3-Une contrée enclavée.

Au milieu du XVIIIe siècle, les atouts géographiques du Bas-Dauphiné sont mis en valeur par les intendants pour en faire un carrefour routier en direction de la Suisse ou de l’Italie, avec de grands travaux sur les routes de Lyon en direction de Grenoble et de Pont-de-Beauvoisin 397 .

Grâce aux efforts entrepris par les Intendants d’Ancien Régime dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour améliorer le réseau routier du Bas-Dauphiné, le courrier lyonnais ne mettait plus qu’une journée, voire deux, pour atteindre la capitale du Dauphiné, lors des six trajets hebdomadaires qui existaient alors 398 . Mais l’effort des autorités a surtout porté sur les principaux axes, comme la route de Lyon à Grenoble, via Bourgoin et Moirans . Quant aux autres chemins, ils sont tout juste praticables par des mulets. Des progrès sont perceptibles également dans le transport du courrier avec la création de nouvelles lignes postales, d’abord entre Grenoble et Lyon, en 1784, puis de Grenoble à Valence deux ans plus tard 399 .

Au début du XIXe siècle, le réseau routier de l’Isère est traversé par environ cinq cent cinq kilomètres de routes impériales, dont les trois quarts sont empierrés. Après les réalisations conduites par les intendants sous l’Ancien Régime, les régimes révolutionnaires et impérial marquent un arrêt dans la construction de routes avec une dégradation sauf pour les routes stratégiques. Les voituriers présents sur la place voironnaise, soit trente ou quarante individus au total, sont tous originaires du Midi (Nîmes, Lunel, Montpellier). Ils sont chargés par les négociants voironnais de convoyer leurs toiles jusque sur les principales places du Languedoc, notamment Beaucaire, ou de la Provence, où elles sont confiées à des maisons de roulage. Il faut compter cinq jours pour expédier les toiles de Voiron à Marseille, contre sept jours pour atteindre Nîmes et une journée supplémentaire pour Montpellier, où se situe leur dépôt général pour le Languedoc. Sous l’Empire, les toiles destinées à la Suisse sont confiées à des colporteurs qui les transportent à dos de mulet depuis Voiron. Ceux-ci achètent la marchandise à la douzaine de maisons de négociants. En revanche, le chanvre cultivé en Bas-Dauphiné, notamment dans les Terres Froides, est exporté hors du département en direction du Midi (Béziers, Lunel, Montpellier, Brignoles) par la seule maison de commission installée à Bourgoin , Allard & Cie, depuis 1805. Hormis le chef-lieu du département, aucun autre bourg ne dispose de la moindre organisation de roulage. Les principales maisons de roulage se trouvent soit à Grenoble, ou à Valence, Gap, et bien évidemment dans le Midi.

En 1820, le réseau des routes royales de première et seconde classes a diminué, puisqu’il s’établit à quatre cent soixante-seize kilomètres, dont 60% empierrés et un quart en terre, avec de nombreuses lacunes. À partir de ce moment, tant les gouvernements de la Restauration que ceux de Louis-Philippe, augmentent fortement les crédits alloués aux transports routiers. La route reliant Lyon à Pont-de-Beauvoisin , en direction du Piémont, est progressivement élargie pour faire face au développement du trafic. Le Bas-Dauphiné profite le plus de cette ambitieuse politique routière, puisque dès 1817, sept des dix routes départementales de l’Isère, le traversent d’ouest en est autour d’un axe central reliant Lyon à Grenoble, formant ainsi un quadrillage au cœur des Terres Froides 400 .

Sous l’Empire, l’Isère dispose de trente-trois bureaux de poste ou centres de distribution, dont les deux tiers sont installés en Bas-Dauphiné, contre quarante-trois en 1830, ce qui en fait un département rural assez bien desservi par rapport aux départements normands, avec un net avantage à la plaine au détriment de la montagne 401 . Dans les premières années de la Restauration, maires et sous-préfets, probablement à l’écoute des milieux d’affaires locaux, manifestent régulièrement leur intention d’être desservis pour le courrier, par Lyon plutôt que par Grenoble, espérant gagner ainsi une journée ou quelques heures dans la distribution 402 . Les dépêches officielles ou les journaux parisiens arrivent avec plusieurs jours de retard à Voiron ou à Bourgoin . En 1847 le Bas-Dauphiné fait toujours partie des contrées françaises où l’on reçoit le moins de journaux parisiens, avec une moyenne d’environ deux journaux pour cent habitants alors que la moyenne nationale est d’environ 3,2, niveau atteint seulement dans la région grenobloise. À Lyon, on se situe autour de cinq journaux pour cent habitants. Cela n’a rien de surprenant lorsque l’on relie cet élément à la pauvreté économique de la contrée, à son retard culturel et à la médiocrité de son réseau urbain 403 .

