Fraudes et contrefaçons.

Dès l’an XIII, les conseillers de l’arrondissement de Grenoble réclament le retour des marques et des règlements supprimés quelques années plus tôt, mais en vain 429 . Là où d’autres avaient fait le pari de la basse qualité pour asseoir leur prospérité 430 , les négociants en toiles privilégient la qualité au détriment de la quantité, pour reconquérir leurs anciens marchés 431 .

Instituée par Napoléon, la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron ne rencontre qu’un piètre succès auprès des négociants de ladite cité pendant une dizaine d’années, jusqu’en 1822 432 . En effet, jusqu’alors, ils n’ont que faiblement été atteints par la crise toilière, ils n’éprouvent donc aucun intérêt à s’entendre ou à collaborer étroitement entre eux ou d’arborer un front uni devant les difficultés qui s’annoncent. En 1814, le niveau de production de toiles dépasse le niveau exceptionnel déjà atteint en 1789, avec une production supérieure à vingt-cinq mille pièces, soit près du double du niveau de 1782. Mais la concurrence des calicots de coton et des autres étoffes à bon marché entraîne la fermeture des débouchés traditionnels des toiles à base de chanvre, dans le Midi de la France et en Espagne. Jusqu’en 1814, les négociants voironnais avaient largement profité de la politique douanière napoléonienne, avec l’instauration du Blocus continental et la création d’un vaste marché intérieur européen dominé par la France 433 .

Le temps n’est plus aux tergiversations ou à la concurrence sauvage. Les intérêts de tous les négociants de la place sont menacés. Par conséquent, tous doivent faire corps derrière leur produit, la Toile de Voiron , qui a fait leur fortune, pour mieux la défendre. Alors que la Chambre Consultative n’a quasiment pas été réunie depuis novembre 1807, les principaux négociants décident de la ressusciter. Le 14 janvier 1822, la Chambre Consultative renaît avec l’élection de six membres : elle comporte alors quatre négociants en toiles (Frédéric Denantes, Frédéric Faige-Blanc , Jean-Baptiste Faige-Blanc et Joseph Rambeaud ), un papetier (Bertholet ) et un maître de forge (Jacolin ). Aucun membre du groupe Perier-Tivollier ne siège à l’assemblée. Les Tivollier ont perdu leur influence et leur prestige avec la disparition du chef de famille, Jacques-François, sous l’Empire. Pendant deux années supplémentaires, la Chambre ne connaît aucune activité officielle.

Le déclin de la foire de Beaucaire, sous la Restauration, les éloigne du contact direct avec la clientèle 434 . Au milieu des années 1820, devant la baisse persistante de leurs ventes, les négociants, par l’intermédiaire de l’institution consulaire, choisissent d’instaurer un nouveau règlement, comme au temps de l’Ancien Régime. Jusqu’à la fin du Second Empire, les négociants en toiles contrôlent la Chambre Consultative qui devient leur cheval de bataille pour tenter d’éviter de disparaître devant les pressions de la concurrence. Comme au bon temps du colbertisme triomphant et des règlements corporatifs, les négociants mettent leurs efforts en commun, par le biais de la Chambre, pour rétablir l’ancienne marque et imposer des normes pour lutter contre la concurrence et la contrefaçon, sans pour autant saisir l’évolution des marchés ou les mutations techniques. Accusant la fraude et l’altération de la qualité, plutôt que d’analyser les transformations du marché, ils s’engagent dans le combat de la normalisation des dimensions des pièces de toiles, en s’inspirant de la vieille fable de la dupe et du fripon explicitée en 1759 par Turgot : la vente d’un produit défectueux par un négociant indélicat appelle comme réponse de la part de l’acheteur, un changement de fournisseur 435 .

La principale altération décriée dans la première moitié du XIXe siècle concerne la largeur des pièces : plusieurs tisserands apportent aux marchés hebdomadaires des toiles ayant des fils très serrés sur leurs lisières et au contraire une densité moindre en son centre, entraînant un recul de leur qualité. Pour les négociants, il faut parvenir à des produits homogènes et de qualité. Soucieux de la qualité, ils cherchent à lutter aussi contre l’apparition de toiles à base de chanvre et de lin mélangés, vendues sous l’appellation de « Toiles de Voiron  », et à des prix inférieurs, et par là même, leur combat se porte contre l’apparition de comportements opportunistes parmi des confrères négociants ou chez les tisserands-fabricants, soucieux de vendre des produits moins chers que ceux des autres. Or, entre 1827 et 1836, les importations de fils de lin et de chanvre ont presque triplé pour atteindre deux mille sept cents tonnes, en provenance surtout d’outre-Manche dont les exportations ont bondi dans le même temps en étant multipliées par deux cent trente-sept, stimulées grâce à la production de fils moins coûteux fabriqués mécaniquement 436  !

