Les négociants voironnais et le réseau Perier.

La production de toiles de Voiron prend son essor avec l’initiative de Jacques Perier 285 , alors associé dans un petit commerce de mercerie à Grenoble, et qui fait le pari à partir des années 1740 (peut-être même avant) d’acheter des toiles et de les expédier dans le Midi de la France, en Languedoc et en Provence, puis en Espagne. C’est en tout cas ce que raconte la légende (ou plutôt Augustin Perier , le petit-fils de Jacques). Il est probable qu’avant l’entrée en scène de Jacques Perier, les toiles voironnaises sont en priorité destinées au marché local. Pendant l’été 1741, il épouse Elisabeth Dupuy, dont le père, un marchand, fut consul de la ville de Grenoble. À partir de cet instant, les tisserands du Voironnais délaissent l’autoconsommation au profit des marchés d’exportation.

Rapidement, le jeune négociant grenoblois accapare le marché des toiles au point de détenir un véritable « monopole » à en croire F. Vermale. On peut toutefois nuancer cette dernière remarque ; à partir des années 1770 au moins, des autochtones se lancent à leur tour dans le négoce de toiles, comme les Denantes ou les Bonnet ainsi que d’autres maisons grenobloises, mais sans pouvoir rivaliser avec la puissante maison Jacques Perier père & fils. Ses affaires s’élargissent à l’ensemble de l’Europe de l’Ouest avec des relations à Londres , Livourne et Winterthur. En 1785, afin de consolider leurs positions commerciales dans le Midi et en Méditerranée, les Perier entreprennent d’acheter une maison à Beaucaire, où se déroule chaque année l’une des plus grandes foires du pays 286 . Il n’en reste pas moins que leur fortune se bâtit sur les toiles voironnaises. Ayant amassé plusieurs milliers de livres, Jacques Perier n’hésite pas, en période de crise, à avancer des fonds aux tisserands-fabricants, finançant ainsi l’activité de la Fabrique. Grâce à ses initiatives, la production décuple en un demi-siècle 287 .

Pour contrôler le marché toilier, Jacques Perier s’appuie sur sa famille et l’ensemble de son réseau de parenté, à savoir, évidemment ses fils, mais aussi son neveu François Perier-Lagrange 288 , promu au rang d’associé. Ainsi, il favorise le mariage de sa nièce Madeleine, la fille orpheline de son frère Jean dont il a la garde, avec le jeune François Tivollier , l’un de ses agents à Voiron , en 1764 289 . C’est d’ailleurs à cette date que se constitue une nouvelle entreprise, Jacques Perier, père, fils, neveu & Cie, pour prendre en compte l’ensemble des partenaires familiaux du fondateur, ainsi qu’André Rey et Tivollier. L’association tient une vingtaine d’années jusqu’au décès de Jacques Perier, avec un renouvellement en 1773. Jacques Perier et ses deux fils, Claude et Augustin, apportent, à eux trois, un capital de 120.000 livres. Signe de la réussite et de la prospérité de l’affaire depuis plusieurs années, Jacques dispose d’un compte courant dans l’entreprise, en 1773, de 344.000 livres. Celui de Claude Perier est d’environ 72.500 livres. Au total, les Perier ont plus d’un demi million de livres investi dans le négoce de toiles voironnaises. À sa mort en 1782, Jacques Perier laisse une fortune estimée à 600.000 livres environ 290 . Dès 1760, Jacques Perier, puis son fils Claude, investissent leurs profits commerciaux dans l’immobilier par l’achat d’un premier domaine, le Bachais, près de Grenoble, pour 19.000 livres, appartenant à la famille Gratet du Bouchage, suivi d’autres acquisitions dans les années suivantes pour 54.000 livres. En 1778, Jacques Perier manifeste des velléités d’anoblissement auprès de Louis XVI pour avoir « relevé trois fois et soutenu de sa bourse et de son crédit le commerce de Voiron ». Le 21 juin 1779, son fils Claude achète l’office de conseiller secrétaire du Roi, puis le 5 juin 1780, pour 1.024.000 livres, il achète la seigneurie de Vizille au duc de Villeroy. Enfin en 1788, il tente d’obtenir la charge de trésorier général de la province 291 . La disparition de Jacques Perier entraîne des modifications de la part de son fils et héritier, Claude. Les Perier-Lagrange se séparent alors de leurs cousins 292 .

