1-Elaboration du projet.

Succombant à son tour à la mode des entreprises intégrées, Fritz Perrégaux a dans l’idée de développer rapidement et fortement sa manufacture d’impression. Située à l’écart des centres industriels cotonniers de premier ordre, celle-ci souffre de la concurrence des grands établissements alsaciens ou de celui de Vizille , contrôlé par la très puissante famille Perier. Perrégaux souhaite donc réduire les coûts de transport et de commercialisation 533 . Avant 1820, les Perier intègrent déjà une filature puis un tissage de coton à leur manufacture d’impression 534 .

Figure 3–La propriété Perrégaux : le tissage de coton, la maison bourgeoise et la manufacture d’impression, à Jallieu , vers 1840.
Figure 3–La propriété Perrégaux : le tissage de coton, la maison bourgeoise et la manufacture d’impression, à Jallieu , vers 1840.

La manufacture d’impression Perrégaux (à droite) est fondée à la fin du XVIIIe siècle, à Jallieu , en bordure du canal Mouturier, une dérivation de la Bourbre. Elle est alors entourée par d’importantes prairies pour étendre les toiles. Au début des années 1820, l’établissement est agrandi avec la construction des nouveaux ateliers, dans un bâtiment à étages (au centre). Pour mener à bien son projet d’entreprise intégrée, Fritz Perrégaux adjoint à sa manufacture, un tissage de coton (à l’extrémité gauche), édifié à la fin des années 1820, sur le modèle des fabriques alsaciennes de l’époque : deux étages, un toit imposant en tuiles et peut-être déjà une machine à vapeur. Le tissage et la manufacture d’impression encadrent la maison bourgeoise de la famille Perrégaux, une bâtisse de deux étages, entourée par un parc
.Source : coll. Privée.

Sous la Restauration, la manufacture Perrégaux retrouve progressivement le niveau atteint vers 1789 et se lance comme ses confrères alsaciens dans l’impression de mouchoirs 535 . En 1822, elle produit trois mille indiennes et quatre mille deux cents mouchoirs (pièces de vingt à vingt-cinq mètres de long), alors qu’en 1817, elle ne dépassait pas les mille quatre cents indiennes et les deux mille neuf cents mouchoirs imprimés dans l’année. En revanche, le deuxième semestre 1823 est marqué par une quasi absence de travail 536 .

Pour rester dans la course, il monte à son tour un projet d’intégration verticale. La construction d’une filature et d’un tissage exige de lourds capitaux, au-delà de ses propres capacités financières. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de maintenir ses positions, mais bien de croître afin de représenter une alternative crédible à la toute-puissance alsacienne. Il s’agit d’offrir à sa manufacture d’impression un approvisionnement régulier en toiles 537 . L’idée de construire une filature à Bourgoin a germé dans l’esprit de Perrégaux vers 1819 ou 1820. Devant le montant des investissements, Perrégaux choisit de solliciter ses relations parmi la communauté protestante de Lyon, avec laquelle il entretient de nombreux contacts depuis son mariage avec Marie-Louise Debon-Léorat. Mme Perrégaux appartient à une famille de négociants suisses installée à Lyon, gravitant autour de Samuel Debar , puisque lors du mariage de ce dernier, Alexandre Léorat et Louis Debon signent son contrat de mariage 538 .

En 1823, il fait construire deux nouveaux bâtiments pour étendre sa fabrique grâce à un nouvel investissement de 40.000 francs. En quelques mois, il investit plus de 173.000 francs dans son affaire. Mais, il ne s’arrête pas en si bon chemin. Prétextant l’absence de commandes, en 1824, il saisit l’occasion pour aller plus loin dans l’intégration en renonçant à imprimer à façon au profit d’une association exclusive avec des négociants lyonnais, Longin & Sargnon. Ces derniers acceptent la proposition de Fritz Perrégaux et fondent avec lui une nouvelle maison à Lyon chargée de vendre les étoffes tissées et imprimées à Jallieu . Après deux exercices en bénéfices, la maison lyonnaise accumule les déboires financiers. Se souvenant probablement des revers subis par son père un quart de siècle plus tôt, Fritz Perrégaux préfère liquider son association lyonnaise dès février 1827, influencé par son associé et beau-frère, Robin. En fin stratège, Perrégaux choisit le repli plutôt que de poursuivre une entreprise qui risque de l’emporter, lui et sa fortune 539 . Cependant, il parvient à convaincre ses anciens associés lyonnais de laisser 450.000 francs en dépôt dans son entreprise de Jallieu.

