2-Le partenaire de Perrégaux : Samuel Debar .

Samuel Debar occupe une place de premier choix parmi les milieux d’affaires lyonnais de la première moitié du XIXe siècle 547 .

Natif de Crassier, en Suisse, un petit village près de Nyon, Debar appartient à une famille aisée et solidement implantée socialement avec l’exploitation du four banal, concédée en 1775, à son grand-père, tandis que son père, Isaac, obtient en 1794 la place de justicier dans le corps de justice de Crassier de la part du seigneur local, Guillaume de Portes. Enfin, sa mère a reçu en héritage une jolie somme, environ 15.000 francs 548 . À l’âge de douze ans, en 1792, ses parents le placent dans une pension à Nyon, où il manifeste peu d’intérêt pour les cours de latin de ses maîtres. Cependant, il y reste trois longues années avant d’intégrer comme apprenti une maison de commerce à Genève et à Berne. En 1799, Guillaume Béranger, un riche négociant genevois, le prend dans son affaire et l’envoie aussitôt à Lyon pour y traiter ses affaires. Sur place, il se lie d’amitié avec le caissier de la maison Béranger, Pierre Vignier, un ancien militaire suisse et oncle de Béranger. À son retour à Genève quelques mois plus tard, Debar manifeste à Béranger son intention de créer sa propre maison de commerce à Lyon, malgré le refus de son père, Isaac, et de son oncle, Samuel Dessiex, de l’aider financièrement dans son projet. Béranger accepte pourtant de le commanditer 549 .

Au début du XIXe siècle, la communauté suisse de Lyon se compose d’au moins trois cent soixante-six individus, dont cent quarante négociants et marchands et cinquante-quatre commis, contre quatre-vingt-un négociants en 1779. Sur les cent quatre maisons suisses en activité en France en 1777, quatre-vingt-deux possèdent un siège à Lyon. Des relations commerciales déjà anciennes autour des foires de Lyon ainsi que la présence de l’entrepôt expliquent une telle activité des citoyens suisses (surtout genevois à Lyon). Sous l’Empire, après l’annexion de Genève, ceux-ci investissent plus de 5.500.000 francs dans des affaires commerciales sur la place, essentiellement dans les années 1808 et 1809, deux années d’agiotage et de fébrilité spéculative 550 .

De retour à Lyon au début de l’année 1800, le jeune Debar , âgé alors d’une vingtaine d’années, ne crée sa maison de commerce qu’un an plus tard, le 22 mars 1801, avec un capital social de trente mille francs, fournis par moitié par Debar, grâce à l’argent apporté secrètement par sa mère (12.500 francs), et moitié par Vignier, sous la raison sociale Vignier, Debar & Cie. Béranger dépose une somme de 30.000 francs en compte courant dans la nouvelle affaire. Au sein de la communauté huguenote, Debar a peut-être sollicité le soutien de la famille de Portes, actionnaire de la maison Solier & Cie 551 . En 1806, Béranger propose aux deux hommes de poursuivre la société, avec une mise de fonds portée à trente mille francs pour Debar. En 1808, la fortune nette de Debar est estimée à 191.241 francs grâce aux généreux bénéfices que dégage sa maison de négoce et de vente à commissions de denrées coloniales, d’épicerie (savon, riz, bourbon, café de moka, sucre, bois de campêche, farine, vins…) et de coton, et grâce à son mariage avec Victorine Veyrins, dotée de trente mille francs par un père négociant suisse installé de longue date à Lyon 552 .

Debar s’insère donc parfaitement au sein de la communauté helvético-huguenote établie à Lyon : il fréquente alors, soit pour affaires, soit à titre personnel, Hentsch, Devillas 553 , Diodati, Odier et surtout son ami Louis Pons, dont l’entreprise dispose de 400.000 francs de capital en 1807. Celui-ci arrive d’ailleurs à Lyon quelque temps après Debar, le 20 juin 1805, bénéficiant de la commandite d’un de ses compatriotes, Elie Audra . Pons 554 et Debar se livrent tous deux à la même activité, cependant, tandis que Pons est commissionnaire en produits textiles (draps, soies italiennes, coton du Levant), Debar préfère les produits alimentaires (riz, huile, savon) et le coton, agissant sur les marchés bordelais, milanais, turinois, livournais, hollandais, coloniaux (Réunion) 555 . Debar doit ses premiers succès au commerce du savon, ce qui lui vaut de se lier avec une importante maison huguenote solidement établie à Marseille, Vernet & Cie, dont Vignier connaît personnellement le commanditaire. Comme ses coreligionnaires Brölemann, Bontoux, Cazenove ou Pons, tous membres du Consistoire protestant, il élit domicile à l’est de la cité, dans le quartier Saint-Clair, dans un des immeubles bâti par Soufflot 556 .

