La dislocation du réseau Perier.

Dans les dernières années de l’Ancien Régime, les affaires toilières de la maison Jacques Perier père & fils, neveu & Cie s’organisent surtout avec l’Europe méditerranéenne, que ce soit avec Barcelone et la Catalogne, la Corse, Avignon, les Hautes-Alpes, ou Marseille 448 . Cependant, à l’initiative de Claude Perier , le champ de prospection du groupe s’élargit avec par exemple l’armement de navires à Nantes ou à Marseille, grâce à la commandite dans la maison Pierre Chazel & Cie, spécialisée dans le commerce du sucre avec Saint-Domingue. Claude Perier participe aussi à une opération de raffinage du sucre dans la cité phocéenne, Seren & Cie. Mais son affaire la plus importante du moment concerne l’installation d’une manufacture dans le château de Vizille 449 . Jacques-Augustin Perier , le frère de Claude, se lance dans des opérations commerciales internationales lorsqu’il accède à la direction de la Compagnie des Indes, à Lorient 450 .

Dès les dernières années de l’Ancien Régime, Claude Perier et ses associés grenoblois s’intéressent aux métiers de la banque à Grenoble :

‘« la maison Perier prenait à 5% les économies des servantes, des huissiers, des petits propriétaires, c’étaient des sommes de 500, 800, rarement 1.500 francs. Quand vinrent les assignats et que pour un louis d’or on avait cent francs, elle remboursa tous ces pauvres diables, plusieurs se pendirent ou se noyèrent » 451 .’

Entre 1777 et 1780, Perier & Cie consent de considérables avances au gouvernement. Déjà en 1763, Perier accorde un prêt d’une douzaine de milliers de livres aux parlementaires dauphinois se rendant à Versailles 452 . Claude Perier et ses fils s’installent à Paris sous la Révolution, à l’affût de bonnes affaires. Ils y fondent une banque, Perier & Cie, l’une des plus importantes de la place avec une mise sociale d’au moins deux millions de francs 453 . Pour assurer le développement de leur nouvelle entreprise, on peut légitimement supposer qu’ils transfèrent une partie de leurs fonds investis dans le commerce des toiles en Bas-Dauphiné, à celui des effets de commerce dans la capitale. À son décès en 1801, Claude Perier laisse une fortune décuplée, estimée à 5.800.000 francs 454 .

Ses fils Casimir, Scipion et Joseph se chargent d’augmenter la fortune familiale à Paris et dans le Nord de la France avec les mines d’Anzin, tandis que l’aîné de la fratrie Perier, Augustin, s’occupe des affaires dauphinoises, à savoir la manufacture d’impression de toiles peintes de Vizille , la filature et le tissage de coton construits sous la Restauration, ainsi que de la fabrique dispersée de toiles à Mens, dans le Haut-Dauphiné. Alphonse Perier, resté auprès d’Augustin, gère la banque familiale à Grenoble. Casimir Perier se lance dans plusieurs spéculations immobilières. Les Perier commanditent également la filature de coton d’Henry Sykes à Saint-Rémy-sur-Havre, en Normandie et financent des raffineries de sucre de betterave dans la région parisienne. Ils investissent dans des entrepôts au Havre. En 1827, les Perier figurent ainsi parmi les principaux actionnaires fondateurs d’une nouvelle banque à Valence, la Société industrielle du Département de la Drôme, au capital d’un million de francs. Mais après 1830, les Perier s’effacent progressivement de la scène locale. Certes, on les retrouve encore comme investisseurs dans des projets miniers et métallurgiques (Allemont, Pierre-Châtel, Revel, La Mure, Allevard), mais ils ont définitivement soldé leurs comptes avec le textile en 1839, lorsque Adolphe Perier décide de louer les bâtiments de Vizille à Révilliod 455 . Augustin Perier , au début des années 1830, attiré par la réussite industrielle alsacienne, fonde une maison de commission et de banque à Mulhouse, particulièrement active dans le négoce de coton, de filés et de calicots, probablement afin de renforcer les structures commerciales de ses manufactures de Vizille. Le décès prématuré d’Augustin et l’arrivée d’un nouveau gérant à Vizille, en la personne de Révilliod, entraînent la liquidation de la maison de Mulhouse après cinq années d’existence seulement 456 .

