Un monde clos.

‘« Une industrie vaut ce que valent les hommes qui la dirigent, et ceci est surtout vrai en période de crise » 305 .’

Chez les négociants voironnais, l’objectif de chacun est de pouvoir transmettre son affaire à l’un de ses fils. Afin de faciliter le passage d’une génération à l’autre, le fils choisi pour reprendre la maison de négoce passe quelques années aux côtés de son père, d’abord comme voyageur de commerce ou commis, avant d’être promu associé à part entière.

Lorsqu’il devient associé, le fils de négociant peut conserver ce poste de voyageur de commerce, surtout si l’âge avancé de son père empêche ce dernier de se déplacer. À cette occasion, les associés rédigent un acte de société pour clarifier la situation, mais jusqu’au début du XIXe siècle, il semble qu’à Voiron , les affaires individuelles dominent dans le monde du négoce de toiles. Ainsi en 1812, Claude-Césaire-Frédéric Allegret entre dans la maison commerciale de son père, Césaire-Albin, en qualité de commis. À ce titre, il reçoit un modeste intéressement aux bénéfices, ce qui lui permet de se constituer un petit pécule, soigneusement mis de côté jusqu’au moment où son père le prendra comme associé. C’est chose faite huit ans plus tard, en 1820, avec la formation d’une nouvelle société, Allegret père & fils au capital de 80.000 francs. Claude-Césaire-Frédéric Allegret doit apporter un quart de la mise de fonds. Il parvient à rassembler 5.000 francs sur ses économies personnelles tandis que son père lui fait donation des 15.000 francs qui lui manquent pour compléter son apport. En faisant une telle donation, il favorise celui de ses enfants qui est appelé à lui succéder 306 . La pratique, peu originale, n’est pas nouvelle dans la cité négociante.

Précocement, les négociants ont cherché à pérenniser leur maison de commerce par ce moyen, dès le XVIIIe siècle. Déjà en 1776, Jacques Randon avait agi de la sorte avec son fils homonyme en lui donnant de son vivant, vingt mille livres, comme sa part anticipée dans son héritage. Mais, Jacques II Randon doit utiliser cette somme comme mise de fonds dans la nouvelle société que constitue alors son père. Quinze ans plus tard, Jacques Denantes , à son tour fait une donation à son fils amené à lui succéder à la tête de ses affaires, Marc-Antoine , au détriment des autres : mais ici, il n’est point question de liquidités ou de formation de société. Denantes père donne à son fils des biens fonciers lui permettant de tenir son rang dans la bonne société locale, à savoir une maison en ville avec son mobilier, et un domaine rural dans la commune voisine de Coublevie 307 . Pour les négociants aux moyens plus modestes ou installés récemment, la meilleure stratégie consiste alors à s’associer avec un autre confrère pour unir leurs efforts.

À côté de familles qui s’éteignent rapidement, il y a quelques dynasties de négociants particulièrement prolifiques : ils ont conscience que seule une forte natalité les préserve de l’extinction et prolonge leur appartenance au milieu des affaires. Si les voyages forment la jeunesse, cela tient aussi au fait que quelques négociants ne sont pas tous natifs de Voiron . Certes, la plupart des grandes familles de la place sont établies dans la cité depuis au moins le XVIIIe siècle, à l’instar des Denantes , Tivollier, Allegret ou Jacquemet pour ne citer que les plus importantes. Si l’on excepte les prolifiques familles Denantes et Tivollier, le milieu négociant voironnais se caractérise dès la fin du XVIIIe siècle par son comportement malthusien, avec dans ses rangs plusieurs célibataires, des couples inféconds ou des enfants uniques.

Ainsi, des négociants comme Jean Méjean , marié à Magdelaine Billion, ou François Roux , marié en secondes noces à Cécile Billion, transmettent leurs avoirs à leurs neveux ou à d’autres membres de leur fratrie. De son mariage avec Domitille Randon, Sulpice II Calignon fils n’a eu qu’une fille, Cécile. Mais, pour lui, comme pour Roux, sans enfant, cela ne pose qu’un problème limité car ils ont pris soin d’associer à leurs affaires un de leurs frères.

