1-La fermeture des marchés sous la Révolution.

Autant le XVIIIe siècle fut marqué par la forte croissance et le succès des toiles, autant le siècle suivant fut celui de leur déclin, à Voiron , comme en Bretagne, à Laval, selon des chronologies finalement assez proches.

La croissance de l’activité toilière à Voiron , difficile à évaluer, participe pleinement à la prospérité générale des échanges commerciaux français qui quintuplent durant le XVIIIe siècle. Depuis 1730, la production de toiles de Voiron augmente assez régulièrement. Elle triple jusqu’à la Révolution, avec une forte accélération à partir de 1777, puisqu’en une douzaine d’années, jusqu’en 1789, la production s’accroît de 60%. Dans la France de Louis XVI, une telle croissance n’a rien de choquant. En 1789, on n’a jamais autant produit de toiles de Voiron 366 . La signature du traité de commerce franco-anglais de 1786, dit traité Eden-Rayneval, n’a qu’une faible incidence sur la croissance de l’activité toilière. Simplement, on note une stagnation de la production en 1787, avant que la croissance ne reparte fortement en 1788 et surtout en 1789 : à la veille de la Révolution, les positions des négociants voironnais sont donc solides sur les marchés nationaux et internationaux. Contrairement aux toiles de Valenciennes et aux batistes de Saint-Quentin, les toiles voironnaises ne subissent pas le contrecoup du traité de 1786 : les premières accusent une baisse du tiers de leur production entre 1787 et 1789, contre 15% pour les secondes depuis 1784 367 . Ils savent s’adapter au contexte de leur temps, contrairement à d’autres secteurs d’activité. On ne relève pas ici de crise prérévolutionnaire et de déclin. En Bas-Dauphiné, l’activité toilière est sans doute la seule branche du secteur textile à prospérer encore après 1786 368 .

Tableau 6-Evolution de la production de toiles, à Voiron, fin XVIIIe-début XIXe siècles.
Année Nombre de pièces Valeur (en francs)
1782 15.668 2.345.700
1783 16.300 2.445.000
1784 16.826 2.523.750
1785 18.466 2.769.900
1786 19.363 3.098.080
1787 19.281 3.084.960
1788 20.450 3.272.000
1789 24.126 3.926.400
1792 14.000 ?
1794 10.000 ?
an VII 8.000 ?
an XIII 18.000 4.284.000
1808 24.000 4 à 5.000.000

Source : ADI, 138M5, Notice sur les principales fabriques du département de l’Isère et 136M7, Compte annuel ms statistique, chapitre quatre, agriculture, an XIII.

Par l’intermédiaire de la Foire de Beaucaire, les toiles voironnaises se vendent dans le Midi et en Languedoc, mais aussi en Espagne (notamment en Catalogne et à Valence), aux Antilles et en Suisse 369 . L’internationalisation des toiles voironnaises demeure moindre par rapport aux toiles batistes et linons de Saint-Quentin, à base de lin. Ces dernières sont destinées surtout à une clientèle aisée en raison de leur qualité, alors que les toiles voironnaises investissent des marchés plus concurrentiels, comme la péninsule ibérique dominée par les toiles de Bretagne 370 , de Laval et les toiles allemandes. Vers 1775, les exportations françaises de toiles sont estimées à quarante-deux millions de livres environ, dont 43% destinés au marché espagnol. Sur ce total, la production voironnaise, composée de toiles blanches ou écrues, ne représente qu’une part relativement marginale. En guise d’exemple, les exportations de toiles de Saint-Quentin vers l’Espagne sont égales à l’ensemble de la production voironnaise, à la même époque. À Valenciennes, en 1787, le bureau de marque enregistre près de soixante-treize mille toiles, et celui de Saint-Quentin cent quarante-quatre mille 371 . Avec seulement vingt mille pièces environ à la même époque, le centre voironnais fait piètre figure. Près de 90% de la production de toiles « Bretagnes » s’écoulent aussi sur les marchés ibériques d’Europe et d’Amérique, grâce à leur excellente réputation. Les Malouins ainsi que des négociants anglais, hollandais ou allemands mettent leur force de frappe commerciale au service de ce produit-phare que sont les toiles « Bretagnes ». Le succès des toiles de Bretagne dans le monde ibérique repose sur la présence de solides maisons de commerce françaises à Cadix 372 . À côté d’eux, les négociants voironnais font piètre figure pour s’imposer sur ces marchés, à l’exception peut-être des Perier qui ont l’envergure et les réseaux commerciaux nécessaires pour assurer la commercialisation de leurs toiles. Selon toute vraisemblance, les Voironnais ne traitent pas directement leurs affaires avec l’Espagne, mais l’écoulent surtout à Beaucaire. Dans ces conditions, la Fabrique voironnaise peine à s’affirmer sur les marchés internationaux, malgré une réelle percée. Pourtant, en investissant le marché ibérique, le principal débouché des produits français, les Voironnais et leurs correspondants de Beaucaire, font le choix d’un marché très concurrentiel : la croissance des exportations françaises y est bien inférieure à celle des exportations en direction des pays germaniques ou scandinaves. Cependant, au début des années 1770, la politique douanière espagnole devient moins favorable aux importations de toiles françaises. Les mesures protectionnistes espagnoles ne freinent nullement la croissance de la production voironnaise, puisque celle-ci augmente de 67% entre 1782 et 1789, sans que l’on connaisse la place exacte des marchés ibériques dans sa clientèle 373 .

