Mode de vie négociant.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les négociants voironnais aiment à se retrouver en soirée entre eux, dans leurs salons, pour y discuter des affaires ou de la politique.

Irrégulièrement, quelques uns, plus audacieux, organisent de petites réceptions mondaines animées par un violoniste grenoblois, Noniche. Au centre de cette vie sociale, se trouve Germain Rambeaud , « l’ardent coryphée et le boute-en-train de toutes les parties de plaisir d’alors ». Animateur des soirées voironnaises sous la Restauration, l’intrépide Rambeaud fait même l’acquisition d’un orgue à manivelle, à l’occasion de l’un de ses périples à Beaucaire, alors qu’il était chargé d’y écouler les toiles de la maison paternelle. Figure de la jeunesse dorée locale, Germain Rambeaud a tous les attributs d’un héritier bien né et bien éduqué, pratiquant volontiers la danse avec les dames de la bonne société, aimant la chasse dans les campagnes dauphinoises, l’équitation, le patinage, la natation, mais aussi la lecture. Fin tireur, cultivé et célibataire, Rambeaud ressemble donc à l’un de ces dandys de la société aristocratique parisienne 338 . Sans rivaliser cependant avec les festivités de l’élite grenobloise, les élites voironnaises se parent pour l’occasion de leurs plus beaux atours :

‘« fracs à longues queues de morues tombant jusqu’à terre, culottes courtes, bas de soie blanche, souliers à boucles d’argent, chapeaux à claque et perruques poudrées à frimas pour ces messieurs », tandis que leurs épouses arborent de « simples robes de mousseline blanche, ornées chacune d’une ceinture de soie rose et de fleurs naturelles dans leurs cheveux ». ’

La plupart de ces parties semblent improvisées et se déroulent dans la bonne humeur autour de quelques gâteaux, de pommes d’api et d’un verre de vin de pays, au rythme de valses et de contredanses 339 . Cependant, sous la Monarchie de Juillet, Rambeaud, déjà âgé de quarante-sept ans en 1830, n’anime plus avec la même ardeur les soirées voironnaises. La vie mondaine dans la cité s’assoupit momentanément, jusqu’à ce qu’une nouvelle génération d’héritiers ne se charge de lui donner un nouvel éclat. Les héritiers des grandes familles négociantes de la ville se prennent alors au jeu de la comédie et s’initie au théâtre, autour d’une petite troupe d’acteurs venue s’établir à Voiron  : le jeune Frédéric Faige-Blanc , futur édile, et Guy-Joseph Denantes, tous deux héritiers de toiliers, s’évertuent à amuser leurs congénères sur les planches, mais

‘« les spectateurs vinrent à manquer et les acteurs bourgeois furent alors obligés pour ne pas jouer devant salle vide, d’aller eux-mêmes chercher chez elles les dames de leur connaissance et les amener, de gré ou de force, au théâtre de leurs exploits » 340 .’

Les élites négociantes de Voiron pratiquent volontiers la double résidence, sur le modèle de la noblesse dauphinoise et surtout de leurs confrères grenoblois. Chacun possède un appartement ou une demeure à Voiron, sur le cours Sénozan pour les plus riches. Au XVIIIe siècle, la possession d’un domaine rural n’a rien d’exceptionnel dans les milieux d’affaires français 341 . Toutefois, à Voiron, l’investissement foncier demeure modeste, avec des domaines qui dépassent rarement dix hectares. On est loin des placements immobiliers réalisés par les Danse 342 . La fortune n’est pas la même ! Si l’on en croit Stendhal, fin connaisseur de la haute société de Grenoble,

‘« la passion de chaque bourgeois est son domaine. […] Ce bourgeois avait 10.000 fr placés au 5% chez les Perier (père et cousin de Casimir, ministre en 1832), il les place en un domaine qui lui rend le 2 ou le 2 ½ et il est ravi. […] Il est payé en vanité » 343 .’