Cette association entre un frère célibataire et un frère ayant des enfants, devient même une pratique héréditaire chez les Rambeaud. Adrien Rambeaud, à l’origine marchand drapier à Voiron au milieu du XVIIIe siècle, transmet ses biens et son sens des affaires à ses deux fils aînés Claude, décédé en 1807, et Adrien II , décédé huit ans plus tard, tandis le plus jeune de ses fils, François, s’engage dans le régiment de Conti en 1762. Militaire de carrière, il sert d’abord dans les armées royales puis dans les troupes révolutionnaires avec lesquelles il s’illustre en Italie puis en Syrie où Bonaparte le promeut au grade de général de brigade, avant de décéder pendant le siège de Saint-Jean-d’Acre en 1799 308 . Seul l’aîné des trois frères se marie, avec Marie-Thérèse Guillot, qui lui donne trois enfants : à leur tour ses deux garçons, Germain et Joseph Rambeaud , reprennent l’entreprise familiale de négoce de toiles et la transforment sous la Restauration en banque, tout en conservant la même raison sociale, Rambeaud frères. Leur oncle Adrien II, célibataire, leur transmet ses parts à sa mort. Finalement, son célibat préserve les intérêts de l’entreprise en évitant une dispersion du capital entre différents cousins. Toutefois, ni Germain, ni Joseph ne prennent femme, seule leur sœur cadette, Lucie, se marie, d’ailleurs avec l’un de leurs cousins, le négociant en toiles Jacques Monnet-Daiguenoire. Au décès des deux célibataires endurcis, leur banque revient par héritage à leur unique neveu, Jules Monnet-Daiguenoire .

Apparentée aux Rambeaud, la famille Monnet-Daiguenoire a elle aussi des pratiques malthusiennes. Le négociant Jacques Monnet-Daiguenoire, décédé en 1817, n’a qu’un seul enfant, prénommé lui aussi Jacques, à qui il laisse un fonds de commerce évalué à 18.000 francs. Leur modeste maison de négoce ne se trouve donc pas fragilisée lors de sa transmission. En même temps que son père disparaît, Jacques II Monnet-Daiguenoire en profite pour se remarier avec Marie Calignon, elle aussi issue de ce milieu du négoce.

Chez les Calignon, la situation familiale est plus complexe. Pour préserver l’intégrité de sa maison, Sulpice Calignon père, dans son testament, favorise ses deux fils, Sulpice II et Joseph, déjà attachés aux affaires familiales, au détriment de sa fille Marie Calignon. Le décès prématuré de l’aîné, Sulpice II, au début de l’année 1815, fragilise l’organisation de l’entreprise. De son mariage avec Domitille Randon, il n’a eu qu’une fille encore mineure, Cécile. Seul désormais pour diriger la blanchisserie et les opérations commerciales de leur négoce de toiles, son frère, Joseph Calignon , reste encore quelques années à Voiron , avant de se retirer dans sa propriété du Pin, à proximité de son nouveau centre d’intérêt, une tuilerie. À sa mort, en 1836, aucun de ses quatre enfants ne manifeste le désir de poursuivre les entreprises familiales : la fille aînée, Estelle, épouse l’année suivante André Drut 309 , polytechnicien et homme d’affaires saint-simonien proche d’Arlès-Dufour qui parcourt l’Europe à la recherche de la fortune. C’est lui qui anime avec Arlès-Dufour le mouvement saint-simonien lyonnais sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Après une faillite à Lyon, il quitte la France. Il gère les biens des princes Démidoff en Italie puis en Sibérie, avant de mettre ses talents de gestionnaire au service du roi Jérôme Bonaparte. Sous le Second Empire, Drut siège au conseil d’administration de la Compagnie des Hauts Fourneaux, Forges et Ateliers de Construction d’Oullins avec Arlès-Dufour, Enfantin et Breittmayer, un ami de Samuel Debar . Les frères d’Estelle, Soffrey et Achille Calignon, préfèrent quitter Voiron pour s’engager dans l’armée française, en Algérie : le plus jeune y trouve d’ailleurs la mort en 1840, tandis que Soffrey tombe sous les balles autrichiennes pendant le carnage de Solferino. Quant au cadet, Ernest, il est atteint de débilité et passe sa vie sous tutelle. Aucun d’eux n’a d’enfant. Ainsi s’éteint la lignée des Calignon 310 .

