Comptoirs et maisons.

Les négociants voironnais choisissent le plus souvent de s’établir hors de l’insalubre vieille ville dont les rues sont pleines d’immondices, au profit du large cours Sénozan où ils peuvent édifier des immeubles plus cossus : les frères Rambeaud y possèdent leur propre hôtel particulier, voisin de celui de Jérémie Roux , l’ancien associé des Perier (son hôtel est détruit pour laisser la place au Cercle du Commerce). Les Denantes habitent un vaste immeuble sur la place d’armes, au centre de la Fabrique. Conçue d’abord comme un lieu de promenade pour les Voironnais à l’extérieur des vieux murs d’enceinte, la partie ouest commence à être aménagée à partir des années 1780 avec la construction des premiers hôtels particuliers des négociants. Les Monnet-Daiguenoire, des négociants en toiles de second ordre, résident dans leur maison de l’étroite et sombre rue Genevoise 331 , jusqu’au milieu du XIXe siècle, date à laquelle leur dernier représentant, Jules Monnet-Daiguenoire , emménage dans le bel hôtel particulier de ses oncles Rambeaud, sur le cours Sénozan 332 . Les uns et les autres établissent le siège de leurs affaires dans leur propre maison, au rez-de-chaussée 333 .

Figure 1–L’hôtel particulier de la famille Rambeaud, à Voiron , sur le cours Sénozan. L’hôtel particulier des Rambeaud est construit vers 1786-1787, à l’extérieur de la vieille ville. Les Rambeaud y installent leur comptoir de toiles puis leur banque, la maison Rambeaud frères. Puis, à la fin du XIXe siècle, la banque du Dauphiné, fondée par les propriétaires de Rambeaud frères, établit ses bureaux dans cette demeure, située sur le cours Sénozan à quelques mètres du Cercle du Commerce. Aujourd’hui, le bâtiment abrite une succursale de BNP-Paribas (elle-même issue de la banque du Dauphiné).
Figure 1–L’hôtel particulier de la famille Rambeaud, à Voiron , sur le cours Sénozan. L’hôtel particulier des Rambeaud est construit vers 1786-1787, à l’extérieur de la vieille ville. Les Rambeaud y installent leur comptoir de toiles puis leur banque, la maison Rambeaud frères. Puis, à la fin du XIXe siècle, la banque du Dauphiné, fondée par les propriétaires de Rambeaud frères, établit ses bureaux dans cette demeure, située sur le cours Sénozan à quelques mètres du Cercle du Commerce. Aujourd’hui, le bâtiment abrite une succursale de BNP-Paribas (elle-même issue de la banque du Dauphiné).

Source : cliché de l’auteur (2007).

Plan 6–Les négociants en toiles à Voiron en 1817. Le plan qui a servi à réaliser cette carte, remonte à 1870 : il mentionne la voie ferrée, l’église Saint-Bruno et des bâtiments industriels qui n’existaient pas en dans la première moitié du XIX
Plan 6–Les négociants en toiles à Voiron en 1817. Le plan qui a servi à réaliser cette carte, remonte à 1870 : il mentionne la voie ferrée, l’église Saint-Bruno et des bâtiments industriels qui n’existaient pas en dans la première moitié du XIXe siècle. Afin de montrer l’évolution de la localisation industrielle, nous avons préféré les laisser apparents sur cette carte.

Dans les dernières années de l’Ancien Régime (vers 1786-1787), Claude Rambeaud se fait construire un splendide hôtel particulier sur le nouveau cours Sénozan, à l’extérieur de la vieille ville et de ses sombres petites ruelles infestes et insalubres. La bâtisse comporte deux étages. Vaste et imposante vue de l’extérieur, la maison est meublée avec une certaine sobriété : meubles en noyer, vaisselle en faïence, vétusté de certains meubles… La présence de plusieurs célibataires endurcis dans la maisonnée explique sans doute l’absence de goût et l’impression de désordre qui règne chez les Rambeaud. Au début du XIXe siècle, les frères Rambeaud sont à la tête d’une petite mais solide affaire de négoce de toiles de chanvre, jouissant d’une bonne réputation sur la place voironnaise. Claude et son frère célibataire, Adrien, dirigent leurs opérations commerciales depuis leur maison située à l’extrémité de la plus belle rue de la ville, le cours Sénozan, symbole de leur aisance financière. Leur demeure s’organise autour du vestibule du rez-de-chaussée qui sépare la partie privée de la partie commerciale. En entrant ou en sortant de la bâtisse par ce vestibule, les frères Rambeaud et leurs visiteurs, notamment leurs fournisseurs en toiles, ne peuvent manquer du regard l’imposante horloge qui rythme leurs journées. Par le vestibule, les négociants accèdent à leur magasin, où règne un certain capharnaüm autour du bureau : d’un côté, il y a deux sacs de seigle, dans un autre du froment, tandis qu’un peu plus loin, sont posés un blutoir et un matelas (pour un commis ?). Dans un autre coin, l’observateur curieux remarque les ustensiles nécessaires au négoce des toiles, comme un banc à auner avec la grande table utilisée pour plier les toiles après vérification, avec quatre pièces qui traînent à côté. On l’a compris, les frères Rambeaud ne se contentent pas du seul négoce de toiles : il font également le commerce de céréales et jouent même volontiers le rôle de banquiers le cas échéant. Cette dernière activité doit d’ailleurs largement contribuer à leurs bénéfices puisqu’une dizaine d’années plus tard, les deux fils de Claude, abandonnent définitivement le négoce des toiles et des autres produits pour ne pratiquer désormais que le métier de banquier. Dans la pièce au nord de la précédente, les frères Rambeaud ont installé leur comptoir, c’est-à-dire leurs bureaux 334 .