Ces négociants, une fois leur fortune solidement établie, achètent une propriété rurale dans les alentours de la cité. Les Faige-Blanc disposent ainsi sur les hauteurs, à Termérieu, l’un des hameaux de Voiron , d’un petit château, alors que les Rambeaud aiment chasser sur leur domaine de la Ratz, à Coublevie 344 . Joseph Calignon , leur parent, préfère même abandonner définitivement Voiron pour se retirer dans sa propriété de la Sylve Bénite, au Pin, près du lac de Paladru, après avoir liquidé toutes ses affaires. Son frère, Sulpice II , laisse pour 75.100 francs de biens immobiliers, dont 60.000 francs de terres à Coublevie, sans compter le domaine de la Brunetière (Voiron) 345 . Leur ami, Hector Blanchet , lui-même héritier d’une affaire de négoce de toiles, adopte la même attitude, lorsqu’il quitte les affaires : il devient rentier dans son château de Coublevie et de Saint-Julien-de-Ratz, commune dont il se fait élire maire. Jacques-Jérémie Roux réside principalement dans sa maison du cours Sénozan, près des Denantes et des Rambeaud, mais il possède une petite propriété d’un hectare avec une maison bourgeoise dans le hameau de la Martellière, à l’écart du centre-ville, sans compter un domaine de douze hectares à Uzès, dans le Gard 346 . Son voisin au numéro 10 du cours Sénozan, François-Frédéric Denantes , par ailleurs maire de Voiron, se rend régulièrement lui aussi dans son domaine rural de Coublevie, estimé à la fin du Second Empire à 93.000 francs et dont une partie est louée à des fermiers 347 . François Tivollier , l’ancien associé de Jacques Perier , possède lui aussi un domaine rural et une maison bourgeoise dans le hameau de la Martellière, évalué à 30.000 francs, à son décès en l’an XIII. Il dispose d’un second domaine à Saint-Nicolas 348 . Alexis I Vial, fondateur sous la Restauration d’une maison de négoce en toiles, a fait, pour sa part, l’acquisition de deux propriétés rurales à Voiron, le domaine de Maubec et celui de la Tour, dont la valeur atteint les 85.000 francs au milieu du siècle. Toutes les propriétés rurales des négociants voironnais sont situées autour de Coublevie, une commune limitrophe de Voiron, sur les collines.

Tableau 4-Fortune foncière des hommes d’affaires du textile sous la Monarchie de Juillet.
Nom Domicile Activité Montant de la taxe foncière payée en 1846
(en francs)
Montant de la patente payée en 1846
(en francs)
Perrégaux Frédéric Jallieu Tissage et impression 1.171,11 405,49
Bézieux (de) Auguste Pierre Cognin Filature de soie 680,35 214,15
Denantes Frédéric Voiron Négoce de toiles 411,46 -
Tivollier Séraphin Voiron Négoce de toiles 323,52 42,26
FerrieuxFrançois Chatte Moulinage de soie 301,56 238,23
David Victor Chatte Moulinage de soie 291,56 223,98
CaffarelAntoine-Clément Jallieu Tissage de coton 288,87 403,74
Brunet-Lecomte Henry Jallieu Impression sur étoffes 233,59 102,67
Faige-Blanc Frédéric Voiron Négoce de toiles 226,47 42,21
Giraudet Charles Chatte Filature de soie 223,69 196,56
Vial Alexis Voiron Négoce de toiles 201,56 159,46
CuchetFrançois-Fleury Chatte Filature et moulinage 199,05 224,83
HulmièreVictor Voiron Négoce de toiles 174,03 140,70
Génissieu Pierre-Henri Chatte Moulinage de soie 150,85 106,95
Denantes Joseph Voiron Négoce de toiles 144,38 63
Faidides François-Antoine Sérézin Moulinage de soie 101,32 185,97
Suffet Ferdinand Saint-Barthélémy-de-Beaurepaire Moulinage de soie 101,27 161,21
Landru Joseph-Barthélémy Voiron Négoce de toiles 82,15 150,12
Denantes Auguste Voiron Négoce de toiles 74,74 168,84
Joly Hector Saint-Geoirs Moulinage de soie 72,89 98,43
Géry Christophe Voiron Négoce de toiles 70,77 159,45
Allegret Claude-Césaire-Frédéric Voiron Négoce de toiles 52,39 131,32
Jacquemet Casimir Voiron Négoce de toiles 49,22 214,65
GirodonAlfred Renage Tissage de soieries - 511,97
Aurenche Frédéric La Sône Moulinage de soie - 213,97

Source : ADI, 4M22, Liste des électeurs, 1846.

