Patronages négociants.

Grâce à leur puissance économique, les négociants en toiles contrôlent la ville de Voiron pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à la fin du Second Empire.

Leurs représentants les plus éminents se succèdent à la tête de la cité. Le premier maire, Claude-Louis Allegret, quoique notaire, est issu d’une de ces familles négociantes. Son successeur, Jacques-François Tivollier appartient au clan des Perier par sa mère, alors que son père et lui dirigent l’une des plus grosses maisons de la place. Jusqu’en 1808, ces deux hommes, Allegret et Tivollier, dirigent la municipalité voironnaise. Augustin Tivollier rejoint le conseil d’arrondissement de Grenoble en l’an VIII, en même temps qu’Augustin Perier , son parent, jusqu’en 1809, date à laquelle il est remplacé par un de ses confrères toiliers, Antoine Jacquemet. Puis, de nouveau, en 1818, le pouvoir municipal revient entre les mains des toiliers avec d’abord le riche Joseph Calignon , jusqu’en 1826, puis Michel-Hector Denantes jusqu’à son décès en avril 1830 352 . Ce contrôle exercé sur le pouvoir politique local leur permet de se faire entendre à Grenoble, notamment auprès du Préfet. En 1833, c’est au tour d’un autre négociant en toiles, Joseph Rambeaud , également banquier, d’accéder à une fonction politique, puisqu’il est élu conseiller d’arrondissement, tandis que Albin Allegret, notaire et apparenté à une famille de négociants en toiles, s’empare du canton de Saint-Laurent et de Voiron pour siéger au Conseil général. Hormis quelques intermèdes, les négociants en toiles contrôlent la municipalité de Voiron jusqu’à la fin du Second Empire 353 .

La mise à l’écart des Tivollier et des Perier laisse la place libre aux Denantes pour s’imposer à la tête de la place voironnaise pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet. Par les capitaux qu’ils emploient dans leur société, Jacques Denantes père & fils , les Denantes dirigent alors la première entreprise chargée du négoce des toiles. Seuls les Tivollier et le groupe Perier les surpassait auparavant. En 1813, Marc-Antoine Denantes et son fils aîné, Frédéric-François, apportent 120.000 francs pour constituer une nouvelle société, dont un quart pour le fils, sans compter leurs comptes courants. À la fin de la décennie suivante, ils font passer le capital de leur maison à 225.000 francs. À la même époque, Césaire-Albin Allegret qui gère une maison de premier ordre, possède un compte de fonds de 60.000 francs auxquels il faut ajouter 20.000 francs pour son fils Claude-Césaire-Frédéric. Chez Blanchet père & fils, une maison de moindre importance, la mise de fonds des trois associés s’élève à 45.000 francs. Même les Jacquemet, Casimir et Achille, qui gèrent un tissage mécanique de toiles, n’immobilisent pas plus de 60.000 francs en capital social dans leur entreprise 354 . À la fin de la Monarchie de Juillet, la patente versée par les frères Denantes, Frédéric, Joseph et Auguste, surpasse celle des autres négociants. Seul Casimir Jacquemet parvient à rivaliser avec eux grâce à son organisation tournée vers la production de pièces bon marché. Mais déjà, les négociants en toiles ne fournissent plus les patentes les plus élevées de la commune, preuve s’il en est, de leur déclin 355 .

Forts de cette puissance financière et économique quasiment sans rivale sous la Restauration, les Denantes en profitent pour nouer d’ambitieuses alliances matrimoniales avec les meilleurs partis de la ville. Déjà, en 1789, Jacques Denantes a réussi à unir son fils et héritier en affaire, Marc-Antoine , à Antoinette Tivollier. Celui-ci devient donc le gendre de François Tivollier et de Magdeleine Perier-Lagrange . À son tour, Marc-Antoine marie ses fils à quelques riches héritières ayant de solides attaches dans la communauté. Son fils Emile, jeune avocat à Grenoble, épouse en 1826 la veuve du négociant Antoine Randon , dont les apports s’élèvent à 34.250 francs, puis trois ans plus tard, son aîné, Frédéric-François, convole avec Joséphine-Françoise Ducrest, la fille d’un sous-intendant militaire en retraite dont le frère a hérité l’année précédente de plus d’un million de francs. Le richissime Joseph-Marie Ducrest donne d’ailleurs 10.000 francs à sa nièce, ce qui laisse augurer peut-être, pour les Denantes d’autres versements sous la forme d’un compte courant dans leur entreprise. En outre, le généreux oncle siège au conseil municipal de la ville, ce qui peut encore servir leurs intérêts politiques. Auguste Denantes épouse au début de la décennie suivante la fille d’un riche maître de forge de Voiron , Victor Jacolin , qui paie une patente supérieure à la leur, tandis que son cadet, Guy-Joseph Denantes prend Céphise-Clarisse Aribert pour femme à la même époque, dont la dot est de vingt-deux mille francs 356 .