Tableau 1-Les capitaux du réseau dauphinois des Perier à la fin du XVIIIe siècle.
Membres du réseau Perier Fortune en francs
Claude Perier 1.500.000
François Perier-Lagrange 300.000
François Tivollier 250.000
Jean Pomponne Busco 170.000
Jacques Randon 160.000
Camille Teisseire 150.000
François Berlioz 120.000
Charles-Alexandre Pascal 120.000
Savoye de Rollin 100.000
François Roux 90.000
Total = 2.960.000

Source : ADI, L363, Matrice du rôle pour l’emprunt forcé de l’An IV et état nominatif des citoyens dans le cas de fournir à l’emprunt.

Claude décide alors de créer deux entités séparées, l’une à Voiron , chargée du commerce des toiles sous la raison sociale Perier, Randon, Roux & Cie, alors que la seconde société, Perier père & fils, Berlioz, Rey & Cie, basée à Grenoble, regroupe les autres activités commerciales avec de nouveaux partenaires. Claude Perier s’engage à verser dans cette dernière société 240.000 francs. En novembre 1792, Perier dissout sa maison grenobloise et se lance dans la spéculation à Paris, tandis qu’il poursuit diverses opérations sur les biens nationaux, parfois en association avec ses partenaires voironnais, les frères François et Jean Roux, par exemple pour acquérir la commanderie de l’ordre de Malte à Saint-Gilles-du-Gard (mille trois cents hectares pour 5.100.000 livres) 293 . Pour conforter ses positions dans le commerce des toiles, Claude Perier, alias Perier-Milord, célèbre pour son avarice et son appât du gain 294 , s’adjoint les services de négociants voironnais chevronnés, déjà très actifs et à la tête de leurs propres maisons. François Roux , l’un d’eux, originaire d’Uzès, conserve de solides attaches familiales et commerciales avec son département natal et plus particulièrement avec Beaucaire. D’ailleurs, à l’occasion, Perier le soutient financièrement avec plusieurs prêts, notamment en août 1792 pour plus de 57.000 livres. Quant à Jacques Randon , il a hérité de son père d’une très profitable entreprise de négoce. Le recrutement de ces deux nouveaux associés laisse supposer que Claude Perier s’est désintéressé des toiles, préférant se reposer sur des hommes déjà solidement établis. Bien qu’associé à la maison voironnaise des Perier, François Roux n’en participe pas moins avec son frère, Jean, à leur société grenobloise 295 . Les familles Randon et Roux nouent d’étroites relations avant 1776, à tel point que lorsque Jacques II Randon décède, sa veuve, Cécile Billion, se remarie en secondes noces avec son associé, François Roux, ce qui évite une fuite de capitaux de l’entreprise. Son fils, César Randon, le futur Maréchal, épouse Clotilde Perier, la fille d’Alexandre Perier et nièce de Charles-Alexandre Pascal.

À partir de 1764, Jacques Perier et son fils Claude, adoptent une politique matrimoniale audacieuse à l’égard de leurs progénitures respectives, afin de consolider leur implantation dans le monde local des affaires. De ce point de vue, les alliances nouées par les membres du clan Perier affermissent plus que jamais l’ascension sociale de la famille 296 . Claude Perier épouse en 1767 Marie-Charlotte Pascal, dont le père, Charles, est alors syndic général des marchands de Grenoble, colonel de la milice bourgeoise et référendaire en la chancellerie. Cette union scelle l’alliance très profitable entre les Perier, les Pascal et la place voironnaise. Jacques Perier comprenant sans doute l’utilité d’avoir des relations solides avec quelques institutions locales, marie sa fille Hélène-Elisabeth avec un avocat au Parlement de Dauphiné, Esprit-Alexandre Gueymard, qui devient par la suite vice-président de la Cour d’appel de Grenoble. Ses deux plus jeunes filles, Elisabeth et Rose-Euphrosine épousent respectivement un négociant lyonnais, Pierre Jordan, et un autre avocat au Parlement de Grenoble, Pierre-François Duchesne. Claude poursuit cette politique, mais en intégrant davantage les élites économiques comme le liquoriste Camille Teisseire 297 . On assiste parfois à des enchaînements d’alliances avec le mariage de l’un des fils de Claude Perier, Alexandre, avec Alexandrine Pascal, fille de Charles-Alexandre, tandis que Louis-Henry Tivollier , le fils de François et de Madeleine Perier-Lagrange , épouse en l’an VI sa cousine, Jeanne-Séraphie Perier-Lagrange, fille de François, qui donne à cette occasion 40.000 livres de dot à sa fille. Quant à Joseph Tivollier, le cousin germain de Louis-Henry, propriétaire d’une blanchisserie à Coublevie , il épouse en 1781 Jeanne Perier, une des nièces de Jacques Perier, avec l’assentiment de ce dernier et de François Tivollier , son oncle. Les relations entre les Perier-Lagrange et les Tivollier se maintiennent dans la première moitié du XIXe siècle, puisque plusieurs héritiers du clan Perier-Lagrange terminent leur vie à Voiron , célibataires et hébergés par leurs cousins Tivollier. En 1826, à l’occasion de son mariage, Louis-Séraphin Tivollier , fils de Louis-Henry Tivollier et petit-fils de François Tivollier, apparenté aux Perier-Lagrange par sa mère et sa grand-mère, reçoit de ses tantes Julie et Marie-Rosalie Perier-Lagrange vingt mille francs de donation 298 . L’ensemble du réseau construit en deux générations par Jacques Perier puis son fils Claude prend toute son importance pendant la période révolutionnaire et jusqu’à la fin de la Restauration, puisqu’on dénombre alors pas moins de quatorze députés à Paris membres de la famille Perier 299 . En outre, dans chaque institution politique d’importance dans le Sud-est de la France, figure un membre du groupe Perier. Ce sont autant d’hommes qui ont pu servir, directement ou indirectement les intérêts des négociants voironnais, dans la mesure où les Perier possèdent des intérêts dans le négoce des toiles.

