Les indienneurs protestants Perrégaux, installés à Jallieu dès la fin du XVIIIe siècle, attirent à eux pendant un demi-siècle, des imprimeurs et des graveurs en provenance de leur pays d’origine, la Suisse 513 . Un flux migratoire prend forme entre Cortaillod et le Bas-Dauphiné. Il est intéressant de noter que dans les archives des familles patronales – Perrégaux et Brunet-Lecomte – figurent les livres de recettes pour la fabrication des couleurs de leurs manufactures d’impression.
Lorsqu’il quitte sa Suisse natale pour fonder une manufacture d’indiennes à Jallieu au nom de la puissante maison Pourtalès & Cie, Charles-Emmanuel Perrégaux ne vient pas seul. Il s’entoure d’ouvriers qualifiés suisses, protestants comme lui, pour mettre en marche la fabrique et produire rapidement des indiennes, alors que la main d’œuvre locale ne maîtrise pas encore les techniques d’impression 514 .
Pour permettre à ses ouvriers de pratiquer leur culte, et surtout pour les conserver et en attirer d’autres, Perrégaux fait édifier dans sa fabrique un temple, qu’il fait consacrer par le pasteur de l’église protestante de Lyon au début de l’année 1792. La première cérémonie qui y est célébrée, est le mariage d’un parent, Louis-Frédéric Barbezat, ainsi que des baptêmes 515 . Au début de l’Empire, il n’y a que quarante-sept protestants à Bourgoin et à Jallieu , probablement tous au service des Perrégaux. Jallieu n’est cependant érigée en paroisse protestante qu’en 1843. Dans les dernières années de la Monarchie de Juillet, moins de 10% (soit quatre cent quarante personnes) des protestants de l’Isère sont rattachés à cette nouvelle paroisse. D’ailleurs, seulement quatre-vingt-quatre résident à Jallieu ou à Bourgoin 516 .
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Perrégaux accueillent des ouvriers qualifiés suisses, majoritairement en provenance de la principauté de Neuchâtel . Jusqu’en 1862, en moyenne 49,2% des ouvriers des manufactures d’indiennes de Jallieu sont des étrangers, contre 43,5% d’ouvriers originaires de moins de dix kilomètres 517 . Une telle proportion d’étrangers ne se retrouve qu’à Troyes (42,5% entre 1760 et 1830). Sinon, les autres centres d’impression français n’accueillent au mieux que 16% d’étrangers parmi leurs indienneurs, comme à Essonnes ou Nantes, contre moins de 10% à Jouy 518 . Cependant, en valeurs absolues, la manufacture d’impression de Jallieu reçoit probablement moins d’étrangers que les autres.
Si on compare le nombre d’imprimeurs en activité à Neuchâtel avec les dates d’arrivée de cette main d’œuvre à Jallieu , on constate une étroite corrélation : lorsque Charles-Emmanuel Perrégaux fonde sa manufacture, en 1787, il attire une première vague d’ouvriers suisses avec lui. Or entre 1787 et 1790, les effectifs neuchâtelois passent de deux mille quatre-vingt-douze à mille cinq cent soixante-dix-neuf individus. Puis, lorsqu’il reconstitue son affaire en 1804, après sa faillite, il suscite une seconde vague migratoire en provenance de Suisse. Entre 1804 et 1809, l’impression neuchâteloise traverse une nouvelle crise qui entraîne une nouvelle baisse de ses effectifs ouvriers, de mille seize à six cent six individus. Enfin, l’essor de la manufacture Perrégaux sous la Restauration repose sur un troisième mouvement migratoire suisse, tandis qu’à Neuchâtel, on enregistre une nouvelle saignée dans le personnel des manufactures, avec des effectifs qui passent de mille trois cent trente-quatre à sept cent trente personnes entre 1816 à 1823. Cette corrélation fonctionne avec la Fabrique-Neuve de Cortaillod : entre 1788 et 1791, ses effectifs diminuent d’une trentaine d’ouvriers, puis, entre 1803 et 1809 de près de deux cents et entre 1815 et 1832, de près de trois cent soixante individus 519 . La manufacture d’impression de Jallieu sert donc d’amortisseur social aux crises de ses rivales suisses. Lorsque celles-ci sont en difficulté, leurs ouvriers au chômage les quittent. Une infime partie seulement rejoint le Bas-Dauphiné. Le tarissement de ce flux migratoire en provenance de Suisse au milieu du siècle, avec la disparition des indienneries neuchâteloises, explique en partie le propre déclin de la manufacture Perrégaux qui perd ainsi son principal foyer de recrutement en main d’œuvre qualifiée.