Tableau 2-Origine géographique des négociants en toiles au milieu du XIXe siècle.
Négociants Naissance
Société Date de création de la société 311
  Lieu Date    
Allegret Frédéric Voiron 1793 Allegret père & fils 1808
Biroard Jean-François Nyons 1809 Biroard & Dépard 1839
Bonnard Jean-Baptiste Voiron 1795 Bonnard 1847
Faige-Blanc Frédéric Voiron 1811 Blanc, Jacquemet père & fils 1851
Denantes Auguste Voiron 1797 Jacques Denantes père & fils 1830
Denantes Joseph Voiron 1805 Jacques Denantes père & fils 1830
Dépard Joseph Voiron 1818 Dépard & Cie 1855
Hulmière Victor Romans 1831 Hulmière & Chauvet 1825
Géry Régis Grenoble 1807 Géry & Cie 1837
Chauvet Fénélon Cygnes 1797 Hulmière & Chauvet 1832
Jacquemet Achille Voiron 1816 Jacquemet neveu & Cie 1855
Jacquemet Edouard Voiron 1796 Blanc, Jacquemet père & fils 1851
Jacquemet Casimir Voiron 1800 Jacquemet oncle & neveu 1840
Lalande Auguste Voiron 1814 Allegret père & fils 1808
Landru Joseph-Barthélémy Voiron 1786 Landru & Ferrier 1842
Perrier César Voiron 1820 Perrier & Cie 1855
Poncet Léon Voiron 1821 Veuve Poncet mère & fils 1844
Rachel Pierre Voiron 1806 Rachel & Aubert 1830
Roux Jérémie Uzès 1786 Roux oncle & neveu 1800
Tivollier Séraphin Voiron 1799 Tivollier & Cie 1855
Vial Alexis Ier Voiron 1778 Vial père & fils 1851
Vial Louis Voiron 1802 Vial père & fils 1851

Sources : ADI, 1U10, Liste des commerçants notables de l’arrondissement du Tribunal de Commerce de Grenoble du 13 mai 1852, du 31 juillet 1856, du 29 juillet 1857 et 155M2, Liste des commerçants notables de la CCAM de Voiron , 1864.

Pourtant, tout au moins dans la première moitié du XIXe siècle, le milieu négociant continue à s’ouvrir sur l’extérieur en intégrant quelques horsains, mais ils sont minoritaires. Ces derniers peuvent venir de ce Midi déjà largement conquis par les toiles de Voiron , tels que François Roux et son frère Jérémie. Protestants, ils sont originaires d’Uzès, dans le Gard. Quelques décennies avant eux, les Randon, également protestants, avaient quitté Ganges, dans l’Hérault, pour s’établir à Voiron, probablement sous le règne de Louis XV. François Roux arrive en Dauphiné probablement dans les dernières années de l’Ancien Régime. En 1792, il intègre le clan Perier en devenant associé au sein de la maison Perier, Pascal, Roux & Cie. Son frère prend sa suite en s’associant avec une partie de la famille Tivollier. Un demi-siècle plus tard, en 1862, les Roux n’ont pas oublié leurs racines méditerranéennes, car ils possèdent toujours une maison à Beaucaire et un domaine agricole à Uzès 312 . La mobilité est plus réduite chez les Calignon, puisque Sulpice, le père, naquit à Tullins vers 1724. Il quitte son bourg natal au milieu du siècle pour s’installer d’abord à Grenoble, alors le grand centre de commandement du négoce des toiles en Dauphiné à l’instigation des Perier qui y gèrent toutes leurs affaires.

Jusqu’à la fin des années 1820, les négociants voironnais privilégient les alliances matrimoniales en leur sein pour leur fils aîné, mais sans exclusive. Au contraire, à partir du moment où leur activité rencontre des difficultés, ils cherchent à diversifier l’origine de leur fortune.

Tableau 3-De l’endogamie à l’exogamie professionnelle des négociants voironnais.
Négociants en toiles Date du mariage Epouse Profession
du beau-père
Apports de l’épouse
Bonnet Antoine 1781 Faige-Blanc Anne Négociant en toiles 6.780£
Rambeaud Claude 1782 Guillot Thérèse ? 15.000£
Tivollier Jacques François 1784 Buisson Marie-Thérèse Négociant ( ?) 41.000£
Allegret Césaire Albin 1790 Faige-Blanc Hedwige Négociant en toiles 13.400£
Tivollier Louis-Henry An VI Perier-Lagrange Jeanne-Séraphie Négociant en toiles 40.000£
Calignon Sulpice An IX Randon Domitille Négociant en toiles 30.000£
Calignon Joseph 1807 Treillard Adélaïde ? 22.800f.
Randon Antoine 1811 Bonnet Anne Céline Négociant en toiles 4.200f.
Monnet-Daiguenoire Jacques ? Calignon Marie Négociant en toiles ?
Monnet-Daiguenoire Jacques 1817 Rambeaud Lucie Négociant en toiles 25.150f.
Denantes François Frédéric 1829 Ducrest Joséphine Sous-intendant militaire 17.200f.
Allegret Claude Césaire Frédéric 1832 Jocteur-Monrozier Sophie notaire 43.000f.
Faige-Blanc Frédéric 1837 Roux Athenaïs Négociant en toiles 65.000f.