Le retrait de ces capitaux aurait compromis ses projets d’intégration, avec la construction en cours d’une filature et d’un second tissage de coton, à Bourgoin , dans le hameau de La Grive avec Samuel Debar . Fritz conserve néanmoins une maison de commerce à Lyon, quai de Retz, chez Debar, sous la même raison sociale, dirigée par Charles Robin, avec des comptoirs à Paris, dans la rue du Sentier, et à Beaucaire. Disposant de solides attaches familiales lyonnaises, Perrégaux parvient à convaincre des fabricants lyonnais de soieries de lui confier des étoffes à imprimer, alors que jusque là, il n’imprimait que des tissus de coton.

Finalement convaincu de la viabilité du projet de Perrégaux d’entreprise intégrée sur le modèle alsacien, qui exhibe devant lui le formidable développement de l’industrie cotonnière, Debar accepte en mai 1825 de participer à l’investissement proposé après plusieurs années d’hésitation, malgré les demandes répétées de la part de Fritz Perrégaux . Pour Perrégaux, Debar est le commanditaire idéal grâce à sa fortune, estimée alors à un million de francs. Dès la fin de l’année 1823, forts des expériences de Vizille ou alsaciennes, les deux hommes sont convaincus du bien-fondé du projet mais Debar semble plus timoré 540 . À titre personnel – il possède les terrains nécessaires dans le hameau de La Grive , à Bourgoin – et au nom de la maison Samuel Debar, il forme le 25 mai 1825 une société avec la manufacture F. Perrégaux & Robin pour construire une filature de coton. Fin négociateur, Perrégaux a obtenu de son nouveau partenaire qu’il finance de ses propres deniers les bâtiments de la fabrique. Le projet initial soumis par Perrégaux prévoit que Debar fournisse entre 250 et 300.000 francs et son partenaire lyonnais, Legros , 75.000 francs contre un demi-million pour Perrégaux 541 . Pour assurer les premiers pas de l’affaire, la manufacture d’impression verse un compte de fonds de cinquante mille francs, contre quatre fois plus pour la maison Debar, la répartition des bénéfices se faisant selon la même proportion. Chaque partenaire trouve dans cette nouvelle entreprise l’occasion de renforcer les positions de son commerce : l’achat de coton en laine et la vente des filés dépendent exclusivement de la maison Debar, à Lyon, tandis que Perrégaux reçoit des filés à bon compte et à moindre frais pour approvisionner le tissage qu’il promet d’édifier avant la fin de l’année 1827. La maison lyonnaise peut également accorder des avances de trésorerie à la filature. En retour, Debar gagne ici un débouché pour ses cotons en laine, alors que la place lyonnaise se voit lentement dessaisie du négoce du coton au profit du port du Havre. À l’été 1825, Debar visite les principaux foyers industriels de l’Est : il quitte Lyon au milieu du mois de juillet et rejoint d’abord sa propriété suisse de Chéserex. Il s’arrête à Neuchâtel puis à Mulhouse à la fin du mois, probablement pour y rencontrer Schlumberger. Le 29 juillet, il poursuit son périple jusqu’à Colmar, et l’achève par un séjour à Bâle . Debar délègue sur place son associé, Tristan Legros, pour surveiller l’avancement des travaux et diriger le futur établissement. À cet effet, mais aussi pour effectuer des transactions au nom de la maison lyonnaise de négoce, Legros se rend à plusieurs reprises en Alsace 542 .