Schéma 1-Le réseau Perier.
Schéma 1-Le réseau Perier.

Par le mariage de sa sœur avec celui qu’on surnomme quelques années plus tard « Perier-Milord », Charles-Alexandre Pascal rejoint la place toilière de Voiron où il représente les intérêts de la maison Perier, tout en menant de front sa carrière parisienne. Personnage discret, il n’en est pas moins l’un des rouages indispensables au bon fonctionnement de la Fabrique voironnaise, par son entregent, sa connivence avec les milieux politico-financier locaux et parisiens, ce qui permet aux négociants voironnais qui le côtoient, d’être dans les bonnes grâces des autorités et des financiers grenoblois et parisiens. Né en 1751 à Grenoble, Charles-Alexandre Pascal occupe d’abord, comme son père, le poste de référendaire en la chancellerie en 1780, avant de se lancer dans les affaires avec son bouillonnant beau-frère dans les années suivantes. Au sein de la maison Perier, il prend en charge le négoce des toiles, activité délaissée par Claude Perier , plus intéressé par ses opérations foncières ou spéculatives. On peut alors légitimement supposer que ce poste lui est confié au lendemain du décès du fondateur de la dynastie, Jacques, en 1782. Avec la Révolution française, il se lance en politique pour devenir le représentant des Perier dans les instances officielles et décisionnelles, d’abord à Grenoble, au Conseil général, puis à Paris au Corps législatif, de l’An X jusqu’à la chute de l’Empire. Son beau-frère, Gabriel Perreton, est juge au tribunal du district de La Tour-du-Pin , tandis que l’époux de sa sœur Marie-Louise-Julie, Jean-Baptiste-Abraham Mallein, occupe une place d’avocat au Parlement de Grenoble puis de procureur général. Promu chevalier de la Légion d’honneur, Pascal a également été administrateur du département de la Corrèze. Il participe avec son beau-frère Claude Perier et avec François Perier-Lagrange , à la constitution de la Société des Sans-Culottes républicains, à Grenoble, chargée de fabriquer des armes 300 . Avec le liquoriste Camille Teisseire, l’un des gendres de Claude Perier, et un de ses confrères négociant en toiles de chanvre, Charles-Alexandre Pascal forme une de ces « bandes noires 301  » se livrant à de vastes spéculations foncières. Ainsi, en l’an XII, les trois hommes achètent aux héritiers Talleyrand-Périgord, des propriétés situées à Vinay , à Viriville , Beaurepaire, Châtonnay … pour 321.308 francs, aux termes d’enchères, payables ultérieurement aux vendeurs. Pour les trois associés, il s’agit de réaliser une plus-value en revendant par lot les biens acquis. Devant l’ampleur de leurs opérations, ils entraînent avec eux quelques semaines plus tard Augustin Perier , qui entre pour un quart dans l’affaire. En 1809, Bonnet, l’un des associés, échaudé par la lenteur des ventes, se retire au profit de Scipion Perier. Lorsque Pascal meurt, tous les terrains n’ont pas encore trouvé acquéreurs, pire les bénéfices sont quasiment inexistants (seulement 25.000 francs en 1826), à tel point que les Perier doivent verser une indemnité à leur parente, la veuve Pascal, dans la gêne 302 . Il décède à Grenoble en 1818, après avoir connu des revers de fortune en ne laissant que 21.000 francs à ses trois enfants. Déjà, en l’an VII, l’enlèvement par les commissaires de la République de trois cent soixante toiles dans son comptoir, a considérablement amoindri sa fortune, à tel point qu’il avait dû alors solliciter de nouveaux commanditaires. En 1815, alors qu’il vient de perdre son siège de député, Pascal vend sa maison de Voiron pour 40.000 francs à la municipalité qui souhaite en faire un hôpital, alors qu’elle en vaut plus de cent mille 303 .

