Le déclin des marchés traditionnels.

Il ne s’agit pas de nier les transformations des marchés, mais d’en modérer l’influence : comme l’a montré l’historiographie anglo-saxonne, les transformations profondes dans la consommation aux Etats-Unis et en Angleterre, traversés par une révolution industrieuse, remontent au XVIIIe siècle : on assiste à la naissance de la société de consommation dans les pays anglo-saxons, les principaux marchés de vente des soieries lyonnaises, les ménages cherchant à améliorer leur cadre de vie et leur confort.

Avec retard et à un degré moindre, une partie de la France d’Ancien Régime se laisse modestement gagner par cette recherche du produit « transitoire » et du « superflu » 412 . Les toiles de coton, et notamment les calicots, rencontrent un vif succès auprès de la clientèle populaire. Souples, colorées, peu coûteuses, elles séduisent les Français dans cette première moitié du XIXe siècle. Fritz Perrégaux , propriétaire de la manufacture d’impression de Jallieu , place ses toiles imprimées à la fois auprès de commissionnaires lyonnais, mais également dans le Midi, sur les marchés privilégiés des négociants voironnais de toiles de chanvre 413 . La mécanisation des industries drapières et cotonnières dès la Restauration nuît à la compétitivité des toiles, plus coûteuses. Les Languedociens investissent à eux seuls, sous la Restauration, plus de deux millions de francs dans l’achat de machines pour mécaniser l’activité drapière 414 . Les Voironnais ne consentent pas au même effort !

La Foire de Beaucaire constitue jusqu’au milieu du XIXe siècle le grand rassemblement annuel des négociants de tous horizons. À Beaucaire, se concentrent des marchands de l’espace méditerranéen à la recherche de toiles, de fer, de cuirs ou de papiers 415 . Lors des meilleures années, comme 1788, ce sont près de deux cents barques chargées de marchandises qui affluent à Beaucaire dès le mois de juin. Au bord du Rhône, au pied du château féodal, les transactions s’effectuent à l’abri des tentes et des baraques, et dans les rues de la cité, sous la chaleur estivale du mois de juillet. Suisses, Piémontais, Génois, Napolitains, Catalans, Hollandais ou Allemands viennent y acheter des draps de Reims, Elbeuf, Sedan, des toiles de coton de Rouen, Cholet ou Laval afin d’approvisionner les marchés ibériques, italiens, levantins ou d’Europe centrale. Les négociants arrivent en ville et se réunissent dès le dix juillet pour traiter leurs affaires, alors qu’officiellement, la foire n’est ouverte que quelques jours plus tard, le 22 juillet, à la Sainte-Madeleine pendant une semaine. Les ventes de toiles se déroulent le plus souvent entre le 12 et le 15 juillet pendant cette phase de négociations informelles, puis dans les jours suivants se traitent les affaires concernant les matières premières dont les chanvres du Dauphiné 416 . Cette foire annuelle forme un débouché incontournable, car en quatre ou cinq jours, il s’y traite l’équivalent du cinquième du commerce annuel de Marseille. Il est vrai que selon certaines estimations optimistes, la foire de Beaucaire attire jusqu’à cent mille visiteurs par jour 417 .

Sous l’Ancien Régime, les toiles voironnaises, pour parvenir à Beaucaire, leur principal débouché, sont frappées par de nombreux droits de péage. En effet, les expéditionnaires empruntent les routes de la vallée du Rhône où l’on dénombre pléthore de péages. De nombreuses marchandises expédiées à la foire de Beaucaire bénéficient d’exemption de droits au péage de la ville. Mais au final, le montant acquitté à ces différents péages représente environ de 5 à 7% de la valeur des produits 418 . Les avis divergent quant aux modes de transport utilisés pour convoyer les toiles dans le Midi. D’après Pierre Léon, les toiles de Voiron sont expédiées à Beaucaire, tout au moins pendant la première moitié du XIXe siècle, sur des barques descendant l’Isère puis le Rhône. L’essor de la navigation à vapeur à partir de 1829 ne peut donc que servir les intérêts voironnais, avec des délais réduits. Toutefois, l’essor des transports routiers et ferroviaires bouleverse les circuits traditionnels de l’échange 419 .

Pendant les années 1780, les ventes à la foire de Beaucaire, tous produits confondus, s’accroissent au rythme de 7,8% par an. Entre 1775 et 1789, les ventes totales augmentent de 145%. En 1777, le total des ventes de la foire est d’environ vingt millions de livres contre quarante et un millions en 1789, mais la croissance des seules ventes de toiles est supérieure. Entre 1730 et 1788, les ventes de toiles de toutes provenances y sont multipliées par vingt. La croissance est plutôt chaotique jusqu’en 1774, puis rapidement, en l’espace de quelques années, les ventes doublent jusqu’à la fin de la décennie. Entre 1783 et 1788, les ventes de toiles triplent, avec une légère baisse en 1786 après la signature du traité commercial franco-anglais 420 .

Après les troubles sanglants de 1793 à Beaucaire et dans le Gard, les affaires reprennent lentement, mais cela a contribué à désorganiser les circuits commerciaux. Le blocus continental provoque rapidement une baisse du prix des toiles à Beaucaire. En 1806, leur prix passe de 335 francs à 205 francs environ la pièce, tandis que la raréfaction des chanvres de la Baltique, entraîne une flambée du prix de la matière première. Les négociants voironnais ne vendent cette année-là que pour 400.000 francs de toiles à Beaucaire alors que le montant des invendus est de 800.000 francs. Entre 1790 et la fin de l’Empire, le niveau des invendus est particulièrement élevé. En l’an XI, les ventes totales de la Foire atteignent leur maximum avec quarante-cinq millions de francs 421 .

