.) et LE NOAC’H (A.), 1998, pp. 136-137.

265.

ADI, 138M2, Statistiques industrielles et manufacturières de l’arrondissement de Grenoble, dressées par le Préfet de l’Isère le 10 juillet 1812.

266.

C’est beaucoup moins que pour les toiles de Bretagne : au début du XIXe siècle, plus de cinquante blanchisseries sont recensées. Cela s’explique peut-être par l’extrême dispersion de la production et par le plus grand nombre de marchés de ventes locaux. Voir MARTIN (J.) et LE NOAC’H (A.), 1998, p. 132.

267.

ACV, 1F2, Tableau de la population agglomérée de la ville de Voiron le 16 mars 1817.

268.

ADI, 2C98, Projet de règlement rédigé par l’assemblée des négociants et des fabriquants le 30 novembre 1779.

269.

ADI, 138M5, Extrait des délibérations de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron le 28 janvier 1811.

270.

ADI, J560/2, Fonds Chaper, Notions générales sur la fabrique de toiles de Voiron en 1807, in Papiers d’Augustin Perier .