Grâce à ses multiples alliances et au prestige tiré de son commerce, la famille Denantes prend le contrôle de la municipalité voironnaise, à une époque où les notables, en France, profitent de leurs positions et du suffrage censitaire, pour accaparer le pouvoir. Michel-Hector Denantes 357 , promu chevalier de la Légion d’Honneur, et cousin germain de Marc-Antoine , est nommé maire de Voiron sous la Restauration, tandis que son cousin Frédéric-François se fait nommer adjoint au maire, puis maire à son tour.

L’un des instruments d’exercice du pouvoir à Voiron , pour les négociants en toiles, se trouve être le Bureau de Bienfaisance de la ville fondé en 1808, dont la présidence est confiée de droit au maire. Le but de cette institution charitable est de pallier les carences du Conseil général, qui ne verse à cette époque que de maigres subsides. À cette époque, on dénombre 1.200 indigents à Voiron, soit un cinquième de la population totale. Déjà sous l’Ancien Régime, les membres de l’élite locale ont l’habitude de procéder à des distributions quotidiennes de vivres ou d’argent devant leurs demeures. Or, pendant la première moitié du XIXe siècle, les administrateurs de cette institution se recrutent surtout dans le milieu des négociants en toiles, notamment dans la famille Denantes . Alors que Jacques-François Tivollier , l’un des principaux négociants en toiles de la cité, préside l’institution entre 1808 et 1810, il est assisté de son confrère Jean-Baptiste Faige-Blanc, chargé de la perception des dons. Dans les premiers mois de fonctionnement, le bureau de bienfaisance suscite une certaine méfiance parmi la population aisée, jusqu’à ce que les membres obtiennent le parrainage de quelques figures des élites locales comme Horace de Barral, le comte de Meffray ou le chambellan de Napoléon, Crouy-Chanel 358 . La maîtrise du bureau de bienfaisance leur permet d’asseoir leur autorité et leur prestige sur la population, mais également de la contrôler, surtout à partir des années 1820. En effet, à ce moment-là, l’industrie des toiles de chanvre traverse une crise languissante et longue avec la fermeture de ses marchés traditionnels, réduisant tisserands et fileuses au chômage et à la misère. Pour survivre, ces derniers n’ont d’autre solution que de solliciter le bureau de bienfaisance. S’ils veulent bénéficier de la générosité de l’institution et de ses membres, tisserands et fileuses nécessiteux doivent se soumettre aux conditions posées par les élites de la cité négociante, car seuls les membres du bureau de bienfaisance fixent le montant des subsides et déterminent le mode d’admission aux aides. Lors de sa création en 1808, un tiers des indigents secourus par le bureau de bienfaisance travaille pour l’industrie textile. En 1830, 10% de la population voironnaise survit grâce aux subsides de cette institution charitable, dont la moitié se rattache à la fabrication des toiles. Ce contrôle social explique peut-être l’absence de trace de conflits entre les tisserands et les négociants dans les archives et semble prouver son efficacité.

Sur le terrain, l’action des négociants est relayée par leurs femmes et leurs filles, promues dames de quartiers pour le bureau de bienfaisance 359 . Les membres du bureau se répartissent entre eux les quartiers, tandis que par groupes de deux ou trois, les femmes se voient confier la mission de visiter les nécessiteux, de les signaler mais aussi de réaliser des quêtes aux côtés de membres du bureau. Sous la Monarchie de Juillet, Séraphin Tivollier et son confrère Christophe Géry prennent en charge le faubourg Sermorens, tandis que Joseph-Barthélémy Landru et Joseph Rambeaud , assistés d’un troisième compère, gèrent les quartiers ouest, derrière le cours Sénozan. Frédéric Faige-Blanc , Alexis I Vial 360 et Albin Allegret, tous trois négociants en toiles, exercent un vif contrôle sur une partie de la vieille ville (rue de la Portelle, rue Pissechet, rue Bouverie, rue du Muret), tandis que Frédéric Denantes et deux autres négociants de moindre envergure s’occupent de la grande rue et de la rue Genevoise. Chacune des femmes se charge, comme pour les hommes, d’un quartier précis, souvent proche de son domicile. Ainsi, entre 1808 et 1813, Mme Tivollier arpente les masures de la rue des Quatre Chemins et de la rue des Maîtresses, à quelques mètres seulement de son hôtel de la rue Sermorens. Mme Pascal, l’épouse du député et ancien négociant Charles-Alexandre Pascal, doit visiter le quartier de l’église des Augustins et une partie de la rue des Quatre-Chemins. Mme Monnet-Daiguenoire s’occupe de la rue Genevoise, où se trouve d’ailleurs sa maison, et de la rue du Grand Chou, Mme Allegret parcourt la rue du Muret… En 1817, pas moins de vingt-deux dames sillonnent les rues de Voiron pour le compte du bureau de bienfaisance. Entre 1827 et 1833, leur nombre se réduit à quatorze, mais les dames sont assistées par vingt-sept aides 361 .

