La qualité des toiles.

Il est difficile de dater l’usage de l’expression puis de la marque « Toiles de Voiron  » 271 . Au milieu du XVIIIe siècle, elle existe déjà comme un label. De même, il n’est pas possible de savoir l’origine de cette marque : est-elle mise au point par Jacques Perier , par les négociants voironnais, par les consommateurs… ? En définissant des standards de qualité pour leurs toiles, les négociants voironnais se situent dans la droite ligne de leurs confrères et concurrents malouins et des toiles « Bretagnes », devenues « un véritable label de référence » sur les marchés ibériques, grâce à l’identité et à la qualité offerte à la clientèle. Les négociants de Voiron cherchent eux aussi à établir la confiance autour de l’appellation « Toiles de Voiron ». La démarche suit la même logique, car ils tentent d’imposer leurs normes à toute la chaîne de fabrication 272 .

Alors que les négociants voironnais rejetaient, dans les dernières années de l’Ancien Régime, un trop grand interventionnisme de l’Etat royal, à travers son administration provinciale à l’occasion de l’affaire Du Bu en 1779, ils sont prompts au siècle suivant à réclamer l’aide du gouvernement. Pour contrer le déclin de la production, ces mêmes négociants manifestent leur souhait d’obtenir davantage de commandes de la part des troupes françaises ou encore de recevoir des subventions pour édifier un hôpital pour leurs ouvriers âgés, malades ou indigents. Mieux, ils espèrent que le gouvernement leur enverra des ouvriers spécialisés et qualifiés provenant des différentes parties de l’Empire pour qu’ils leur transmettent des techniques et des renseignements, et tant pis si des concurrents français doivent en souffrir 273 .

Déjà, dans les dernières années de l’Ancien Régime, négociants en toiles et tisserands tentent d’établir un règlement pour protéger leur Fabrique et leur produit, la Toile de Voiron , probablement à l’initiative de l’inspecteur des manufactures : ils s’engagent à en assurer la qualité en recourant à du chanvre battu et « purgé de la matière crasse dont il est chargé », puis à un fil lessivé avec de la chaux. De même, tous reconnaissent l’utilité d’adopter des normes reconnues par tous, par exemple pour la largeur (au moins quarante-trois pouces), ou pour le matériel employé pour les fabriquer (pour les peignes afin d’éviter la diminution du nombre de fils). Croyant toujours en « la fortune du colbertisme », alors que les partisans du libéralisme tentent d’imposer leurs vues à Paris, les négociants voironnais estiment donc que la réussite de leur produit repose sur sa qualité 274 . Etant donné la croissance durant la décennie qui suit l’élaboration de ce règlement, ils gardent un assez bon souvenir de cette période. L’activité la plus réglementée demeure celle des blanchisseurs, avec des sanctions atteignant plusieurs centaines de livres, ce qui laisse penser que ces derniers sont à l’origine des abus les plus nuisibles. Les négociants voironnais, opposés à l’immixtion de l’inspecteur dans leurs affaires, sont d’autant plus favorables à l’instauration d’un règlement qu’ils ont sous les yeux l’exemple de leurs concurrents de Morlaix, eux aussi très présents sur les marchés ibériques. En l’espace d’une quarantaine d’années, la production de crées du Léon est passée de trente-trois mille sept cents pièces à environ vingt mille en 1788 en raison d’une qualité moindre des pièces et de règlements contournés par des tisserands soucieux de réduire leurs coûts et leur délais de fabrication. Avec des défauts de laise régulièrement soulignés par les marchands, les crées de Morlaix doivent se contenter de la clientèle des paysans pauvres d’Espagne 275 .

Pour veiller à la bonne application de ce règlement, un corps de gardes jurés doit visiter et inspecter régulièrement les toiles, le matériel, les ateliers… et est spécialement chargé d’appliquer la marque d’une empreinte au noir de fumée, pour un coût d’une sol par pièce. Dans un second temps, les toiles sont une nouvelle fois examinées et marquées au bureau de contrôle lors de la vente 276 . Afin d’établir un climat de paix et de confiance entre négociants et tisserands, chaque groupe choisit en son sein un garde juré, ainsi que des syndics. La plupart de ces décisions n’ont rien de foncièrement novatrices, elles ne font que sanctionner une situation déjà existante grâce à l’action de l’intendant de la Porte, qui, vingt ans plus tôt, avait déjà institué deux gardes jurés et huit syndics mais il semble qu’il y ait eu du laisser-aller dans la tenue des registres 277 . En revanche, l’absence d’inspecteur à Voiron pendant plusieurs années, a favorisé l’épanouissement de la Fabrique selon les négociants eux-mêmes. Malgré la prospérité de l’activité toilière, Voiron n’est pas le siège d’une inspection ou d’une sous-inspection, on lui a préféré Romans. Certes, au milieu du XVIIIe siècle, un inspecteur a siégé quelques temps à Voiron, avant de faire les frais de la réorganisation du corps des inspecteurs, à une époque où la fabrication des toiles était inférieure à celle acquise en 1779. Les négociants voironnais en ont peut-être gardé une certaine rancœur de se voir préférer Romans. Dès lors, la cité toilière doit se contenter d’un bureau de visites et de marque, comme Bourgoin ou Crémieu où l’on tisse des toiles de piètre qualité et en faible quantité. Normands et Bretons ont leurs propres inspecteurs, spécialement affectés à la surveillance des toiles et ne dépendant pas des inspecteurs des draps. Le seul avantage que la présence de ce bureau leur procure, est l’absence de déplacement pour la visite et la marque. Voici donc la cité reléguée au rang de centre toilier de second rang 278 .