Victime de pertes considérables en 1808 dans une spéculation sur les riz piémontais, Debar ne doit son salut qu’à l’intervention de ses nouveaux amis négociants, Béranger et Vernet. Ceux-ci lui proposent de commanditer une nouvelle société. Debar, Vignier, Béranger et Vernet apportent cent mille francs chacun de mise de fonds, soit un capital de 400.000 francs, ce qui fait de la nouvelle maison l’une des plus importantes de la place lyonnaise, au même titre que la maison Pons & Cie 557 . Depuis l’année précédente, la maison Vignier, Debar & Cie a connu un fort développement de ses affaires avec la création d’une succursale à Paris 558 , en association avec Pichonnat & Cie, à l’instigation de Vignier, qui en prend la direction, assisté d’Urbain Vinet, le commis principal de la maison lyonnaise. La succursale parisienne, sise d’abord rue Sainte-Avoye, puis rue de l’Echiquier, se charge uniquement de la vente de marchandises en consignation pour des négociants comme Delessert ou Bidermann. Vinet, grâce aux relations de Vernet, se charge d’établir également un comptoir à Marseille, tandis qu’un autre commis, Georges Esch, s’occupe de traiter des affaires tantôt à Marseille, tantôt à Livourne, « l’emporium méditerranéen », Turin ou Gênes. Pendant l’été 1810, les ambitions de Debar et Vignier se portent en direction de l’Espagne, avec la demande d’un permis d’entrée pour du coton Fernambourg, de l’indigo et de la cochenille, probablement originaires d’Amérique, estimés à 1.200.000 francs. Debar réoriente alors l’activité de sa maison sur le négoce du coton, très demandé par une industrie connaissant un formidable essor à l’abri du blocus continental. Lyon devient alors une place commerciale incontournable dans le négoce des cotons levantins avec la fermeture de la route d’approvisionnement austro-allemande au profit de la voie italienne 559 . Quant à Vignier, depuis ses bureaux de la capitale, il multiplie les prises de risques avec des ordres inconsidérés qui effraient Debar, resté à Lyon 560 .

Les craintes de Debar sont renforcées à Lyon par les projets gouvernementaux d’y créer un établissement, succursale de la Banque de France, chargé de diffuser des billets. Se remémorant les assignats, les milieux d’affaires lyonnais préfèrent ralentir les opérations après plusieurs années d’agiotage, ce qui provoque une rareté des capitaux et une hausse du taux de l’escompte. Debar tente alors de récupérer toutes ses créances, soit entre 400 et 500.000 francs à l’automne 1810, notamment auprès de ses clients de Tarare à propos de filés de coton anglais, et conseille à Vignier de diminuer les avances de caisse et de liquider ses affaires. Vignier n’a cure des conseils de son associé et poursuit ses achats frénétiques de bois de campêche, de sucre et de cacao et lui demande d’expédier rapidement des fonds pour se couvrir. Rien que pour les quinze premiers jours de décembre 1810, Debar adresse un quart de millions de francs à son associé à Paris, puis plus de 300.000 francs en remises en janvier suivant. Pour le premier trimestre 1811, Vignier doit régler pour 1.900.000 francs de créances, dont 800.000 francs pour le seul mois de janvier. Incapable de redresser la situation, Vignier sombre dans la folie, obligeant Debar à se rendre à Paris en mars 1811 afin d’y liquider définitivement la succursale 561 .

Le 20 mai suivant, Debar annonce la liquidation de la maison Vignier, Debar & Cie de Lyon. Alors que sa fortune, estimée à 92.000 francs, a été partiellement engloutie par ce désastre financier, il entreprend de reconstituer une maison de commerce seul avec un capital de cinquante mille francs, alors que son ancien mentor, Béranger, et un riche négociant suisse, Jacques Lasserre, lui propose une commandite de 400.000 francs. Préférant une « ambition douce & modérée » à la spéculation et à l’aventure, il opte désormais pour la prudence et la modération, ainsi que pour l’indépendance. Désormais, son seul souhait est de gagner suffisamment d’argent afin de pouvoir acquérir un vaste domaine dans sa Suisse natale pour s’y retirer et y vivre en rentier. Il accepte uniquement les fonds de son beau-père, Etienne Veyrins qui vient de liquider sa propre affaire, soit 50.000 francs en dépôt 562 . Les bénéfices sont très rapides, 77.200 francs pour la seule année 1812, jusqu’à ce que sa situation soit de nouveau compromise par les échecs militaires napoléoniens les années suivantes. Jusqu’en 1831, Debar fait partie de la loge lyonnaise de la Parfaite Harmonie, composée surtout de négociants et de personnalités très en vue (comme le maire de Lyon sous l’Empire, Sathonay) 563 .