L’intégration parisienne des élites locales entraîne une rupture avec les milieux d’affaires provinciaux. Augustin Perier maintient quelques années encore la tradition familiale dans le commerce des toiles sous l’Empire, après le décès de son père, Claude, avec la constitution d’une nouvelle société, Augustin Perier & Cie. Il s’appuie alors sur le renouveau temporaire de la foire de Beaucaire 457 . Mais il semble qu’Augustin ait progressivement délaissé la fabrication à Voiron au profit de Mens et du massif de l’Oisans où le coût de revient est moins élevé. D’ailleurs, il possède à Bourg d’Oisans depuis 1806 une fabrique de toiles comportant trente-cinq métiers à tisser, sans compter les quatre-vingt-cinq autres disséminés dans les campagnes environnantes. Dans une moindre mesure, il tente de moderniser la fabrication des toiles en créant une proto-fabrique, en s’inspirant modérément de sa fabrique de Vizille , mais sans tenter l’expérience de la mécanisation 458 . À Voiron, il préfère commanditer la maison Rambeaud frères jusqu’en 1827, plutôt que d’intervenir directement sur la place. Augustin Perier choisit une maison solide jouissant d’une bonne réputation à Voiron, mais elle n’occupe pas la première place. En retour, on peut supposer que les Rambeaud profitent des réseaux commerciaux, du crédit et des importants capitaux de la maison grenobloise Augustin Perier & Cie 459 . Son frère puîné, Jacques-Alexandre, se lance dans l’industrie cotonnière, après avoir débuté sa carrière comme commis dans la filature Perier (de Chaillot) à Nonancourt. Rapidement, avec l’appui de ses frères Casimir et Scipion, il prend le contrôle des filatures de Triqueville et Amilly, vers Montargis, détournant une partie du capital familial du Bas-Dauphiné et du marché des toiles de chanvre 460 .

Jusqu’en 1810, les Tivollier dominent la vie voironnaise, forts de leur alliance avec les Perier. Le décès prématuré de Jacques-François Tivollier , ancien maire de Voiron , fait passer sa famille de la lumière à l’ombre. Certes, l’homme laisse à ses enfants un joli pactole – un actif de 186.000 francs environ – mais, il est aussi couvert de dettes. Dans les années qui suivent son inhumation, ses enfants doivent se séparer de leurs biens fonciers pour liquider l’important passif, tout en supportant le poids moral de la faillite de leur père auprès de la bonne société locale. Plusieurs sont tentés par l’exil et quittent momentanément ou définitivement la cité 461 . Leur éloignement du premier plan de la vie locale correspond au désengagement progressif des Perier des activités toilières voironnaises. Charles-Alexandre Pascal ne vient quasiment plus à Voiron, d’autant que sa blanchisserie demeure sans activité depuis plusieurs mois déjà, signe qu’il a liquidé ses activités dans le négoce des toiles. Augustin Perier semble manifester davantage d’intérêt pour ses établissements de Vizille et de Bourg d’Oisans que pour Voiron.