Sans doute, Charles-Emmanuel Perrégaux , puis son fils Fritz , ont-ils conservé des contacts avec leur contrée d’origine et avec « l’internationale huguenote » 520 , qui leur permet de vanter sur place les vertus de leur fabrique auprès des ouvriers qualifiés. Il ne leur reste qu’à les convaincre de quitter leur emploi en Suisse, pour rejoindre une région isolée, inconnue et miséreuse. Pour compenser cela, les Perrégaux doivent leur proposer de plantureux salaires et des conditions de vie meilleures que dans leur pays natal. Mais comment ces ouvriers qualifiés peuvent-ils avoir confiance en de tels arguments qu’ils n’ont pas les moyens de vérifier ? En acceptant de quitter les bords du lac de Neuchâtel , ils se lancent dans un périple de quelques centaines de kilomètres, laissant sur place parents, amis, collègues au profit d’un avenir pour le moins incertain, car à l’époque la manufacture d’impression Perrégaux ne bénéficie pas du prestige d’une de ces concurrentes suisses ou alsaciennes. Au mieux, s’agit-il d’un établissement de second ordre, d’autant que Charles-Emmanuel Perrégaux sort d’une faillite et tente de rétablir sa situation dans les premières années de l’Empire. Il faut donc qu’il y ait en Bas-Dauphiné une personne en qui ces ouvriers ont confiance, pour les prémunir contre les fausses promesses des Perrégaux : nous supposons que le dessinateur David Cornu a joué un tel rôle. Recruté par Charles-Emmanuel Perrégaux vers 1806-1808, il est promu au rang de contremaître de sa fabrique d’impression 521 . Autour de Cornu, on retrouve les familles Favre 522 , Bulard… Sur les deux cent vingt-six ouvriers identifiés par Serge Chassagne à Jallieu entre 1788 et 1862, on note une forte instabilité professionnelle, comparable à celle des indienneries isolées comme à Essonnes et à Vizille , avec 22,1% des ouvriers qui restent moins d’une année à Jallieu et 53,9% jusqu’à cinq années. Au contraire dans les manufactures plus importantes, comme à Jouy-en-Josas et à Wesserling, la stabilité du personnel est la règle : seulement un dixième de la main d’œuvre environ quitte sa place la première année, et entre un quart et un tiers avant la fin de la cinquième année d’installation 523 .
En mars 1792, alors que sa manufacture d’impression subit déjà le contrecoup de la tourmente révolutionnaire depuis plusieurs mois, après des débuts prometteurs, Charles-Emmanuel Perrégaux emploie cent quarante-neuf personnes.
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Imprimeurs à la planche de bois | 14 | 9,4 | Imprimeurs | 52 | 8,5 | ||||||||||
Imprimeurs à la plaque de cuivre | 4 | 2,7 | Apprentis imprimeurs | 12 | 2 | ||||||||||
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Graveurs et dessinateurs | 31 | 5 | ||||||||||||
Imprimeuses et rentreuses | 27 | 18,2 |
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Tireurs | 41 | 27,7 | Tireurs et tireuses | 169 | 27,8 | ||||||||||
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Pinceauleuses | 120 | 19,7 | ||||||||||||
Manœuvres | 40 | 27 | Grands manoeuvres | 90 | 14,8 | ||||||||||
Divers | 2 | 1,4 | Petits manoeuvres | 29 | 4,7 | ||||||||||
Total | 148 | 99,8 | Total | 608 | 100 |
Source : ACBJ, Série U, Etat nominal des ouvriers travaillant chez Pourtalès & Cie le 23 mars 1792.