Maître de son destin, Debar spécialise sa nouvelle maison de commerce dans le négoce des cotons, les autres produits et denrées occupant une place marginale dans le chiffre d’affaires. Il s’implante donc sur les principaux marchés d’importation et d’échange du coton en laines, notamment pour contrôler l’approvisionnement en coton américain. Jusqu’en 1816, Debar commandite son ami et représentant Georges Esch à hauteur de 50.000 francs dans une maison bordelaise. Puis, à partir de 1820, il fournit des fonds à un de ses anciens commis parisiens, Henry, pour qu’il gère une maison de commerce au Havre, mais elle fait faillite huit ans plus tard. La maison Debar est également présente à Beaucaire pour y acheter des cotons levantins. Pour assurer le placement de ses marchandises dans les manufactures françaises, Debar éprouve le besoin de s’assurer les services d’un représentant capable de se charger des déplacements. Dès le 1er janvier 1819, Tristan Legros est promu associé et se voit confier les voyages de représentation. Sa mise de fonds n’excède pas 20.000 francs, alors que celle de Debar s’élève à trois cent mille francs. Enfin, il recrute en 1826 un voyageur de commerce chargé spécialement de placer ses cotons en Alsace, le principal foyer industriel français, sans doute pour décharger Legros d’une partie de ses tâches, alors absorbé par le projet de filature de coton que Debar et Perrégaux montent à La Grive 564 . Debar multiplie les investissements industriels et financiers, par l’entremise de ses amis protestants. En 1829, il souscrit au capital de la Compagnie des Bateaux à vapeur pour la Navigation du Rhône, une société anonyme au capital de 1.600.000 francs, avec les banquiers protestants Audra , Platzmann, Galline, Bontoux & Cie, et Brölemann. Grâce à ce placement, il se lie d’amitié avec le directeur de l’entreprise, Jacques Breittmayer, un autre homme d’affaires de confession protestante très en vue à Marseille et à Lyon 565 .

Un négociant tel que Samuel Debar , calviniste suisse, aime à ponctuer ses lettres d’invocations divines (« S[‘il] P[laît] à D[ieu] »), rappelant au passage sa condition d’humble mortel, soumis aux volontés suprêmes de Dieu, qui, seul, fait et défait les fortunes 566 .

Notes
547.

Les travaux suivants ne consacrent que quelques lignes à ses entreprises : VIGIER (P.), 1963a, BERGERON (L.), 1978. En revanche, des travaux inédits abordent longuement sa carrière professionnelle et sa vie privée : MAXWELL (E.), 1980, CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007 et ROJON (J.), 2000, pp. 171-242.

548.

APEM, Samuel Debar , vol. 1, Convention ms entre le seigneur de Crassier et la famille Debar le 5 juillet 1775, Brevet ms délivré par Guillaume de Portes le 1er décembre 1794. Sur Guillaume de Portes, voir MANDACH (C. de), 1904. En 1806, la part nette que reçoit Samuel Debar dans la succession de son défunt père s’élève à 17.605 francs (son père lui a légué des biens immobiliers à Crassier évalués à 30.810 francs).

549.

APYVM, Testament de Samuel Debar , le 13 janvier 1862, APEM, Associés Samuel Debar, vol. 3, Lettre ms d’Alexandre Roger adressée à Samuel Debar le 20 décembre 1796 et MAXWELL (E.), 1980, pp. 44-45.

550.

GERN (P.), 1970, pp. 215-218, LIVET (G.), 1980 et CAYEZ (P.), 1978, pp. 93, 111-114.

551.