Le divorce entre la Fabrique voironnaise de toiles et les Perier scelle le sort de la première. Jusqu’aux dernières années de l’Empire, ses négociants pouvaient compter sur l’oreille attentive d’un Pascal, député, ou d’un Augustin Perier , richissime homme d’affaires, pour défendre leurs intérêts en haut lieu. Après leur disparition ou leur départ, les Voironnais doivent défendre seuls, leur commerce. Certes, en 1838, le Ministre de l’Agriculture et du Commerce de Louis-Philippe, devant l’accumulation des pétitions sur son bureau signalant la détresse des industries du lin et du chanvre, décide de créer une sous-commission chargée d’enquêter sur le sujet à laquelle participe le frère cadet d’Augustin Perier, le banquier et régent de la Banque de France, Joseph Perier 462 . Mais rien n’indique que ce dernier ait manifesté le moindre attachement pour son Dauphiné natal, étant absorbé par ses affaires parisiennes. D’ailleurs, parmi les pétitions conservées aux archives nationales, aucune n’émane de Voiron . Et ce n’est pas au Conseil général des Manufactures que les négociants en toiles peuvent espérer trouver une oreille attentive à leurs soucis particuliers, malgré son protectionnisme affiché dans les années 1840. Les industries du lin et du chanvre ne disposent que de quatre représentants, contre près du double pour le coton et quatre fois plus pour la laine. À moins que Scipion Perier, membre du Conseil général des Manufactures et régent de la Banque de France, ne soit discrètement intervenu en leur faveur 463 . Du côté des premiers syndicats patronaux, il existe un Comité du Coton et un Comité du Lin dès 1839, mais rien pour défendre les intérêts des toiles de chanvre 464 .

Cependant, tous les liens ne sont pas rompus avec leurs anciens partenaires. Ainsi, Casimir Perier, une fois au pouvoir, au début du règne de Louis-Philippe, « donna la croix [à César Pascal, son cousin et fils de Charles-Alexandre Pascal] et la recette générale d’Auxerre à son frère naturel, l’aimable Turquin » 465 .

Notes
448.

ADI, 3E1432/34, Procurations devant Me Girard (Grenoble) le 26 novembre 1776, 3E1432/38 les 29 septembre et 8 novembre 1780, 3E1432/39, le 6 février 1781 et 3E1432/40, le 26 octobre 1781.

449.

ADI, 3E1432/42, Procuration devant Me Girard (Grenoble) le 2 décembre 1782 et 3E1432/45, le 20 septembre 1784. Voir aussi CARRIÈRE (C.), 1973, pp. 927, 947-948, OURS (F.), 1985.

450.

LEON (P.), 1954a, p. 274.

451.

STENDHAL, 2002, p. 402.

452.

EGRET (J.), 1942, p. 78 et LEON (P.), 1954a, p. 275.

453.

PLESSIS (A.), 1989.

454.

STOSKOPF (N.), 2002, p. 292.

455.

LEON (P.), 1954a, pp. 533-535 et 540, BOURSET (M.), 1994, pp. 55-82. La fortune de Casimir Perier depasserait quatorze millions de francs.

456.

MIEG (P.), 1953 cité par VERMALE (F.), 1954, pp. LXXXIV-LXXXV.

457.

BARRAL (P.), 1964, p. 68.

458.

ADI, 138M2, Statistiques industrielles et manufacturières de l’arrondissement de Grenoble, dressées par le Préfet de l’Isère le 10 juillet 1812.

459.

ADI, 11U415, Tribunal de Commerce de Grenoble, Dissolution sous-seing privé de société le 18 septembre 1827 et acte de société sous seing-privé du 1er mars 1828.

460.

CHASSAGNE (S.), 1991, p. 283.

461.

ADI, 3Q43/231, Mutation par décès du 11 novembre 1810.

462.

AN, F12 2536, Arrêté ms du Ministre des Travaux Publics, de l’Agriculture et du Commerce le 28 mai 1838. Sur Joseph Perier, voir STOSKOPF (N.), 2002, pp. 289-293.

463.

TUDESQ (A.-J.), 1964, vol. 1, pp. 410-411, LEON (P.), 1954a, pp. 533-534 et CHASSAGNE (S.), 1976a. Scipion Perier est déjà membre en l’an IV de l’Agence des Arts et Manufactures, comme son parent par alliance Jacques-Fortuné Savoye -Rollin, avant qu’il ne redevienne le Bureau consultatif des Arts et Manufactures, puis Bureau général de l’Agriculture, des Arts et du Commerce en l’an IX. Scipion Perier siège alors dans la section des Arts et Manufactures.

464.

DAUMARD (A.), « L’Etat libéral et le libéralisme économique », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993b, p. 154.

465.

STENDHAL, 2002, pp. 400-401.