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, un vaste mouvement de lutte contre les corporations se fait jour en Dauphiné. Les inspecteurs des manufactures éprouvent ainsi le plus grand mal pour faire appliquer les règlements et apposer les droits de marque 279 . Au contraire, un vent de liberté souffle dans les cités industrieuses comme Voiron . Les négociants en toiles ne s’opposent pas à toute forme de réglementation à partir du moment où ils se chargent eux-mêmes de la fixer et de l’appliquer, à travers des assemblées de négociants, en choisissant les gardes jurés et syndics. Depuis 1775, l’autorité de Du Bu, l’inspecteur des manufactures de Romans, est régulièrement remise en cause à Vienne, Romans… Ce n’est pas la première fois que Du Bu se fait chahuter. Depuis les années 1760, toute la province de Dauphiné baigne dans un état de fronde généralisée à l’égard des inspecteurs des manufactures et des règlements imposés par les autorités. Les drapiers rejettent également les propositions faites par Du Bu 280 . D’ailleurs, lorsque Du Bu, en 1779 281 , tente de supprimer les gardes jurés et de les remplacer par un de ses hommes, probablement pour mieux contrôler l’activité, il déclenche un tollé général sur la place 282 . L’agitation est alors à son comble à Voiron, lorsque les négociants découvrent qu’en sous-main, le même inspecteur a modifié leur projet de règlement et, par-dessus tout, changé la marque des Toiles de Voiron. Ces messieurs sont assez jaloux de leur indépendance 283 . Par ces décisions, les négociants estiment qu’il a anéanti la confiance : confiance de négociants mais aussi confiance des clients. Le préposé choisi par Du Bu accorderait, en outre, la marque à des toiles contrefaites ou à des toiles de contrebande venant de Savoie. Derrière toutes ces critiques, se cache une querelle de pouvoir : les négociants n’apprécient pas d’être dépossédés de ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leurs compétences.

Pour les milieux d’affaires, la Révolution constitue une période d’opportunités à saisir, mais la suppression de la réglementation d’Ancien Régime, brise en même temps leurs repères, après avoir vécu pendant des décennies dans un système encadré et contrôlé. À peine libérés, ils réclament à nouveau une intervention des autorités compétentes pour éviter toute dérive dans la qualité des produits et toute fraude. Derrière les plaintes qui surgissent en ce domaine, on devine la main de ceux qui ont le plus à perdre, ceux qui étaient déjà en place avant 1789 et qui profitaient de la réglementation, tels que les frères Jubié, à La Sône , qui se font une spécialité, depuis un siècle, de se plaindre de leur sort. Le sous-préfet de Saint-Marcellin puis son supérieur, le Préfet de l’Isère, se font l’écho de leurs plaintes en matière de fils de soie, comme jadis lorsqu’ils allaient se lamenter auprès de l’Intendant de la province ou de l’inspecteur des Manufactures. Pour eux, le déclin de l’industrie de la soie au début du XIXe siècle provient en partie de la dégradation des soins apportés à la fabrication des fils, fatale à la réputation des soieries françaises 284 .

Notes
271.

Dès le XVIIe siècle, la marque « Fabrique de Voiron  » semble utilisée.

272.

MINARD (P.), 1998, pp. 281-284, LESPAGNOL (A.), 1996 et TANGUY (J.), 1996.

273.

ADI, 138M5, Extrait des délibérations de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron le 28 janvier 1811.

274.

Sur ce sujet, voir les analyses de MINARD (P.), 1998, pp. 17-18.

275.

TANGUY (J.), 1996, pp. 309-318.

276.

MINARD (P.), 1998, pp. 20-21 et 152.

277.

ADI, 2C98, Projet de règlement rédigé par l’assemblée des négociants et fabriquants en toiles de Voiron , le 30 novembre 1779 et MINARD (P.), 1998, p. 456.

278.

MINARD (P.), 1998, pp. 38-39, 44-46, 62-64.

279.

LEON (P.), 1954a, vol. 1, pp. 148-152.

280.

ADI, 2C98, Mémoire ms rédigé par des négociants contre l’inspecteur Du Bu, sd [1779-1780] et MINARD (P.), 1998, pp. 272-274.

281.

Les lettres patentes du 5 mai 1779 déterminent, d’une part, les étoffes réglées (organisées selon de nouveaux règlements) et, d’autre part, les étoffes libres (qui ne comportent qu’une marque nationale et des lisières distinctives). Voir BECCHIA (A.), 2000, p. 266.

282.

LÉON (P.), 1954a, vol. 1, pp. 142, 147, 150-152. Déjà en 1740, un inspecteur avait été brutalisé à Voiron par les négociants qui rejettent le règlement de 1731.

283.

LÉON (P.), 1954a, p. 140, HIRSCH (J.-P.) et MINARD (P.), p. 146 et sq.

284.

ADI, 138M4, Lettre ms du Ministre de l’Intérieur adressée au Préfet de l’Isère le 22 juillet 1810.