Cependant, à partir de 1833, des sociétés de secours mutuels complètent l’action charitable privée des négociants : la première société, fondée en janvier 1833, ne concerne à l’origine que les peigneurs de chanvre de Voiron . Trois ans plus tard, deux nouvelles sociétés, celle des Arts et Métiers d’une part, et l’Enclume et le Marteau d’autre part, apportent des secours à d’autres catégories socioprofessionnelles. Enfin, une quatrième société, La Fabrique de Toiles, est fondée en 1838 à l’initiative de Géry et de quelques autres toiliers de second ordre. Les vieilles familles négociantes ne participent pas à cette société de secours 362 .

Notes
352.

THORAL (M.-C.), 2004, p. 111.

353.

À Saint-Etienne, on retrouve cette emprise politique des élites économiques jusqu’aux années 1880. Voir VERNEY-CARRON (N.), 1999, pp. 231-232.

354.

ADI, 3E29177, Acte de société pour Jacques Denantes père & fils devant Me Michal (Voiron ) le 11 janvier 1813, 3E29059, Acte de société pour Allegret père & fils devant Me Michal (Voiron) le 7 janvier 1820, 3E3932, Acte de société pour Blanchet père & fils devant Me Allegret (Voiron) le 8 janvier 1820 et 3E29254, Acte de société pour Jacquemet oncle et neveu devant Me Bally (Voiron) le 14 janvier 1844.

355.

ADI, 4Mi22, Liste des électeurs, année 1846.

356.

ADI, 3Q43/39, ACP du 4 décembre 1826 (contrat de mariage devant Me Coche, Voiron , le 2 décembre), 3E25403, Contrat de mariage devant Me Nallet (Chirens) le 18 octobre 1829, 3E29236, Contrat de mariage devant Me Neyroud (Voiron) le 3 janvier 1835, 3E29239, Partage chez le même notaire de la succession de Marc-Antoine Denantes le 12 septembre 1836. Céphise-Clarisse Aribert est la fille de Victor Aribert. Né à La Mure vers 1775, il épouse à Voiron en 1806 Marie Vincent, la fille d’un négociant et d’un adjoint au maire de la ville. Il décède à Voiron le 6 septembre 1842.

357.

Michel-Hector Denantes naît à Voiron le 1er novembre 1768 et décède dans sa ville le 2 avril 1830, comme maire depuis 1826. Il entre au Conseil général de l’Isère en 1822. Il est le fils de Marc Denantes et Marie Blanchet . Célibataire, il transmet son héritage politique à son parent, Frédéric Denantes.

358.

CHOMEL (V.), 1994, DUMOND (C.), 1994, pp. 15, 20, 25, 185-187, 201-207 et ONDRY (S.), 1998, p. 121. Parmi les administrateurs du bureau de bienfaisance, on relève les noms suivants, y compris les maires membres de droit, tous issus du négoce des toiles : Jacques-François Tivollier (1808-1810), Michel-Joseph Denantes (1808-1821), Joseph Calignon (1818-1826), Germain Rambeaud (1823-1827), Michel-Hector Denantes (1826-1830), Jérémie Roux (1827-1828), Randon-Saint-Amand (1828), Joseph-Barthélémy Landru (1835-1842), Jean-Baptiste Faige-Blanc (1833-1840), Frédéric Denantes (1840-1866), Gustave Blanchet (1841-1848), Amédée Denantes (1842-1848), Eugène Poncet (1851-1880), Frédéric Faige-Blanc (1855-1870), Hector Denantes (1875-1879).

359.

On retrouve à Saint-Etienne l’action charitable des épouses et des enfants des négociants. Voir VERNEY-CARRON (N.), 1999, p. 247.

360.

Négociant en toiles, Alexis I Vial naît à Voiron le 21 décembre 1778. Il décède le 18 décembre 1851 dans sa ville natale.

361.

DUMOND (C.), 1994, pp. 205-207 et ONDRY (S.), 1998, p. 123.

362.

ACV, Lettre ms adressée au maire de Voiron par Géry et six autres signataires, le 15 mai 1838, BEYLIE (J. de), 1908.