Pour agrémenter les réceptions entre gens de la bonne société voironnaise, Allegret n’hésite pas à proposer à ses hôtes un verre d’eau de vie, de curaçao ou de liqueurs 349 , qu’il garde précieusement près de sa cuisine. À moins qu’il ne soit disposé à descendre à sa cave pour y choisir une bouteille de vin rouge de pays parmi les quatre cents en provenance de La Côte-Saint-André, La Terrasse, Voiron , Vourey, La Buisse et qu’il laisse vieillir depuis deux ans, sans compter le vin conservé en tonneaux. Amateur de vin et grand collectionneur, il possède plusieurs centaines de litres (mille deux cents bouteilles) ayant entre sept et douze ans d’âge venant de Veurey, de Tullins et de Bourgogne. Si pour sa consommation courante il apprécie les vins de pays, il préfère sans doute offrir à ses invités, peut-être ses clients ou ses confrères, un vin rouge du Beaujolais ou du Languedoc (de Béziers et de Lunel) ayant entre treize et vingt-huit ans d’âge, car l’homme prend soin de faire vieillir soigneusement ses vins. Homme plein de ressource, Claude-Césaire-Albin Allegret profite de ses vastes caves pour faire vieillir aussi plusieurs bouteilles de vin particulièrement réputé, en provenance de Pommard, de Collioure, de Saint-Georges, de Tournon, de Bordeaux. Il apprécie, semble-t-il, les vins de la vallée du Rhône et du Midi, avec des bouteilles de Croze-Hermitage, de muscat de Frontignan, de Grenache et de Madère. Il ressort de cet inventaire que les vins rouges dominent très nettement la cave de ce négociant. En revanche, les grands crus étrangers sont rares chez Allegret. En examinant l’origine de ses vins, on constate, qu’à peu de chose près, Allegret s’approvisionne en vins dans les espaces commerciaux fréquentés généralement par les négociants voironnais, c’est-à-dire le Midi, la Vallée du Rhône, le Sud-ouest. Cela explique alors l’absence de champagne. Au total, les alcools contenus dans sa cave sont évalués à 1.244 francs, soit 14% du montant des biens contenus dans sa demeure ! Une telle variété de crus, ainsi que la conservation en bouteille, sont autant d’indices du bon goût du maître de maison en la matière. À n’en pas douter, la cave d’Allegret soutient la comparaison – en terme de quantité – avec celles des plus grands aristocrates de son temps ou de l’Ancien Régime. Cependant, ceux-ci préfèrent souvent compléter leurs caves par une grande variété de vins étrangers, d’origine espagnole, sud-africaine ou italienne par exemple, et par des liqueurs 350 . Tous les négociants voironnais ne mènent pas un tel train de vie.

Dès les dernières années de l’Ancien Régime, plusieurs hommes d’affaires dauphinois participent à des loges maçonniques, à Grenoble, bien sûr, mais aussi à Voiron , où existent alors deux loges 351 .

Notes
338.

BOLOGNE (J.-C.), 2007, pp. 236-242.

339.

MONNET-DAIGUENOIRE (J.), 1900, pp. 11-15.

340.

MONNET-DAIGUENOIRE (J.), 1900, p. 17.

341.

Par exemple le patronat stéphanois dans la première moitié du XIXe siècle. Voir VERNEY-CARRON (N.), 1999, p. 358.

342.

LEON (P.), « Les nouvelles élites », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, p. 634.

343.

STENDHAL, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, édition 2002, pp. 262-263.

344.

ADI, 3E29161, Donation Me Michal, à Voiron , le 27 mars 1791. L’ensemble du domaine de Termérieu, ainsi que le bétail et le mobilier, sont évalués à 32.500 livres.

345.

ADI, 3Q43/233, Mutation du Sulpice Calignon du 11 septembre 1815.

346.

ADI, 3E29290, Donation devant Me Bally, à Voiron , le 4 mai 1862.

347.

ADI, 3Q43/243, Mutation par décès de François Frédéric Denantes, le 29 novembre 1869.

348.

ADI, 3Q43/229, Mutation par décès du 21 messidor an XIII.

349.

Allegret posède pas moins de vingt-huit bouteilles de liqueurs diverses.

350.

LEMAITRE (N.), 1984.

351.

NICOLAS (J.), 1989, p. 36.