En revanche, les Voironnais ignorent les marchés nordiques et germaniques, à l’exception de la Suisse, probablement en raison de l’absence ou de la faiblesse des réseaux négociants français en Mer du Nord et en Mer Baltique, où dominent les réseaux de la diaspora huguenote 374 .

La tourmente révolutionnaire constitue un frein certain à cette croissance. Les marchés traditionnels des négociants voironnais se rétrécissent devant la montée de la concurrence, notamment en Espagne avec la poussée des toiles flamandes. De même, le marché helvétique se ferme progressivement au profit des calicots de coton. Les négociants voironnais subissent diverses réquisitions de toiles pendant les années de « Terreur douce » que connaît le département de l’Isère. Ainsi, le 8 messidor an II, Laporte, un des représentants en mission, décide de réquisitionner toutes les toiles d’emballage du département. Pascal, proche de Perier, a vu une partie de ses magasins de toiles saisis. En dehors de ces mesures exceptionnelles, les toiliers voironnais ont su profiter des commandes de l’armée des Alpes. Le 21 frimaire an II, J.-B. Petitjean, un autre représentant en mission, oblige les Voironnais à livrer cent cinquante-cinq pièces de toiles pour l’administration générale de l’habillement des troupes. Le 18 thermidor suivant, Albitte et Laporte accordent à l’armée des Alpes le monopole d’achat des toiles iséroises, dont celles de Voiron . Puis, en nivôse an III, de nouvelles réquisitions sont décidées : Cassanyès exige que le département livre trois mille deux cents aunes de toiles. À Saint-Jean-de-Bournay , un temps rebaptisée Toiles-à-voiles, la fabrique de voiles reçoit toujours des commandes pour la Marine, devenue son client exclusif 375 . De telles mesures ne peuvent que désorganiser un peu plus les réseaux commerciaux des négociants. En l’an VI, les Voironnais n’ont quasiment rien vendu sur le marché espagnol 376 .

Au contraire, l’Empire constitue une période de forte prospérité pour les négociants voironnais. Dès l’an XIII, les négociants écoulent dix-huit mille pièces, niveau qu’ils n’ont pas atteint depuis 1791 377 . Certes, les marchés coloniaux leur sont désormais partiellement inaccessibles, mais ils compensent cela grâce aux commandes militaires napoléoniennes et grâce à l’ouverture du marché continental à leurs produits. Les négociants voironnais ont réussi à reconstituer leurs réseaux marchands sous l’Empire. Le blocus continental et les conquêtes napoléoniennes leur assurent des débouchés réguliers en direction du Midi, de l’Espagne conquise, de la Suisse, et vers les Antilles. Cependant, les toiles de Voiron sont assujetties à un droit de douane de 18% à leur entrée sur le marché espagnol, alors que leurs concurrentes de Silésie bénéficient d’une politique douanière plus favorable. Le gigantesque marché colonial semble définitivement perdu. Les levées en masse de soldats à partir de 1792, puis l’instauration de la conscription, ont également contribué à la désorganisation de la production de toiles, avec le départ des tisserands sur les différents fronts européens 378 .

