2-La manufacture de Jallieu , nouvelle pièce du réseau Pourtalès.

Après la levée des prohibitions en 1759, les manufactures de toiles peintes et d’indiennes fleurissent en France, après avoir été longtemps cantonnées aux marges du royaume, comme la Suisse, Mulhouse ou même Marseille 485 – et suscitées une très active contrebande 486 . Depuis le XVIIe siècle, les Européens se sont entichés des indiennes.

En émigrant de Suisse, Charles-Emmanuel Perrégaux amène avec lui le procédé d’impression à la plaque de cuivre d’origine anglaise 487 . En 1786, la maison Pourtalès & Cie l’a recruté dans l’intention d’établir une nouvelle manufacture d’impression à proximité de Lyon afin de contourner les édits de Calonne de 1785 488 . Le choix de Lyon ne doit rien au hasard : à l’époque, la deuxième ville du royaume rassemble capitaux et talents dans le domaine du textile. La place lyonnaise assure notamment un débouché commercial important aux indiennes d’Oberkampf, en seconde position après Paris et ses environs 489 . Dans les années 1780, la filature et le tissage de coton connaissent un réel développement dans la région lyonnaise, tant dans le Roannais et le Beaujolais, à l’ouest de Lyon, que dans le Bugey et en Bresse, à l’est 490 . La maison Pourtalès y possède déjà un important entrepôt, plaque tournante pour le commerce européen grâce à diverses exemptions de douanes et de droits de péages accordés à certains produits textiles helvétiques. La maison Pourtalès contrôle également une manufacture d’indiennes à Saint-Vérand, près de l’Arbresle (Rhône), employant deux mille cinquante-quatre ouvriers 491 . D’autres imprimeurs genevois et suisses ont déjà installé des manufactures de toiles peintes dans la région lyonnaise. Pire, la plupart des indienneurs suisses ont fixé leur choix sur Lyon pour les mêmes raisons que Pourtalès 492 . Les indienneurs suisses, en s’installant à Lyon, ont déclenché une ruée vers l’eau. En 1785, à la veille de l’installation de Perrégaux en Dauphiné, les quatre manufactures d’indiennes de la province produisent à peine dix mille pièces, pour vingt-cinq mille à Lyon et cent cinquante mille environ à Mulhouse, en Normandie, en Alsace ou à Neuchâtel 493 . Le Dauphiné apparaît comme un centre assez marginal, en partie dépendant de son voisin lyonnais.

Perrégaux n’a d’autre choix alors que de s’intéresser aux contrées environnantes. Il arrête finalement sa décision sur le petit bourg de Jallieu , en Dauphiné. Le terrain vierge et les champs y abondent en bordure d’une rivière, la Bourbre. Pour Gournay, ce choix est également motivé par « l’abondance des denrées, l’abondance et le bas prix de la main d’œuvre […] 494  ».

Alors que certains pays comme la France, en prohibent la fabrication, d’autres, dont la Suisse, se lancent avec succès dans l’indiennage de toiles de coton, destinées aux marchés européens. Avec le mouvement de libéralisation qui s’amorce dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le centre de gravité de l’indiennage se déplace vers l’Europe de l’ouest, à proximité des principaux marchés de consommations comme Paris, et des ports afin de conquérir les marchés américains. L’indiennage, porté par une forte croissance de la demande, fait figure alors de secteur moteur, car les indiennes sont « le premier produit industriel de consommation de masse ». À la fin de l’Ancien Régime, le royaume de France est le premier producteur européen d’indiennes, avec seize millions de mètres de toiles imprimés contre douze millions pour son rival anglais 495 .