Un an plus tard, en 1826, les travaux débutent. Perrégaux met un point d’honneur à entretenir la flamme de Debar en lui faisant miroiter de plantureux bénéfices, avec un retour d’investissement de 10% par an. Enthousiaste, celui-ci suit donc régulièrement l’avancement des travaux. En septembre 1826, le premier étage de la filature est achevé et les autres niveaux dans les semaines suivantes, puis les métiers à filer et à tisser installés. Comme prévu, en juin 1827, la filature entre en activité, mue par les eaux du canal Mouturier et de la Bourbre. À partir de là, sous la pression de Legros qui escompte faire fortune grâce à la filature, une nouvelle société est constituée pour gérer la filature sous la raison sociale Debar, Legros & Cie, avec un capital porté à 300.000 francs. Certes, Debar demeure le principal associé avec 175.000 francs de compte de fonds contre 75.000 pour Legros, mais il rétrocède les bâtiments à l’entreprise. Au total, la filature a déjà coûté en moins de trois ans 714.000 francs d’investissements, dont 40% pour la construction et la moitié pour l’achat et l’installation du matériel. Perrégaux comprenant que la fortune de Debar équivaut à un puits sans fond, obtient de lui qu’il fournisse en compte courant tous les capitaux dont la société a besoin en plus du capital social. Alors que Legros supervise les opérations industrielles, Debar décide le 5 août 1826 de s’adjoindre les services d’Adrien Morin , issu d’une famille de drapiers de Dieufefit et apparenté par alliance à Louis Pons, son ami. La nouvelle société a un capital social réduit à 150.000 francs, dont 100.000 apportés par Debar et le solde par Morin et Legros, ses deux associés. Morin, devenu le gendre de Debar le 29 avril 1828 par son mariage avec sa fille aînée, Elisa, reste son associé jusqu’en 1844, date à laquelle il prend la tête de la banque Veuve Morin-Pons & Morin 543 .

Dès avril 1826, Legros , alors en visite dans des établissements alsaciens, souhaite se retirer du projet 544 . Fritz Perrégaux décide d’édifier un tissage mécanique de coton, jouxtant sa manufacture d’impression à Jallieu en 1828 545 . Il n’est donc pas question pour Perrégaux de disperser des métiers à tisser et à filer dans les campagnes environnantes comme le fait Oberkampf 546 .

Notes
533.

VERLEY (P.), 1994, p. 60.

534.

OURS (F.), 1985.

535.

JACQUE (J.), 2000.

536.

ADI, 138M5, Etat de situation des fabriques de toiles peintes, le 22 juillet 1824.

537.

VERLEY (P.), 1994, pp. 58-61.

538.

APEM, Samuel Debar , vol. 1, Contrat de mariage, 16 août 1806 et CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 95-99.

539.

Il conserve cette ligne de conduite tout au long de sa vie, avec Debar ou encore plus tard, lorsque voyant péricliter sa manufacture d’impression dans les années 1860, il préfère la louer à ses anciens ouvriers, à l’instigation de son fils.

540.

APEM, Associés Samuel Debar , vol. 2, Lettre ms de Legros (à Strasbourg) adressée à Debar, le 27 avril 1826 et APYVM, Testament de Samuel Debar, le 13 janvier 1862

541.

APYVM, Testament de Samuel Debar , le 13 janvier 1862, FOHLEN (C.), 1956, pp. 114-115. Un des confrères de Debar, Etienne Gautier, également propriétaire d’une maison de négoce à Lyon anciennement spécialisée dans l’importation de coton, accepte à son tour de financer la Filature de coton d’Annecy en 1829, comme le banquier Galline quelques années plus tard.

542.

APEM, Samuel Debar , vol. 7, Acte sous seing privé du 25 mai 1825, Passeport de Debar signé du 13 juillet 1825.

543.

APEM, Samuel Debar , vol. 7, Acte de société du 5 août 1826, Lettres ms de Victorine Veyrins adressée à sa belle-mère Debar, le 27 octobre 1826 et de Samuel Debar à sa mère le 8 juin 1827, et lettre imprimée de Debar & Morin du 1er janvier 1844.

544.

APYVM, Lettre ms de Legros à Debar , le 27 avril 1826.

545.

Perrégaux, comme la plupart de ses confrères du continent, suit une logique d’intégration différente des industriels anglais qui ont d’abord mécanisé la filature et le tissage avant d’adjoindre à leurs usines des ateliers d’impression sur étoffes très modernes dans la première moitié du XIXe siècle. Les manufacturiers français adoptent une démarche inverse : ils développent leurs indiennages manuels à la fin du XVIIIe siècle puis tentent d’intégrer des filatures et des tissages mécaniques, sans moderniser l’indiennage. Voir LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 44.

546.

CHASSAGNE (S.), 1979.