Notes
285.

Né en 1703, il devient lui-même consul (1767-1775) puis directeur de l’hôpital de Grenoble. Il décède en 1782.

286.

ADI, 3E1432/46, Procuration devant Me Girard (Grenoble) le 17 février 1785 et BARRAL (P.), 1964, p. 24, LEON (P.), 1954a, p. 273.

287.

ADI, J560/2, Fonds Chaper, Notions générales sur la fabrique de toiles de Voiron en 1807, in Papiers d’Augustin Perier , et VERMALE (F.), 1934.

288.

En 1778-1779, François Perier-Lagrange reprend à son cousin Claude Perier un office de conseiller garde-scel des sentences, jugements et ordonnances de la juridiction des gabelles de Grenoble.

289.

ADI, 3E1432/22, Contrat de mariage devant Me Girard (Grenoble).

290.

ADI, 11J30, Fonds Perier, BERNARD, DUCHESNE et MICHAL, Observations sommaires pour les cohéritiers Perier sur le précis siginifié par Joseph Rey et Marie Marguerite Rey, héritiers d’André Rey, leur père, Grenoble, Imprimerie Veuve Peyronard, sd [1810] et STOSKOPF (N.), 2002, p. 292.

291.

LEON (P.), 1954a, pp. 273-275 et BONNIN (B.), 1987, pp. 61-77.

292.

Cependant, les Perier-Lagrange conservent d’étroites relations avec les Tivollier , car c’est dans leur maison de la rue Sermorens ou de la rue des Quatre-Chemins, à Voiron , que Jacques Perier -Lagrange, le beau-frère de François Tivollier, décède le 11 décembre 1827, célibataire, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Le 7 avril 1859, c’est au tour d’André Perier-Lagrange d’y mourir, lui aussi célibataire, à l’âge de quatre-vingts ans.

293.

BARRAL (P.), 1964, p. 25, CHAGNY (R.), 2000, pp. 289-308.

294.

Voir à ce sujet son portrait par STENDHAL, 2002, pp. 398-399.

295.

ADI, 3E3508, Règlement devant Me Trinché (Grenoble) le 8 messidor an IX. Peut-être existe-t-il un lien de parenté entre François Roux et Charles-Alexandre Pascal, car Roux a des cousins à Nîmes s’appelant Pascal ?

296.

Voir les remarques de IMIZCOZ BEUNZA (J. M.), 1998, p. 51.

297.

SZRAMKIEWICZ (R.), 1974 pp. 296-300.

298.

ADI, 3E3221, Contrat de mariage devant Me Accarier (Grenoble) le 3 pluviose an VI, 3E1432/40, Contrat de mariage devant Me Girard (Grenoble) le 15 novembre 1781, 3Q43/39, ACP du 27 septembre 1826 (Contrat de mariage devant Me Allegret, à Voiron , le 23 septembre) et BARRAL (P.), 1964, pp. 44-45. La sœur de Stendhal épouse, quant à elle, François-Daniel Perier-Lagrange , le fils de François.

299.

À savoir : Claude Perier lui-même, Camille Jordan, neveu de Claude Perier, Pierre-François Duchesne, son beau-frère, Antoine-Louis-Hippolyte Duchesne, le fils du précédent, Jacques-Fortuné Savoye de Rollin, gendre de Claude Perier, Camille Teisseire également, ses fils Augustin, Alexandre, Casimir, Camille, Alphonse et Joseph (ce dernier, député seulement sous la Monarchie de Juillet), son beau-frère Charles-Alexandre Pascal et Jean-Baptiste Abraham Mallein. On peut également associer à ce groupe Mathieu Teisseire, le père de Camille.

300.

BARRAL (P.), 1964, p. 37.

301.

Les « bandes noires » sont des groupes de marchands de biens, très actifs en Dauphiné, qui rachètent de vastes propriétés, le plus souvent d’origine nobiliaire, pour les revendre « en parties brisées », c’est-à-dire sous la forme de petites parcelles. Les « bandes noires » sont particulièrement actives sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.

302.

ADI, 3Q11/42ACP du 7 thermidor an XII (Enchères devant Me Hébert, Grenoble, le 5 thermidor) et 2E1109bis, Convention sous seing privé du 3 octobre 1826.

303.

ADI, 3Q11/1686, Mutation par décès du 21 mai 1819, L369, Lettre ms de Pascal le 13 fructidor an VII et MARTINEAU (H.), 1948, pp. 363-364, et BOURLOTON (E.), COUGNY (G.) et ROBERT (A.), 1889-1891, volume 4, p. 554.