Les négociants voironnais conservent des mentalités d’hommes d’affaires du XVIIIe siècle habitués aux règlements et aux normes. Ils rejettent l’idée de produire des toiles de qualité inférieure et préfèrent considérer cette pratique comme de la fraude ou de la malfaçon, plutôt que d’envisager un changement des goûts de la clientèle. Ils ne parviennent pas à s’affranchir des routines acquises au siècle précédent et qui avaient fait leur fortune 437 . Une telle attitude les pousse à privilégier l’offre à la demande, la production au client 438 . Des comportements isolés nuisent donc à la réputation 439 de l’ensemble de la profession et des produits vendus sous le label « Toiles de Voiron  ». Or sans réputation, un négociant ne peut traiter aucune affaire. Les négociants voironnais justifient donc leur attitude par la recherche d’une soi-disant moralisation des affaires. En campant sur de telles positions, les négociants voironnais de ce début de XIXe siècle, ne font qu’appliquer des principes décrits au siècle précédent par les économistes libéraux 440 .

Parmi les autres coupables, l’institution relève les fabricants de peignes qui désormais doivent inscrire leur nom sur leurs produits, mais aussi ceux qui tentent de fabriquer des toiles mélangées de chanvre et de lin 441 . Cette altération de la qualité des toiles voironnaises est probablement à mettre en relation avec les transformations dans le mode de commercialisation. En effet, depuis l’an VII, un vent de liberté souffle sur le colportage, désormais moins réglementé. Les colporteurs, ainsi libérés des carcans réglementaires, s’engagent dans la distribution de produits de moindre qualité, moins chers, par des ventes aux enchères ou à la criée, à grand renfort de publicité, rompant ainsi avec les méthodes traditionnelles. Les négociants en toiles souhaitent manifestement le rétablissement des anciens règlements en vigueur sous l’Ancien Régime 442 .

À partir des années 1840, les principales décisions prises par la Chambre concernent surtout la défense de la marque. Dans le souci d’éviter les contrefaçons et les altérations de la qualité de leurs toiles de chanvre, les négociants décident en effet de rétablir un bureau de marque dans leur ville, comme au bon vieux temps de l’Ancien Régime, ainsi que l’ancienne législation corporatiste. Le précédent bureau de marque avait sombré avec l’esprit révolutionnaire 443 . En s’enfermant dans une logique tournée vers le passé, les négociants ne saisissent pas les attentes du marché, à savoir des étoffes moins chères. Un bureau est donc spécialement aménagé dans la rue du Colombier, à quelques mètres de la rue Sermorens, où des marqueurs sont chargés par la Chambre, chaque jour de marché, d’apposer un timbre ou une marque certifiant que la toile écrue est composée uniquement de chanvre. En l’absence de cette marque, dont le coût revient à dix centimes par pièce, la toile est considérée comme fabriquée à partir de fils de lin. Ce prélèvement modique de dix centimes, en vigueur à partir du 17 juin 1840, sert aussi à couvrir les frais du bureau de certification. Les tisseurs doivent désormais présenter leurs toiles sur le marché, plissées et non plus roulées afin que le timbre soit apposé facilement et visible de tous. Grâce à cette marque, il ressort que la production de toiles, sur onze mois, jusqu’à la fin avril 1841, excède péniblement les dix mille pièces, uniquement à base de chanvre, alors qu’une vingtaine d’années auparavant, elle atteignait plus du double.

Le combat semble vain, puisque les étoffes mélangées ne disparaissent pas du marché ; certains tisserands audacieux n’hésitent pas à présenter des toiles de lin au bureau dans l’espoir de voir apposer le précieux sésame sur leurs imitations. Contre les récalcitrants, les marqueurs reçoivent alors pour mission d’apposer la lettre R sur les pièces contrefaites 444 . Le processus de normalisation et de certification engagé en 1840 se poursuit, comme une lutte désespérée pour tenter de freiner un irrésistible déclin, mais sans utiliser les bonnes armes. Les « perdants » de la mécanisation engagent le combat dans le domaine des règlements et de la morale, sans chercher à remettre en cause leurs propres pratiques commerciales et productives qui ne sont pas adaptées à leur temps. Déjà, en 1837, les négociants ont manifesté leur désir de mieux contrôler les marchés hebdomadaires des toiles en proposant au maire de construire une halle, réservée à l’usage exclusif des vendeurs de toiles : la concentration en un seul lieu, public, et clairement délimité, de tous les échanges de toiles, favorise la surveillance des transactions et des produits. Les négociants en toiles trouvent des appuis parmi les tisserands eux-mêmes : ceux du canton de Saint-Geoire n’hésitent pas, pour expliquer leur période de chômage, à mettre en avant l’usage « de fils de lin et de chanvre étrangers filés à la mécanique », mais aussi « l’introduction dans le blanchissage de matières corrosives » 445 .

