Depuis plusieurs décennies, les négociants voironnais fournissent les armées françaises, d’abord celles du roi, puis celle de la Révolution et de l’Empire. Le retour de la paix et la mise au pas de la France par les puissances de la Sainte-Alliance enlèvent aux Voironnais de précieuses commandes. Sous l’Ancien Régime, ils produisaient environ cinq mille pièces de toile pour l’Armée royale, soit environ un quart ou un tiers de leur production totale 387 . Contrairement aux manufactures picardes comme celle de Saint-Quentin, la nébuleuse voironnaise a retrouvé ses positions à la fin de l’Empire 388 .
À partir de la Restauration, les ventes se concentrent surtout sur la Provence, le Languedoc et les régions montagneuses, qui ne recherchent pas des étoffes raffinées. Alors que le retour à la paix en 1815 augure pour les milieux d’affaires une nouvelle période de prospérité, leurs illusions se dissipent rapidement après une bonne saison 1816, marquée à Voiron par la fabrication de vingt-trois mille pièces. Rien n’atteste que les Voironnais ont conservé leurs marchés ibériques. En 1814, le nouveau gouvernement tente de protéger les producteurs de toiles de chanvre en imposant un tarif douanier sur les importations de toiles écrues (25 francs par quintal) et blanches (120 francs par quintal). Mais cela ne suffit pas, car ce droit équivaut seulement à une taxe de 3 ou 4% ad valorem. Même les concurrents de l’Ouest souffrent de la concurrence allemande et hollandaise. Deux ans plus tard, un nouveau régime de taxation est décidé pour freiner les progrès des toiles étrangères 389 . Cependant, dans les dernières années de la Restauration, les négociants en toiles connaissent une nouvelle poussée de fièvre avec une production qui atteint les quarante mille pièces, soit environ 9.600.000 francs de chiffre d’affaires, selon les promoteurs de la Société industrielle du Département de la Drôme, alors que d’autres centres toiliers ont déjà entamé leur déclin 390 . La nébuleuse toilière du Bas-Dauphiné a finalement mieux résisté que ses rivales de l’Ouest et du Nord de la France, qui sombrent avec la Révolution et ne parviennent pas à se rétablir sous la Restauration 391 .
La maison Jacques Denantes père & fils est confrontée depuis la fin de l’ordre napoléonien à une sévère crise, partagée par l’ensemble des négociants de la place. À partir de 1817, après une série de bons exercices, les bénéfices chutent fortement, autour de 10.000 francs par an. De 1813 à 1816, elle réalise une moyenne de 18.732 francs de bénéfices par exercice, contre 11.135 francs entre 1817 et 1821, et à peine 7.400 francs entre 1822 et 1829. À partir de 1829, les bénéfices sont de nouveau au rendez-vous, avec une moyenne entre 1829 et 1835 de 15.071 francs. La moyenne chute à 11.600 francs par an si l’on ignore l’exercice 1829 marqué par un bénéfice exceptionnel de 35.800 francs. Malgré la politique de croissance engagée, les bénéfices ne retrouvent pas leur niveau d’avant 1817. Cela reflète probablement le coût de cette politique offensive, mais aussi des difficultés rencontrées par les toiles de chanvre en général devant la baisse des prix des produits textiles 392 .
Le Blocus continental napoléonien laisse la place, sous la Restauration, à un ensemble douanier protectionniste qui assure la défense des secteurs traditionnels les plus menacés. Les négociants voironnais s’épanouissent alors sur le marché national à l’abri de ce régime protecteur, mais au détriment de leur expansion internationale 393 . Entre 1827 et 1845, les exportations d’étoffes de lin et de chanvre baissent d’un tiers, passant de trente-neuf à vingt-sept millions de francs, alors que dans le même temps les exportations anglaises augmentent de vingt-trois millions de francs. Un constat s’impose alors : l’industrie des toiles est la seule à décliner sur cette période, alors que soieries, cotonnades et lainages français se lancent à la conquête des marchés internationaux 394 . Les goûts des consommateurs ont changé, préférant désormais des étoffes plus légères, plus colorées, comme les cotonnades et les soieries 395 .
Les négociants voironnais n’ont pas laissé trace de leurs éventuelles récriminations contre les importations en provenance de Silésie, de Saxe…, contrairement à leurs confrères de l’Ouest, qui savent solliciter des groupes de pression. Dès les années 1840, et probablement déjà avant, les négociants en toiles et les tisserands voironnais font venir des filés de lin et de chanvre du Nord de la France, d’Angleterre et de Riom 396 .
ADI, 2C98, Projet de règlement rédigé par l’assemblée des négociants et fabriquants en toiles de Voiron , le 30 novembre 1779.
ENGRAND (C.), 1979.
DEMIER (F.), 1991, pp. 740-744.
ADI, J560/2, Fonds Chaper, LEON (P.), 1954a, p. 539, MARTIN (J.) et LE NOAC’H (A.), 1998, pp. 119-120.
TERRIER (D.), 1996, p. 151.
ADI, 98J18, Fonds Denantes, Grand Livre, 1822-1835, Compte de toiles écrues, f°88 à 98 et Compte de profits annuels, f° 265.
Voir DEMIER (F.), 1994.
DUNHAM (A. L.), 1953, pp. 260-265, LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 148.
VERLEY (P.), 1997, p. 131.
ADI, 138M13, Statistique industrielle, renseignements statistiques recueillis en 1843. La maison Mattat & Cie s’approvisionne en filés en Normandie, en Dauphiné et dans le Nord.