L’endogamie caractérisée des négociants voironnais, tout au moins jusqu’aux années 1820, n’empêche pas l’arrivée régulière de nouveaux négociants, étrangers à la cité. Chez les Géry, au milieu du siècle, bien que la fratrie soit moins nombreuse que chez leurs voisins Tivollier, on distingue le même processus : l’aîné, Régis, est associé aux affaires de son père pour reprendre un jour la maison Géry & Cie, tandis que Lucien, son frère puîné, est parti s’installer comme négociant au Havre, sans que l’on sache pour autant si les deux frères ont noué entre eux des relations commerciales. À dire vrai, la mobilité semble être une seconde nature chez les Géry, puisque Antoine-Christophe, leur père, est originaire de Bourg-Argental, dans la Loire, où il est né en 1780, avant de rejoindre Grenoble sous l’Empire où il se distingue comme négociant dans le quartier Notre-Dame. À son mariage en 1807, on retrouve parmi ses témoins François Berlioz, un ancien associé des Perier. C’est dans cette dernière ville que naissent ses trois enfants. Puis, au début de la Restauration, il rejoint Voiron  : en 1817, il est mentionné comme associé au sein de la maison Gaillard, Carré, Géry & Cie alors en dissolution. Quelques années plus tard, alors que le pays s’engage dans la conquête de l’Algérie, il s’associe avec les frères Jacquemet, deux autres négociants en toiles voironnais, pour acquérir une propriété dans la région d’Alger 313 . Les Tivollier, eux aussi, veulent participer à la colonisation de l’Algérie 314 . Cette ouverture vers l’extérieur est le fruit de plusieurs décennies de tradition de voyage.

Séraphin Tivollier , héritier d’un nom prestigieux à Voiron , débute sa carrière dans le notariat. Mais en 1841, il renonce à son office et s’associe à Christophe-Antoine Géry pour fonder une entreprise de négoce de toiles sous la raison sociale Géry & Cie. Les deux associés se séparent huit ans plus tard, pour continuer séparément le commerce des toiles 315 .

Notes
305.

FOHLEN (C.), 1956, p. 67.

306.

ADI, 3E29059, Acte de société devant Me Michal (Voiron ) le 7 janvier 1820.

307.

ADI, 3E1432/34, Donation devant Me Girard (Grenoble) le 5 octobre 1776, 3E3899, Donation devant Me Allegret (Voiron ) le 18 avril 1791.

308.

SIX (G.), 1934, tome 2, pp. 343-344.

309.

RUDE (F.), 1965, tome 2, pp. 331-349, CANTON-DEBAT (J.), 2000, pp. 191, 202, 409-410. Enfantin rejoint lui aussi la Russie en 1821, où il entre au service d’un banquier commissionnaire établi à Saint-Pétersbourg.

310.

ADI, 3E29174, Testament rédigé le 14 fructidor an XI, déposé devant Me Michal (Voiron ) le 10 août 1809, 3Q43/233, Mutation par décès du 11 septembre 1815, 3E25100, Inventaire devant Me Barbier (Virieu) le 16 juin 1836 et CARCANO (M.), 2001, p. 128.

311.

Il ne s’agit pas de la date de fondation, mais du dernier renouvellement de la société, d’après les sources.

312.

ADI, 3E29166, Testament de François Roux le 4 messidor an IX devant Me Michal (Voiron ) et 3E29290, Donation devant Me Bally (Voiron) le 4 mai 1862.

313.

ADI, 3E29184, Partage de la succession de François-Jacques Tivollier le 19 janvier 1821 devant Me Michal (Voiron ), 3E29095, Dissolution de la société Géry & Cie le 31 janvier 1850 devant Me Martin (Voiron), Etat civil de Grenoble et de Voiron, 3E29235, Procuration en blanc du 28 août 1834 devant Me Neyroud (Voiron), et APG, Avis imprimé pour une transformation de société le 1er septembre 1817.

314.

ADI, 3E29236, Procuration devant Me Neyroud (Voiron ) le 7 janvier 1835.

315.

ADI, 3E29095, Dissolution de société devant Me Martin, à Voiron , le 31 janvier 1850.