L’une des caractéristiques de la fabrique Pourtalès de Jallieu tient en la faible présence numérique des pinceauleuses dans l’établissement, en regard des autres concurrents français, comme Picot & Fazy à Perrache 524 , ou suisses 525 . Est-ce que le pinceautage est effectué alors par des manœuvres en surreprésentation à Jallieu ? Est-ce un indicateur de la qualité des indiennes produites dans cette manufacture ? À moins que Perrégaux ait eu du mal à recruter la main d’œuvre adéquate, bien que cette tâche requière une faible qualification ?
Source : Coll. Musée de Bourgoin -Jallieu , DR.
La seule pièce de tissu conservée de la manufacture Pourtalès semble indiquer que l’établissement de Jallieu imprimait des toiles imitant celles de Jouy, de couleur rouge. Il semble donc qu’elle soit spécialisée dans les indiennes de qualité moyenne, voire médiocre, destinées à concurrencer les célèbres toiles de Jouy sur le marché de la consommation populaire 526 . Sous l’Empire, la main d’œuvre non qualifiée chez Perrégaux représente près des deux tiers du personnel (64%) 527 . Les femmes représentent alors environ un quart de la main d’œuvre 528 .
Qualifications | 1er semestre 1822 | 2e semestre 1822 |
Graveur | 12 | 12 |
Imprimeur | 24 | 20 |
Tireurs | 50 | 45 |
rentreuses | 50 | 45 |
Manœuvres | 50 | 40 |
Total = | 186 | 162 |
Source : ADI, 138M5, Etat de situation des fabriques de toiles peintes, le 22 juillet 1824.
Cependant, à partir de 1804, après la réouverture de la manufacture, les Perrégaux décident de modifier leur production : ils utilisent une plus grande palette de couleurs et diversifient leurs dessins et leurs motifs grâce à une meilleure utilisation de l’impression à la plaque de cuivre. Les progrès dans les colorants et dans les produits fixants contribuent à cette amélioration de la qualité des indiennes. Mais comme sous l’Ancien Régime, Charles-Emmanuel Perrégaux et son fils bâtissent leur nouveau succès sur l’imitation, notamment des châles brochés en laine. Ils en profitent également pour installer « plusieurs mécaniques, soit pour l’impression, le battage des toiles & a », afin de réduire la masse salariale et leurs besoins en capitaux 529 .
Les ouvriers qualifiés venant de Suisse dès la fin du XVIIIe siècle se distinguent des Dauphinois par leur culture, leurs pratiques et leurs formations intellectuelles, grâce à un solide maillage scolaire et à la lecture, notamment de la Bible, d’autres ouvrages d’histoire ou de littérature surtout, au sein de la cellule familiale. De leurs apprentissages en matière d’écriture et de calculs, les Neuchâtelois en tirent une capacité à négocier et à marchander peu commune. Cela est particulièrement vrai pour les imprimeurs et les graveurs, capables de raisonner et d’utiliser des pratiques opératoires variées pour calculer leurs indices de qualification et leur rémunération au sein de leur équipe 530 . Tous les Neuchâtelois, quel que soit leur milieu social, savent alors lire, alors que seulement la moitié des Dauphinois en sont capables à la fin du siècle des Lumières. Il en ressort des pratiques de négociation salariale et de rapports de force différents. Plus les ouvriers sont qualifiés – imprimeurs, graveurs, dessinateurs – plus ils sont mobiles.
Le phénomène n’est pas exceptionnel, voir CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 82 et sq.