Ces différentes raisons justifient le choix des Suisses de débaucher Perrégaux de la manufacture de Cortaillod en 1786. Les dirigeants de Pourtalès & Cie montent une nouvelle entreprise dans laquelle ils font de Perrégaux leur associé. Pourtalès possède des parts dans plusieurs manufactures d’impression, dont celle de Cortaillod avec Dupasquier 496 en Suisse, celle de Wesserling depuis 1779, puis celle de Munster à partir de 1783, à Saint-Vérand dans le Beaujolais, et figure parmi les plus importants fournisseurs en toiles blanches des Indes en France depuis plus d’une décennie 497 . Perrégaux dispose alors d’un capital d’environ trente mille livres, provenant de son intéressement aux bénéfices chez Dupasquier 498 . La maison Pourtalès & Cie lui consent aussi un prêt de 25.000 livres, à 5% d’intérêt en 1787 499 . On retrouve ici l’alliance entre un financier (également commissionnaire et manufacturier) et un technicien 500 . Grâce à son pécule, Perrégaux achète le terrain nécessaire pour 32.000 livres en février 1787, tandis que les Pourtalès apportent les capitaux nécessaires à l’édification de la nouvelle manufacture d’impression d’étoffes de coton. Le nouvel établissement adopte la raison sociale Pourtalès & Cie 501 . Charles-Emmanuel Perrégaux n’adopte pas l’organisation en vigueur dans la manufacture de Saint-Vérand, elle aussi contrôlée par Pourtalès : il limite son activité à l’indiennage, peut-être par manque de capitaux, alors qu’à Saint-Vérand et dans les paroisses environnantes, on pratique aussi la filature et le tissage du coton 502 . Les travaux de construction de la manufacture d’impression débutent en août 1787 et sont prévus pour durer une année 503 .

Rapidement, la fabrique prospère grâce à l’arrivée d’ouvriers suisses spécialement recrutés pour lancer une production de qualité, sans prendre de retard avec la formation du personnel. Pour fonctionner, la fabrique a besoin de quatre cent mille francs par an, fournis par Pourtalès, tant pour acheter des toiles que pour payer les ouvriers. Cela assure à la manufacture de Jallieu de positions financières plus solides que celles des autres manufactures de la région lyonnaise. Comme tant d’autres compatriotes neuchâtelois, des imprimeurs et graveurs quittent la région de Cortaillod pour rejoindre les manufactures d’indiennes françaises, dont celle de Jallieu 504 .

Notes
485.

RAVEUX (O.), 2004.

486.

NANTOIS (O.), 2006.

487.

ACB, 1.824.1, Etat ms des fabriques et manufactures dans le canton de Bourgoin , sd [15 floréal an VI] et CHASSAGNE (S.), 1991.

488.

Entre 1785 et 1789, vingt-cinq manufactures d’impression sont créées en France d’après CHASSAGNE (S.), 1991, p. 93.

489.

CHAPMAN (S. D.) et CHASSAGNE (S.), 1981, p. 149.

490.

HOUSSEL (J.-P.), 1979, vol. 1, CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 66-67.

491.

CHASSAGNE (S.), 1979.

492.

GERN (P.), 1970, pp. 223-229, et CAYEZ (P.), 1978.

493.

CHAPMAN (S. D.) et CHASSAGNE (S.), 1981, p. 8.

494.

CASPARD (P.), 1978, p. 182.

495.

PIUZ (A.-M.), 1972, VERLEY (P.), 1997, pp. 160-179 et VEYRASSAT (B.), 1977.

496.

CASPARD (P.), 1978.

497.

Voir CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 116-117.

498.

APJD, Mémoire ms de la famille Perrégaux, établie à Jallieu près Bourgoin en 1787, commencé en 1810 par Fritz Perrégaux , puis continué par sa fille Augusta. BERGERON (L.), 1970.

499.

CASPARD (P.), 1978, p. 40.

500.

CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 107, 112.

501.

Le capital fourni par Perrégaux semble assez modeste. L’apport de Pourtalès dans le capital social n’est pas connu, mais on peut légitimement penser qu’il est d’un montant équivalent voire supérieur à celui de Perrégaux. Cela fait de la manufacture de Jallieu est un établissement de taille moyenne voire secondaire (mais de premier ordre pour la région lyonnaise). La manufacture la plus importante fondée à la même époque, Senn, Bidermann & Cie, à Wesserling, dispose d’un capital social de 864.000 livres. CHASSAGNE (S.), 1991, p. 101, 117.

502.

CHASSAGNE (S.), 1979.

503.

ADI, 2C90, Observations sur les manufactures de toiles peintes rédigées par Goy, l’inspecteur des manufactures du Dauphiné le 18 décembre 1787.

504.

ADI, 138M5, Etat de situation des fabriques de toiles peintes, rédigé par le préfet vers 1813 et CHASSAGNE (S.), 2001, FROIDEVAUX (Y.), 1999.