En 1808, la valeur des toiles de Voiron représente environ un dixième de celle de la production nationale de l’industrie du chanvre et du lin 379 . L’industrie toilière voironnaise retrouve en 1808 son niveau de 1789, signe d’un réel dynamisme, alors que l’industrie drapière languedocienne peine à recouvrer ses niveaux de production antérieurs 380 . La prohibition des étoffes étrangères, et plus particulièrement des tissus de coton anglais, dans les premières années de l’Empire, sert les intérêts dauphinois sur les marchés continentaux. De soixante millions de francs en l’an XI, les importations de tissus de coton se réduisent à environ 600.000 francs en 1809. Certes, ces décisions ont pour but non pas de favoriser les toiles de chanvre, mais d’assurer le développement d’une industrie cotonnière mécanisée dans un environnement protégé. Le problème de la concurrence n’est donc pas résolu puisque les tissus anglais de coton sont désormais remplacés par les tissus français 381 . L’industrie du chanvre et du lin apparaît déjà comme moribonde en France au début du XIXe siècle. En 1807, elle représente environ 4,5% de la valeur de la production industrielle française contre 16% pour la laine et 21% pour le coton. Elle souffre d’une productivité médiocre puisqu’un de ses ouvriers produit en moyenne pour 462 francs par an contre 600 francs pour l’industrie lainière, 796 francs pour la soie et 1.240 francs pour le coton. Quant à la concentration, on retrouve là encore un écart très net entre l’industrie du chanvre et les autres branches de l’industrie textile : on dénombre en moyenne six ouvriers par établissement pour la première contre le double pour le coton, quinze ouvriers par établissement dans la soie et quarante dans l’industrie lainière 382 .

Vers 1810, Charles-Alexandre Pascal, l’un des membres du réseau Perier, réalise un chiffre d’affaires de 600.000 francs environ, tandis que ses concurrents et confrères Méjean & Cie et Calignon frères font pour 400.000 francs de ventes chacun par an, surtout en France 383 . En 1810, Stendhal, fort de solides études en mathématiques, calcule que la rentabilité du négoce voironnais en toile atteint 15% l’an. La maison Carny, installée à Grenoble, chargée du négoce des draps et des toiles, réalise selon les années un taux de profit compris entre 6 et 13% 384 .

La manufacture de toiles à voile de Saint-Jean-de-Bournay a moins profité des commandes militaires impériales, après avoir déjà souffert de la crise monétaire, l’Etat ayant réglé ses marchés en assignats. Dirigée au début du XIXe siècle par Pierre Salomon , sa centaine d’ouvriers produit alors plus de trois cent mille aunes par an de toiles pour les flottes de Marseille, Toulon ou Bordeaux 385 .

Au terme d’une vingtaine d’années de turbulence, la place voironnaise a retrouvé ses positions. Les vieilles familles négociantes ont survécu à la Révolution 386  : les Allegret, les Perier, les Denantes , les Rambeaud, les Monnet-Daiguenoire, les Blanchet et les Roux occupent toujours les premières places sous la Restauration. Les Tivollier disparaissent victimes de leurs ambitions.

Notes
366.

LEON (P.), « L’élan industriel et commercial », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 518-519 et POUSSOU (J.-P.), 1989.

367.

GUIGNET (P.), 1979, ENGRAND (C.), 1979.

368.

POUSSOU (J.-P.), « Un grand pays industriel : la France d’autrefois », in LEVY-LEBOYER (M.), 1996, pp. 45-46, BECCHIA (A.), 2000, pp. 332-339. Par exemple, la production drapière normande baisse en moyenne de 12% entre 1785 et 1788 (-71% à Bolbec, -23% à Elbeuf).