Ouvriers suisses recensés à Jallieu en mars 1792 : Jean-Jacques Guisy (caissier), Jean-Georges Bindeisen, Jean-Pierre Bulard, Jean-Louis Barbezat (graveurs sur bois), David Mentha, Jean-Pierre Perrenoud, Nicolas Ity, Jean Peter, Philippe Wintz, Abram Bilaud, Henry Sagne, Balthazar Spingler, Jean-Jacques Sandoz (imprimeurs). Les autres n’ont pas pu être identifiés.
ACBJ, F1, Fonds Eglise réformée, Registre des baptêmes, mariages, décès, année 1792.
PILOT (J.J.A.), 1847, pp. 290-291 : en 1845, il y a cent cinquante protestants à Vienne, quarante-deux à Roybon, soixante-quatre à Tullins , soixante et un à Voiron … À cette époque, le département comporte cinq paroisses protestantes, rattachées au consistoire de Mens.
CHAPMAN (S. D.) et CHASSAGNE (S.), 1981, p. 178. Cependant, les mentions des registres d’état civil ne permettent pas d’intégrer les ouvriers non qualifiés, comme les journaliers ou les manoeuvres. Dans le cas contraire, la part des ouvriers étrangers diminuerait.
CHASSAGNE (S), DEWERPE (A.), GAULUPEAU (Y.), 1976.
CASPARD (P.), 1978, pp. 185 et 195.
LUTHY (H.), 1961, p. 11.
Voir les travaux de Frederick Barth sur les pêcheurs norvégiens cités par BONNEUIL (N.), 1997, 4, pp. 947-976.
CHASSAGNE (S.), 1991, p. 95 : mentionne un indienneur, Louis Favre, originaire de Genève, fondateur d’une manufacture d’impression, sans que l’on sache s’il existe un lien de parenté avec les ouvriers suisses installés à Jallieu .
CHAPMAN (S. D.) et CHASSAGNE (S.), 1981, p. 178.
CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 159-160. Picot & Fazy, à Perrache (Lyon), emploient vers 1787-1788, deux cents ouvriers environ dont trente graveurs (15% du personnel), quatre dessinateurs (2%) et vingt quatre pinceauteuses (12%).
CASPARD (P.), 1986. Chez Oberkampf, en 1805, elles représentent 43% du personnel, soit cinq cent soixante-dix pinceleuses, contre un quart chez Lesage à Bourges en 1785 ou un tiers à Cortaillod dans les années 1760. En 1796, à Cortaillod, leur nombre avoisine les quatre cents personnes. Leur travail consistait à appliquer au pinceau sur les indiennes certaines couleurs (bleu à base d’indigo et le vert surtout) qui ne pouvaient pas s’appliquer par des planches.
Cette pièce, portant la marque Pourtalès & Cie, est aujourd’hui conservée et exposée au Musée de Bourgoin -Jallieu .
ADI, 138M5, Etat de situation des fabriques de toiles peintes, rédigé par le préfet vers 1813. Vers 1813, les pinceleuses, au nombre de vingt, représentent 17% des effectifs de la manufacture Perrégaux : il y a, en outre neuf graveurs (7,8%), 32 imprimeurs (27,8%) et autant de tireurs et vingt-deux manœuvres (19,1%), soit un total de cent quinze personnes. La main d’œuvre non qualifiée (pinceleuses, tireurs et manœuvres) sont alors au nombre de soixante-quatorze. À la même époque, la manufacture Perier, à Vizille , compte une proportion assez proche de pinceleuses, soit 16,5% (trente-huit personnes sur deux cent quarante). Finalement, la main d’œuvre non qualifiée est ici évaluée à 61% du personnel.
Chez Oberkampf, à Jouy, en 1804, les femmes comptent pour près de la moitié (47,1%) du personnel selon CHASSAGNE (S.), DEWERPE (A.), GAULUPEAU (Y.), 1976.
ADI, 138M5, Réponses ms aux questions relatives à la manufactures de toiles peintes établie à Jallieu sd [1810].
CASPARD (P.), 1996.