L’absence de vocations.

Incontestablement, la vocation militaire détourne régulièrement des héritiers voironnais du commerce familial, à l’instar du général Rambeaud, dont les exploits transalpins ou devant Saint-Jean-d’Acre, sont immortalisés à Voiron à travers une rue qui porte son nom.

Son neveu, Germain, souhaitait à son tour s’engager dans l’armée, mais son père, Claude Rambeaud , l’en dissuade. À défaut, le jeune Rambeaud parvient à faire partie de la garde d’honneur lors du siège de Strasbourg en 1813. Il poursuit quelques temps sa carrière militaire et fut promu commandant d’un fort à Briançon, avant de se retirer à Voiron 466 . Les Calignon s’engagent eux aussi dans des expériences militaires exotiques, alors que leur père sillonnait les routes du midi ou de Suisse pour vendre ses toiles. De l’apprentissage familial, ils ont gardé le goût pour les voyages.

La famille Randon, associée aux affaires des Perier sous la Révolution française, suit le même destin. Jacques II Randon , de son mariage avec Louise Dejean, n’a eu qu’un seul enfant, César. Lorsque Jacques II Randon décède à cinquante-huit ans en Belgique en 1814, son fils n’a que dix-neuf ans, mais il ne manifeste aucun intérêt pour les livres de comptabilité et rejoint à son tour l’armée : il termine sa carrière comme maréchal et ministre de la guerre. Il est vrai que son oncle maternel, le général Marchand, héros de l’épopée napoléonienne, a exercé jusqu’à sa mort en 1851, une grande influence sur le jeune Randon, au point de le considérer « comme son enfant d’adoption ». Dès 1812, à peine sorti du lycée et impressionné par la carrière de son oncle, Randon s’engage dans un régiment et le rejoint à Varsovie avant de revenir avec lui en France couvert de gloire 467 . Alors que sa mère épouse en secondes noces le fils de Charles-Alexandre Pascal, un autre ancien associé des Perier et des Randon, César s’unit en 1830, avec Clotilde Perier, la fille d’Alexandre et nièce de Casimir Perier. Parmi les demi-frères de Jacques II Randon, nés du mariage de son père avec Cécile Billion en 1776, seul Antoine, le plus jeune, éprouve quelques velléités à participer au négoce des toiles aux côtés de son aîné, mais il décède en 1824 sans postérité 468 . Après sa mise à l’écart de la vie politique à la Restauration et ses déboires financiers, Pascal se retire de Voiron , tandis que son fils, Auguste-César, marié à la veuve Randon, devient receveur principal des impôts indirects et entrepositaire des tabacs.

Quant à François Perier-Lagrange , le beau-frère de Stendhal, ancien négociant en toiles, il préfère se retirer des affaires et dilapider la fortune familiale dans l’exploitation d’un vaste domaine agricole à Thuellin, près de La Tour-du-Pin , où il s’est retiré avec son épouse, Pauline Beyle 469 .

Jusqu’au début du XIXe siècle, la Fabrique voironnaise s’épanouit à l’ombre – ou plutôt grâce à la protection et à l’influence – de la famille Perier de Grenoble. Le retrait des Perier du négoce des toiles à la fin de l’Empire ou sous la Restauration coïncide d’ailleurs avec la montée des difficultés pour cette activité. Cela contribue à fragiliser davantage encore la place voironnaise qui a grandi et vécu pendant près d’un siècle sous la tutelle de la puissante famille grenobloise qui lui a apporté soutien financier, assistance, débouchés… En l’absence de protecteurs aussi puissants et influents désormais, les négociants voironnais ont sans doute gagné leur indépendance, mais à quel prix ! Les réseaux commerciaux, la réputation et l’assise financière de la maison Perier leur garantissaient jusque là une certaine prospérité, ou tout au moins rendaient les crises moins douloureuses : elle assura un effet d’entraînement sur l’ensemble des négociants voironnais. Avec l’élargissement de leurs activités, les Perier délaissent progressivement le chanvre au profit d’investissements plus spéculatifs comme l’immobilier, ou plus rentables comme la banque ou l’industrie cotonnière, dont les profits sont plus importants et plus rapides.

Cependant, quelques acteurs parviennent à tirer leur épingle du jeu. Les négociants les plus entreprenants ou les plus puissants financièrement maintiennent ou renforcent leurs positions au détriment de leurs collègues de moindre envergure. Plusieurs stratégies entrepreneuriales s’engagent pour contrer le déclin. La plus simple consiste à changer purement d’activité ou de se retirer. Les frères Rambeaud renoncent, sous la Monarchie de Juillet, au négoce des toiles pour se concentrer exclusivement sur leur métier de banquier qu’ils pratiquaient déjà auparavant, comme d’ailleurs de nombreux confrères. Cette reconversion n’a rien d’exceptionnel, puisqu’ils ont sous les yeux l’exemple édifiant de leurs anciens concurrents et associés, les Perier qui ont su opérer dès la fin du XVIIIe siècle une diversification de leurs activités, avant de se retirer définitivement du négoce des toiles au début du siècle suivant. Cette stratégie exige à la fois des capitaux importants, mais aussi une solide réputation. Sous la Restauration, jusqu’en 1827, les frères Rambeaud bénéficient de la commandite d’Augustin Perier dans le commerce de toiles.