Le déclin de la foire de Beaucaire qui s’amorce sous la Restauration, ne se traduit pas immédiatement par une baisse des ventes pour les négociants voironnais qui ont su mettre en avant la qualité et la renommée de leur fabrication 422 . En revanche, les négociants voironnais délaissent les non moins prestigieuses foires de Leipzig, dont l’aire d’influence s’exerce sur l’ensemble de l’Europe germanique et centrale. Pour les produits textiles, Leipzig attire plutôt des négociants spécialisés dans les étoffes à base de laine. En revanche, comme pour Beaucaire, les visiteurs européens, et notamment français, se détournent progressivement des foires de Leipzig après 1820 423 .

À la même époque, la maison Jacques Denantes père & fils renforce ses positions à Beaucaire, car elle n’y a jamais autant vendu de toiles. Entre 1823 (minimum) et 1829 (maximum), ses ventes à Beaucaire passent de cent quarante-huit à trois cent quatre-vingt-six pièces, soit une augmentation de 160%, très nettement supérieure à l’augmentation de ses achats en toiles écrues à Voiron . Entre-temps, le chiffre d’affaires total de la Foire de Beaucaire passe de vingt-neuf millions de francs en 1819 à moins de dix-sept millions en 1829. En quelques années, la part des ventes qui se réalisent à Beaucaire s’accroît donc sensiblement, passant d’un cinquième environ vers 1822-1823, à plus du quart (28%) au début des années 1830, avec un pic à 30% en 1827. Puis, à partir de 1832, cette part redescend légèrement, sans doute en raison des conditions de paiement moins généreuses offertes par la maison : environ 23% des toiles Denantes trouvent acquéreur à l’occasion de la grande foire annuelle du Midi, en juillet. Celle-ci a permis aux Denantes d’absorber une partie de leurs achats massifs en toiles écrues à Voiron. Mais, pour soutenir cette croissance des ventes dans le Midi, il a fallu adopter une politique commerciale plus agressive : la part des toiles vendues au comptant ne cesse de régresser pendant une quinzaine d’années au profit de paiements d’abord à six mois, puis à trois mois à partir de 1832. Finalement, en 1835, sur les deux cent quatre-vingt-sept toiles vendues à Beaucaire, seulement neuf sont payées au comptant. La stratégie commerciale offensive et agressive des Denantes fait, cependant, long feu à Beaucaire. Hormis les années 1822 et 1823, jusqu’en 1830, les ventes réalisées à Beaucaire leur permettent de dégager un taux de rentabilité supérieur à 7%. À partir de 1830, ce dernier se stabilise à 4%, signe que les conditions du marché sont plus difficiles 424 . Dans les années 1840, les exploitants de tissages de toiles écoulent leurs produits surtout dans le Midi 425 .

Dans de telles conditions, les ventes de toiles voironnaises s’érodent également. Le trafic de marchandises se détourne de Beaucaire avec l’amélioration du réseau routier et l’essor du port de Marseille, puis du chemin de fer au départ de Marseille, inauguré en 1852. De toute manière, les Espagnols, jadis très présents à la foire, la désertent définitivement à partir de 1844, comme d’ailleurs tous les négociants étrangers. Cet événement commercial annuel rivalise de plus en plus difficilement avec les centres permanents 426 .

Dès lors où la Foire de Beaucaire n’assure plus la prospérité des toiles de Voiron , les négociants doivent utiliser de nouvelles méthodes commerciales pour écouler leurs fabrications. Le succès des calicots et des toiles peintes les pousse également à être plus offensifs. Ils engagent donc les services de voyageurs de commerce 427 à partir des années 1820, chargés de sillonner les routes du Midi sur des « carrioles cahotantes » et de vendre les toiles en échange d’une commission 428 .

Notes
412.

MAC KENDRICK (N.), BREWER (J.) et PLUMB (J.H.), 1982 et SHAMMAS (C.), 1990, ROCHE (D.), 1991, VERLEY (P.), 1997, pp. 132-135, VRIES (J. de), 1994, pp. 240-270, et RADEFF (A.), 1996.

413.

ADI, 138M2, Enquête industrielle, sd [vers 1810].

414.

JOHNSON (C. H.), 1995.

415.

LEON (P.), 1954a, pp. 181-184.

416.

CHOBAUT (H.), 1929 et LEON (P.), 1953.

417.

LEON (P.) et CARRIERE (C.), « L’appel des marchés », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 165, 185, GOURCY (C. de), 1911 et LEON (P.), 1953.

418.

CONCHON (A.), 2002, pp. 60, 88-89, 128.

419.

LEON (P.), 1954a, pp. 459-461 et RIVET (F.), 1951, pp. 52-62.

420.

LEON (P.), « L’élan industriel et commercial », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 503 et 509-510, LEON (P.), 1954a, pp. 181-184 et LEON (P.), 1953.

421.

CHOBAUT (H.), 1929, LEON (P.), 1954a, p. 439, LEON (P.), 1953.

422.

LEON (P.), 1953.

423.

GAYOT (G.), 2001, Aucun négociant voironnais ou grenoblois n’apparaît dans la liste des négociants participant aux foires, que Gérard Gayot joint en annexe.

424.

ADI, 98J18, Fonds Denantes, Grand Livre, 1822-1835, Compte de toiles écrues, f°88 à 98 et Compte de Foire de Beaucaire, f°244 à 246.

425.

ADI, 138M13, Statistique industrielle, renseignements statistiques recueillis en 1843.

426.

LEON (P.), 1954a, pp. 644-646 et LEON (P.) et CARRIERE (C.), « L’appel des marchés », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 185.

427.

Sur cette profession, voir par exemple CHEVALIER (J.-J), 2000, pp. 49-63.

428.

LEON (P.), 1954a, p. 650.