Un demi-siècle plus tard, en 1853, les Allegret dirigent une entreprise de moyenne envergure, au capital de 140.000 francs, loin derrière les Denantes . Leur demeure familiale, à deux étages, trône au sommet de la rue de la Portelle, en pente, à Voiron , non loin des principales rues de tisserands, à la jonction de la vieille ville et du faubourg né avec le travail des toiles. La porte principale, au centre de la façade, délimite au rez-de-chaussée la partie réservée au commerce d’un côté, de l’espace intime de l’autre. Ainsi, la maison s’organise autour d’un vestibule avec d’une part la salle à manger, un salon de compagnie, deux petits cabinets, la cuisine et d’autre part le comptoir de commerce dont les fenêtres donnent sur la rue de la Portelle, et en face la pièce réservée au magasin des « toiles rousses ». Un escalier privatif permet, depuis cette dernière pièce, d’accéder à l’étage où se trouve l’entrepôt des pièces blanches, qui occupe l’intégralité de ce niveau. Comme on le voit, chaque pièce a un usage précis. La famille a ses appartements privés au second étage. Mais pour bien distinguer son affaire de sa famille, surtout depuis qu’il a un associé extérieur, Allegret a pris soin d’établir un bail pour les trois pièces en question, dévolues dans sa maison personnelle à son activité commerciale. Il les loue pour environ quatre cents francs par an à sa société.

Le comptoir, dans lequel travaille Allegret, probablement assisté d’un commis, de son associé ou de son fils, éclairés par quatre chandeliers et la clarté que permettent les vitres, est sommairement meublé, quelques tables avec pupitres pour les écritures quotidiennes, un pupitre tournant assez massif pour supporter le Grand Livre et le coffre-fort où le négociant a pris soin de placer les fonds nécessaires au règlement des toiles chaque mercredi. C’est la pièce principale de l’activité, là où se produit l’effervescence chaque semaine au moment du marché, ou lorsque Allegret reçoit un de ses confrères. C’est encore ici que Claude-Césaire-Albin Allegret et son associé depuis 1843, Lalande 335 , discutent des conditions du marché, ou que ce dernier fait son rapport à son associé principal, sur les ventes de la maison, car Lalande – à moins que ce ne soit l’un des deux employés intéressés aux bénéfices depuis 1852 – s’occupe probablement de cette mission, parcourant les routes et les foires. En temps normal, aucune pièce de tissu ne passe dans cette pièce faisant office de bureau, elle demeure strictement réservée aux écritures comptables, à la correspondance, ou à la négociation. D’ailleurs aucun meuble ne permet d’examiner une toile ici. Pour cela, il faut se rendre, dans une seconde pièce, en face du comptoir et dont l’entrée se fait également dans le vestibule. C’est dans ce même vestibule que débutent et s’achèvent les conversations et que l’agitation est la plus forte, servant d’espace de contact entre l’activité incessante de la rue et le calme intérieur de l’espace clos et calfeutré de la maison.