Quant à la presse provinciale, elle a bien du mal à exister en dehors des grandes villes 404 . En 1835, les Isérois reçoivent la presse parisienne avec au moins trois jours de retard, contre deux pour les Lyonnais. Or depuis une loi de 1829, les communes rurales sans bureau de poste n’ont droit qu’à une distribution tous les deux jours. La circulation des nouvelles demeure donc lente : les échos de la bataille d’Austerlitz en 1805 parviennent aux autorités grenobloises avec un retard de treize jours, tandis que le bulletin de la Grande Armée met, lui, seize jours avant d’atteindre Grenoble. Quatre ans plus tard, les Grenoblois découvrent avec dix jours de retard que Napoléon a remporté une nouvelle victoire, dont le nom du champ de bataille, Wagram, n’est connu qu’après un nouveau délai de cinq jours supplémentaires 405 .

Bourgs et petites villes sont à peine mieux lotis que les villages arriérés. Cela entraîne donc un retard, ou tout au moins, une diffusion plus lente des idées nouvelles. Ainsi, à Voiron , malgré la présence d’une petite élite négociante, on ne trouve aucun cabinet de lecture. Au mieux, peut-on y trouver un libraire. Heureusement, ces hommes d’affaires sont amenés à se déplacer régulièrement à Grenoble ou dans le Midi. De même, à Bourgoin , les élites locales – peu nombreuses d’ailleurs – ont pu fréquenter pendant de longs mois le philosophe Jean-Jacques Rousseau, réfugié dans le village voisin de Maubec . En revanche, les idées nouvelles, tant politiques qu’économiques ont trouvé un meilleur accueil à Voiron grâce à l’existence précoce de loges maçonniques 406 .

Au début de la Monarchie de Juillet, la seule route sans lacune et en bon état en Isère, est celle qui relie Lyon à Grenoble. De fait, la région grenobloise et son appendice voironnais se trouvent enclavés dans un territoire isolé, mal reliés au réseau routier français : ces deux territoires, et par conséquent le Bas-Dauphiné, participent peu aux relations interurbaines nationales. D’après l’indice d’accessibilité calculé par Bernard Lepetit, Grenoble, avec un score de deux cent dix points, se classe en 38e position parmi les quarante-deux villes les plus grandes du royaume 407 . Dans ces conditions, on comprend mieux les difficultés des produits isérois à la vente, alors que s’engage une accélération des transports et des échanges 408 . Mal connectés au réseau national de transport, les négociants voironnais peinent pour rivaliser avec des centres industriels concurrents : le centre industriel du Nord, en plein essor, s’insère dans un ensemble dense de relations interurbaines propices à son épanouissement 409 . Cet éloignement des marchés, moins visible à la fin de l’Ancien Régime, entraîne alors des délais de livraison plus longs, des surcoûts, mais aussi une asymétrie d’informations au détriment des Voironnais, avec une connaissance moins précise de l’évolution de la demande, la réception tardive et avec parcimonie de la presse et des informations. Il est vrai que le milieu naturel – des marécages au Nord-ouest, des montagnes à l’Est – constitue un élément répulsif, peu favorable aux voyageurs.

Dans la première moitié du XIXe siècle, l’isolement géographique du Bas-Dauphiné commence à nuire sérieusement aux hommes d’affaires locaux. Le délabrement du réseau routier, tout au moins jusqu’aux années 1830, ne les pousse pas à voyager, alors que, justement, « le voyage reste un moyen privilégié d’information et de connaissance » 410 .

Notes
397.

CHAMPIER (L.), 1948 et LÉON (P.), 1954a, pp. 163-166.

398.

ROBIN (F.), 2002, p. 233.

399.

NICOLAS (J.), 1989, p. 26.

400.

BLANCHARD (M.), 1920 et NICOLAS (J.), 1989, p. 26, LÉON (P.), 1954a, pp. 463, 466-467,LEPETIT (B.), 1984, pp. 133-135 et CARON (F.), 1997a, pp. 36, 45, 48, 50-54, STUDENY (C.), 1995, pp. 136-137.

401.

PERRIN-DULAC (F.), 1806, tome 2, p. 16, THORAL (M.-C.), 2004, pp. 506-508, RICHEZ (S.), 2004, p. 149.

402.

THORAL (M.-C.), 2004, p. 504.

403.

DAUPHIN (C.), LEBRUN-PEZERAT (P.) et POUBLAN (D.), 1991, p. 52, CHARLE (C.), 2004, pp. 25-28, et FEYEL (G.), 1987.

404.

CHARLE (C.), 2004, pp. 58-62.

405.

FEYEL (G.), 1987 et GODEL (J.), 1968, p. 63.

406.

FAVIER (R.), 1998, pp. 513-522 et FEUGA (P.), 1991.

407.

LEPETIT (B.), 1984, pp. 103, 108-111.

408.

STUDENY (C.), 1995, PLOUX (F.), 2003, pp. 20-22 et MARCHAND (P.), 2006.

409.

LEPETIT (B.), 1984, p. 103.

410.

MINARD (P.), 1998, p. 184.