Pour répondre à une demande toujours croissante, les négociants voironnais sollicitent davantage les campagnes environnantes et les poussent à abandonner l’autoconsommation de toiles au profit de leur commercialisation sur le marché. La nébuleuse proto-industrielle de Voiron occupe mille deux cent onze tisserands-fabricants possédant deux mille sept cent soixante-six métiers à tisser, soit plus de quatre mille tisserands au total en grande majorité saisonniers, répartis sur une cinquantaine de communes au début du XIXe siècle, dont un dixième seulement dans la ville-centre 470 . Un demi-siècle plus tard, en 1848, le tissage des toiles de chanvre assure encore du travail à onze mille cinq cents personnes dans l’arrondissement de La Tour du Pin 471 . Le tissage de toiles reste l’activité industrielle dominante en Bas-Dauphiné.

La Révolution française n’a pas été « une catastrophe nationale » pour tous les secteurs industriels 472 . Certes, le négoce de toiles subit le contrecoup de la tourmente révolutionnaire, avec la fermeture des marchés étrangers. Dès l’Empire, les négociants voironnais ont retrouvé une partie de leurs anciennes positions. Le décrochage se situe plutôt à la fin de la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet. Le retrait des Perier et la fermeture des marchés méditerranéens scellent le sort de l’activité toilière du Bas-Dauphiné, contrôlée par des négociants incontestablement tournés vers un glorieux passé. Malgré leur ouverture sur l’extérieur, les négociants rejettent les nouveautés commerciales et s’enferment dans des schémas mentaux passéistes. À leur décharge, ils manquent de capitaux pour investir dans la construction des fabriques mécanisées, surtout après le repli des Perier sur Grenoble et Paris. Grâce à leurs capitaux, les Perier ont animé, contrôlé et protégé le négoce voironnais pendant plus d’un demi-siècle. Leur départ fragilise la nébuleuse toilière. Ils se retirent de Voiron au moment où l’industrie chanvrière amorce timidement sa mécanisation dans d’autres régions françaises. Ils s’intéressent désormais à d’autres affaires industrielles plus novatrices : ils ont peut-être pressenti le déclin de l’activité toilière. Sans guide et sans fonds, les négociants voironnais s’enferment dans une organisation routinière. Leur objectif est, désormais, de défendre leur héritage et leur marque, en rejetant les innovations techniques et commerciales majeures. Les négociants forment un milieu assez homogène et nostalgique.

Le cycle « des toiles », amorcé au début du XVIIIe siècle, se poursuit jusqu’aux années 1830, avant de décliner. Dès la Monarchie de Juillet, s’amorce en Bas-Dauphiné un nouveau cycle, celui des soieries, stimulé par l’agitation des canuts lyonnais et par l’essor des marchés anglo-saxons. Il succède à point nommé aux toiles, dont les marchés se rétrécissent devant les succès des calicots, des indiennes…

Notes
466.

MONNET-DAIGUENOIRE (J.), 1900, p. 14.

467.

RANDON (C.), 1875, vol. 1, p. 2 : d’ailleurs, il ne parle jamais de ses parents ou de son enfance. Après une courte référence à Barnave, un autre de ses oncles, il débute son récit par ses exploits aux côtés de Marchand. CABANEL (G.), 1992, VALYNSEELE (J.), « Randon », in Tulard (J.), 1995, pp. 1100-1101. Protestant et né à Grenoble le 25 mars 1795, Jacques-Louis-César-Alexandre Randon est recueilli après le décès de son père, Jacques II Randon , par son oncle, le général Marchand. Randon est également apparenté à Barnave. Il entame à l’ombre de son oncle une brillante carrière militaire, d’abord pendant la campagne de Russie puis en France, avant de se mettre au service de Louis-Philippe, quelques années plus tard, en Algérie. Ephémère ministre de la guerre du Prince-Président en 1851, ce dernier le promeut gouverneur général de l’Algérie (1851-1858). Le régime impérial le couvre alors d’honneur : comte, sénateur, maréchal de France, il recouvre le ministère de la guerre entre 1859 et 1867.

468.

Gaspard-Camille Randon (dit Randon Saint-Amand) est le fils de Jacques II Randon et de Cécile Billion. Il est né à Voiron le 4 août 1179. Il décède dans sa ville natale le 16 janvier 1836, comme « propriétaire ».

469.

STENDHAL, 2002, p. 42.

470.

ADI, 2C97, Tableau statistique ms, sd [1787] et Bulletin de la Société de Statistiques, de Sciences naturelles et des Arts industriels du département de l’Isère, tome 1, séance du 4 mai 1839.

471.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, p. 17. En Piémont, en 1807, dans les vallées de la Stura, la seule filature du chanvre et du lin occupe près de 80.000 personnes, alors les régions d’Olona et d’Alto Pô possèdent plus de 34.000 tisserands de chanvre et de lin, d’après DEWERPE (A.), 1985, pp. 32 et 47.

472.

Expression empruntée à LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 29.