Le magasin des « toiles rousses », autrement dit des toiles écrues, se trouve à proximité de la porte d’entrée dans la mesure où les tisserands viennent chaque semaine y livrer leurs pièces de toiles. Chacune d’elle est alors soigneusement déroulée et examinée sur une table afin d’en vérifier la composition et la qualité, mesurée sur un banc d’aunage en bois pour éviter toute fraude de la part du vendeur, puis pliée sur cette grande table, tandis que le négociant, ou son assistant, relève sur son registre, posé sur un pupitre, les indications nécessaires à sa comptabilité (le prix, le métrage par exemple) et établit, peut-être, une facture pour le tisserand, à moins qu’il n’établisse dès ce moment un bordereau destiné aux blanchisseurs. Alors un commis, ou le tisserand lui-même, pose les différentes pièces apportées ce jour sur trois grands plateaux afin de les livrer à la blanchisserie assez rapidement. Après un séjour dans les cuves de cendres et un étendage sur les prairies, les toiles retournent chez Allegret où elles sont immédiatement montées à l’étage, à l’entrepôt des toiles blanches, grâce à un escalier privatif se trouvant dans la précédente pièce. Par ce moyen, la famille conserve l’usage exclusif de l’escalier principal de la maison. Comme dans le magasin du rez-de-chaussée, cet entrepôt possède une grande table à plier et un banc d’aunage pour mesurer les toiles, afin de vérifier une nouvelle fois les pièces à leur retour de la blanchisserie, au cas où d’indélicats blanchisseurs se seraient appropriés quelques aunes de la pièce ou auraient mal accomplis leurs opérations. Ultérieurement, la table et le banc servent à couper les pièces selon le métrage demandé par les clients (le plus souvent une pièce entière ou une demi-pièce) 336 .

Chez les Allegret, règne une ambiance feutrée, caractérisée par une certaine opulence parfaitement revendiquée. Dans le salon de compagnie, les meubles en acajou, recouverts d’un velours rouge, s’agencent soigneusement autour d’une table à dessus de marbre et devant une cheminée, elle-même supportant une belle pendule dorée recouverte d’un globe et encadrée par des vases de porcelaine. Loin de l’agitation du comptoir voisin, la famille peut s’y retrouver pour jouer aux cartes, pendant que la maîtresse de maison s’affaire sur sa table à ouvrage. Pour les grandes occasions, Madame Allegret demande à sa domestique de sortir l’argenterie et le service en porcelaine. Les chambres de la maison sont délicatement meublées en noyer ou en acajou : celle d’Allegret possède déjà un lavabo, à côté d’un secrétaire en acajou, avec des rideaux autour de l’alcôve et de la fenêtre. Celle de son épouse comporte une psyché ainsi qu’un canapé recouvert de damas rouge, accompagnant un fauteuil Voltaire et une table en marqueterie. Il est fort à parier qu’Allegret confie ses enfants à un précepteur particulier comme semble le prouver la présence au second étage d’une pièce comportant trois bureaux d’étude avec leurs tabourets et un secrétaire en noyer surmonté d’une bibliothèque.

Malgré l’aisance matérielle affichée par les négociants en toiles, ils n’appartiennent plus au monde des Perier au XIXe siècle. L’appartement parisien de Scipion Perier, au 27 rue Neuve du Luxembourg, comporte une trentaine de pièces et pour 39.935 francs de mobilier en 1821 337 .

Notes
331.

PERRIN-DULAC (F.), 1806, tome 2, p. 235. Le nom de la rue Genevoise indique qu’elle était le point de passage obligé pour se rendre en direction de la Suisse.

332.

MASSY (Y.), 1991, pp. 11-14.

333.

Comme chez leurs confrères marseillais, par exemple, voir CARRIÈRE (C.), 1973, pp. 720 et sq.

334.

ADI, 3E29172, Inventaire après décès de Claude Rambeaud , devant Me Michal (Voiron ) le 7 septembre 1807.

335.

Négociant en toiles, Auguste-Gédéon-Cyprien Lalande est né à Voiron le 29 janvier 1814, d’un père receveur particulier des contributions indirectes. Commis chez le négociant Allegret, il est promu au rang d’associé par celui-ci en 1843. Puis au décès de son patron dix ans plus tard, il devient le gérant de la maison Allegret père & fils, alors que la famille fondatrice se contente de le commanditer. Au printemps 1850, il épouse Armance-Angélique Benoît, la fille d’un avoué grenoblois, qui lui donne deux garçons. En 1875, il décide de consolider les bases financières de son entreprise en s’associant avec d’autres négociants en toiles, les Dupont-Ferrier et des banquiers, les Landru, sous la raison sociale Ferrier, Landru, Lalande & Cie, alors que le marché des toiles se rétrécit depuis plusieurs années. Lalande décède à Voiron le 12 décembre 1875 en laissant une succession estimée à 157.953 francs, dont la moitié dans son affaire.

336.

ADI, 3E29101, Inventaire après décès de Claude-Césaire-Albin Allegret , fait par Me Martin (Voiron ) le 23 avril 1853.

337.

CENTORAME (B.), 2005, pp. 223-236.