Sévèrement concurrencés sur le marché des toiles ordinaires par les calicots ou les produits étrangers, quelques négociants voironnais décident d’adopter une attitude plus offensive en se lançant sur de nouveaux créneaux. Celui des linges de table semble le plus prometteur 446 .

En se focalisant sur la contrefaçon et la malfaçon, ils ne se préoccupent pas d’abaisser leurs coûts. Cela contribue à leur aliéner une partie de leur clientèle traditionnelle, tandis que l’Armée et la Marine rejettent systématiquement toutes leurs propositions lors des soumissions à des marchés publics. La présence au Ministère de la Marine du baron d’Haussez, ancien préfet de l’Isère, dans les dernières mois du règne de Charles X ne change pas la donne : les produits isérois à base de chanvre sont trop chers et leur qualité convient peu aux usages de la Marine 447 .

Notes
429.

THORAL (M.-C.), 2004, p. 601.

430.

MAITTE (C.), 2001.

431.

Les négociants voironnais semblent suivre le discours prôné plus d’un siècle auparavant par Colbert qui « considère que la conquête des marchés extérieurs ne peut résulter que d’une amélioration de la qualité des produits français : la qualité fait le débouché », d’où la nécessité d’une réglementation de la fabrication et des produits. Voir HIRSCH (J.-P.) et MINARD (P.), 1998, p. 141.

432.

Sur la création des Chambres Consultatives, voir GAYOT (G.), 2002.

433.

Bulletin de la Société de Statistiques, de Sciences naturelles et des Arts industriels du département de l’Isère, tome 1, séance du 4 mai 1839, pp. 125-126.

434.

LÉON (P.), 1954a.

435.

MINARD (P.), 2004a, p. 21 et pp. 36-37.

436.

La première moitié du XIXe siècle se caractérise par un fort développement des industries linières européennes, au détriment notamment des toiles de chanvre : voir à ce sujet COLLINS (B.) et OLLERENSHAW (P.), 2003.

437.

Voir l’approche développée par Douglass C. North à propos des idéologies et des schémas mentaux, citée par CHABAUD (D.), PARTHENAY (C.) et PEREZ (Y.), 2005.

438.

WILLIAMSON (O. E.), 1994, pp. 70-71 et 86-89 : pour lui, les pratiques opportunistes concernent « la recherche de l’intérêt personnel avec tromperie » cité par MINARD (P.), 1998, pp. 159-160.

439.

Voir STANZIANI (A.), 2006.

440.

MINARD (Pa), 2004a, pp. 36-41 et 136. P. Minard décrit une situation assez proche dans le West Riding, à propos des drapiers victimes de la mécanisation : ils entament une lutte pour « réactiver l’ancienne législation » au début du XIXe siècle.

441.

ACV, 2F3, Règlement ms pour la fabrique de Voiron , rédigé par les membres de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron, sd [1824]. Ses membres sont Frédéric Denantes, Joseph Rambeaud , Frédéric Faige-Blanc , Victor Jacolin , Bertholet , Joseph Calignon et Neyroud.

442.

DEMIER (F.), 1993, MINARD (P.), 2004b.

443.

Voir sur les tentatives de retour à l’ordre ancien, DEMIER (F.), 1993.

444.

AN, F12 2536, Rapport ms (brouillon) de la sous-commission chargée d’étudier l’industrie du lin et du chanvre, sd [1838], Annexe imprimée à la notice sur le tarif des fils de lin et de chanvre, décembre 1837, ACV, 2F13, Registre des délibérations de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron , séances du 2 juin 1840, du 3 mai 1841 et du 22 janvier 1842.

445.

ACV, 2F3, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Maire de Voiron le 6 novembre 1837 et LÉON (P.), 1954a, p. 580.

446.

ADI, 1N4/8, Rapport du Préfet de l’Isère au Conseil général, année 1840.

447.

ACV, 2F3, Lettre ms du baron d’Haussez, Ministre de la Marine adressée au Préfet de l’Isère le 27 mai 1830, Lettre ms de l’Officier d’Admission principal du Ministère de la Guerre adressée au Maire de Voiron , le 26 décembre 1842.