369.

MORINEAU (M.), Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américians d’après les gazettes hollandaises (XVI e -XVIII e siècles), Paris-Cambridge, Maison des Sciences de l’Homme-Cambridge University Press, pp. 265-299. À la fin du XVIIe siècle et au début du siècle suivant, les toiles françaises, surtout bretonnes et normandes, accaparent les trois quarts des marchés de l’Amérique espagnole. Il est probable que les négociants voironnais se « greffent » sur les réseaux français traditionnels dans l’Empire espagnol, mais ils ne doivent récupérer que quelques « miettes » de ce marché.

370.

TANGUY (J.), 1994, p. 137, malgré la baisse de production de crées et de leurs exportations au XVIIIe siècle. En 1780, sept mille quatre-vingt-quatorze crées sont destinées à l’Espagne sur les huit mille quatre cent vingt-six pièces expédiées des ports dépendant de la Direction de Rennes.

371.

TERRIER (D.), 1996, p. 150.

372.

LESPAGNOL (A.), 1996a, cité par MARTIN (J.) et LE NOAC’H (A.), 1998, pp. 61-62, 65-71.

373.

TANGUY (J.), 1967, LEON (P.), « L’élan industriel et commercial », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 505-509, MARTIN (J.), 1988, LESPAGNOL (A.), 1996b, pp. 179-192, ZYLBERBERG (M.), 1993, p. 58, 77, 88, 251-254, TERRIER (D.), 1996, pp. 24-30. Réputées pour leur finesse, les toiles de Saint-Quentin sont fabriquées à une autre échelle. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, leur production s’élève à deux cent mille pièces par an, pour une valeur de onze ou douze millions de livres environ, alors que les négociants voironnais écoulent une production estimée à trois millions de livres environ. Au milieu du XVIIIe siècle, les toiles représentent la moitié des exportations françaises destinées au port de Cadix.

374.

POURCHASSE (P.), 2006, pp. 195-215.

375.

ROBIN (F.), 2002, pp. 221-223 et LEON (P.), 1954a, p. 324.

376.

LEON (P.), 1954a, p. 361.

377.

ADI, 136M7, Compte annuel ms statistique, chapitre quatre, agriculture, an XIII.

378.

ADI, 138M2, Enquête industrielle, sd [vers 1810] et THORAL (M.-C.), 2004, p. 552.

379.

ADI, 138M5, Notice sur les principales fabriques du département de l’Isère et CHASSAGNE (S.), 1976a. En 1807, la valeur de la production française de toiles de chanvre et de lin est d’environ quarante-huit millions de francs.

380.

JOHNSON (C. H.), 1995, Compte-rendu par CHASSAGNE (S.), dans AHSS, 4-5, 1998, pp. 1023-1028. La production drapière languedocienne est inférieure de 28% en 1810, à celle de 1781, tandis que la production toilière voironnaise est en 1808 est supérieure de 53% à celle de 1782.

381.

CHASSAGNE (S.), 1976a. En 1805-1806, il y a quatre mille cent établissements cotonniers dans les départements français, dont plus de la moitié postérieur à 1800.

382.

CHASSAGNE (S.), 1976a, pp. 336-370. Ces chiffres ont été calculés à partir de l’Enquête sur l’industrie en 1807 (AN, F12 1568).

383.

ADI, 138M1, Liste des négociants et commerçants les plus distingués, sd [1810].

384.

STENDHAL, Correspondance générale, Paris, Librairie Honoré Champion, 1998, vol. 2, p. 34 : lettre de Stendhal à François Perier-Lagrange le 24 mai 1810 et LEON (P.), « L’élan industriel et commercial », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, p. 511. En guise de comparaison (imparfaite), le taux de profit moyen dans l’industrie lainière, à Verviers, chez Iwan Simonis, s’établit autour de 9% entre 1830 et 1848, d’après VAILLANT-GABET (S.), 2006, pp. 141-142.

385.

ADI, 138M2, Enquête industrielle, sd [vers 1810].

386.

Voir VERLEY (P.), 1994, pp. 86-87.