Cité négociante, Voiron se trouve au cœur d’un vaste réseau migratoire multi-scalaire : tout d’abord avec son hinterland où s’activent métiers à tisser, rouets et battoirs pour la fabrication des toiles, puis avec les grandes places du négoces de toiles comme Grenoble, Beaucaire et sa célèbre foire ou encore tout le Sud-est méditerranéen. Carny, un négociant grenoblois en toiles, voyage cinq mois par an pour placer ses produits 322 .
Les négociants les plus audacieux poussent même l’expérience du voyage jusqu’aux « isles », tout au moins à la fin du XVIIIe siècle. Outre les Dolle et les Raby, d’autres Dauphinois quittent la métropole pour chercher fortune à Saint-Domingue à l’instar d’Antoine Balmet, originaire de l’Oisans ou de Mathieu Trouillet, propriétaire d’une habitation de plus deux cents hectares au Cap François 323 . Césaire-Albin Allegret 324 , appartenant à l’une des grandes familles négociantes de Voiron , a vécu plusieurs années au Cap François, à Saint-Domingue à la fin de l’Ancien Régime, avec un autre Voironnais, Laurent Treillard, avant de revenir en métropole pour prendre en main l’affaire familiale, à moins qu’il n’ait été chassé de la ville lors de sa destruction en 1793 325 . On ne connaît pas les activités d’Allegret à Saint-Domingue, mais rien n’empêche de penser qu’il y représente la maison paternelle, d’autant que dans les dernières années de l’Ancien Régime, les autorités françaises assouplissent les mesures de l’exclusif colonial dans leurs colonies, favorisant l’accostage des navires espagnols dans les Antilles françaises pour y acheter des toiles ou des vins provenant de métropole : les « isles » forment alors une « tête de pont » pour conquérir les marchés coloniaux ibériques 326 . À partir des échanges qui ont lieu à la foire de Beaucaire, des négociants peuvent s’engager vers les Antilles pour y prolonger des transactions, car le marché colonial forme alors un débouché non négligeable pour les toiles de Voiron. Peut-être la présence d’Allegret à Saint-Domingue est-elle à mettre aussi en relation avec les investissements qu’effectue Claude Perier dans cette île ? En effet, la maison Perier y vend des toiles de Voiron, via l’armateur marseillais Hugues l’aîné, tant pour les marchands que pour les esclaves. En outre, elle se livre à diverses opérations commerciales avec de grands propriétaires terriens des « Isles », sous la forme de prêts ou d’avances de fonds. Par ce moyen, Perier se trouve même propriétaire d’une habitation en 1787, servant à approvisionner sa sucrerie marseillaise 327 . Louis-Henry Tivollier , l’un des fils de François-Jacques Tivollier, s’établit pour quelques années à Marseille comme négociant, après avoir exercé son art à Grenoble, peut-être au service de ses parents, les Perier. En 1806, il héberge quelque temps le jeune Stendhal qui poursuit alors sa formation commerciale, au service de Meunier. Tivollier l’introduit régulièrement parmi ses relations dans la bonne société locale et auprès des Dauphinois installés dans le port 328 . Louis-Henry Tivollier est l’associé principal de la maison Tivollier, Samadet & Cie, soutenue par sa famille (et notamment François Tivollier ), la maison Jacques Denantes père & fils et probablement d’autres investisseurs voironnais et grenoblois. À la fin de l’année 1806, Tivollier doit, cependant, liquider son affaire marseillaise après de lourdes pertes financières 329 .
L’expérience de l’altérité se retrouve également sous la forme d’un séjour prolongé hors de la cité, parfois en rupture avec la famille. C’est plutôt le fait des cadets au sein de la fratrie, qui n’ont pas d’avenir dans l’entreprise familiale, si ce n’est d’être cantonné dans des tâches subalternes au service de leur aîné. En 1821, deux des huit enfants de François-Jacques Tivollier ont plus ou moins coupé toutes relations avec le reste de la famille du fait de leur éloignement : l’un, André, s’est installé à Lyon, tandis que l’autre, Hyppolite, a choisi la grande aventure en émigrant à Bâton-Rouge, en Louisiane. Un de ses cousins, Allard-Duplantier, lui aussi originaire de Voiron , est probablement à l’initiative de ce départ. Ce dernier, administrateur du domaine que Lafayette a reçu du Congrès américain en Louisiane, attire outre-Atlantique plusieurs de ses proches 330 . Quelques années auparavant, leur père les avaient amenés avec lui pour vivre hors de Voiron, à Grenoble. Or, en 1821, la famille a subi de sérieux revers de fortune avec la faillite retentissante du père quelques années auparavant.
LEON (P.), « Les nouvelles élites », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, p. 612.
LEON (P.), 1963a.
Césaire-Albin Allegret , un négociant en toiles, est né à Voiron vers 1756. Il épouse la fille d’un riche confrère de sa ville, Edwige Faige-Blanc. Il décède dans sa ville natale le 7 avril 1831.
ADI, 3E3896, Procuration devant Me Perrin (Voiron ) le 18 mars 1784.
ZYLBERBERG (M.), 1993, p. 261.
CHAGNY (R.), 1998/1999 et PILOT (J.J.A.), Les Dauphinois à Saint-Domingue, Grenoble, Maisonville, 1868.
STENDHAL, 1962, pp. 276-277, Lettre à François Perier-Lagrange du 26 janvier 1806 et Œuvres intimes, Paris, NRF-Gallimard, 1955, pp. 744 et sq par exemple. Stendhal révèle ainsi p. 746 que Louis-Henry Tivollier a entretenu pendant quatre ans à Grenoble une relation adultère avec une femme mariée.
ADI, 98J267, Lettres ms de Tivollier, Samadet & Cie à la maison Jacques Denantes père & fils le 13 mars 1806 et le 3 juillet 1807.
VERMALE (F.), 1953, p. XVI et 1955, pp. CCXXIII-CCXXIV. L’un des oncles de Joseph-Gabriel Allard-Duplantier, Jean-Claude Tranonay, représentait au milieu du XVIIIe siècle les intérêts du financier Paris de Montmartel (originaire de Moirans , près de Voiron ) en Louisiane.