APYVM, Testament de Samuel Debar , le 13 janvier 1862, APEM, Samuel Debar, vol. 6, Lettre ms de Samuel Debar adressée à sa mère le 3 janvier 1818, MAXWELL (E.), 1980, pp. 44-45, DERMIGNY (L.), 1960, pp. 179, 191, 251-255. Magdelaine de Portes, née Bertrand, est actionnaire de plusieurs navires de la maison Solier & Cie dans l’Océan Indien, dont elle est une parente. Les de Portes sont également apparentés à une autre famille de négociants, les Fatio. Sa fille, Marguerite, a épousé Antoine Saladin de Crans, intéressé aux affaires de Solier & Cie. Guillaume de Portes est, quant à lui, actionnaire de la Compagnie des Indes aux côtés de Delessert, Davillier, Lasserre, mallet fils, Senn Bidermann… La maison Solier & Cie est en relation avec les grandes maisons huguenotes établies en France : Rougemont, Hottinguer, Déonna, Turrettini, Pourtalès, Bontoux.

552.

APEM, Samuel Debar , vol. 1, Contrat de mariage, 16 août 1806 (parmi les signataires de l’acte, on relève le nom de Louis Pons), APYVM, Journal de Samuel Debar, le 1er mai 1806 et le 25 décembre 1808. En 1808, la fortune de Debar est pour moitié environ investie dans son affaire : 30.000 francs de mise de fonds, 31.660 francs en compte courant libre et 31.300 francs en compte courant obligé. Bénéfices dégagés par la maison Vignier, Debar & Cie : pour le premier exercice, ils sont de seulement 360 francs, puis de 12.000 francs pour l’exercice suivant, 22.000 francs pour le troisième, 44.000 pour les quatrième et cinquième exercices d’activité.

553.

Homme d’affaires protestant, Devillas fréquente assidûment Arlès-Dufour dans la première moitié du XIXe siècle. Il est également apparenté à d’autres familles protestantes lyonnaises influentes, les Cazenove, les Brölemann. Voir CANTON-DEBAT (J.), 2000, pp. 137-139.

554.

ANGLERAUD (B.) et PELLISSIER (C.), 2003, pp. 92-93.

555.

APEM, Samuel Debar , vol. 1, Lettre ms de Debar adressée à Vignier le 10 décembre 1809 et vol. 2, Lettre ms de Debar adressée à Vignier le 8 octobre 1810, CAYEZ (P.), 1978, pp. 93, 111-114.

556.

CANTON-DEBAT (J.), 2000, p. 95.

557.

APEM, Samuel Debar , vol. 1, Lettre ms de Debar adressée à sa sœur le 8 août 1808, APYVM, Testament de Samuel Debar, le 13 janvier 1862, CAYEZ (P.), 1969, pp. 129-134.

558.

Voir PINKNEY (D.), 1950.

559.

LABASSE (J.), 1957, pp. 22-23.

560.

APEM, Samuel Debar , vol. 2, Lettre ms de Debar adressée à Vignier le 21 novembre 1810 et CAYEZ (P.), 1978, pp. 132-134, CHASSAGNE (S.), 1991, MARZAGALLI (S.), 1999, pp. 59-62.

561.

APEM, Samuel Debar , vol. 2, Lettres ms de Debar adressées à Vignier les 13, 15, 17 et 31 octobre, 1er, 2 et 9 novembre 1810, vol. 3, Lettres ms de Debar adressées à Vignier les 14, 25 et 26 décembre 1810 et vol. 4, Lettre ms du 17 janvier 1811, HEMARDINQUER (J.-J.), 1965, LABASSE (J.), 1957 et SOBOUL (A.), « La reprise économique et la stabilisation sociale, 1797-1815 », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993b, pp. 92-93.

562.

APEM, Samuel Debar , vol. 5, Lettres ms de Samuel Debar adressées à sa mère les 21 mai 1811, 1er mars, 5 avril, 3 juillet, 9 août et 29 décembre 1812, le 29 décembre 1814, Reconnaissance de dettes et vol. 6, Lettre ms de Debar adressée à sa mère le 17 mars 1816 et Acte notarié sur la succession Veyrins le 15 juillet 1820 et APYVM, Testament de Samuel Debar, le 13 janvier 1862. À son décès en décembre 1819, Veyrins laisse une succession nette à sa fille unique d’environ cent mille francs, dont les deux tiers placés en dépôt chez son gendre Debar.

563.

Sur l’importance de cette loge, voir CHOMARAT (M.), 2005, pp. 74-88.

564.

APEM, Samuel Debar , vol. 6, Lettre ms de Samuel Debar adressée à son frère, Jacques-Michel Debar, en juin 1818, de Debar adressées à G. Esch & Cie les 19 septembre et 15 novembre 1816, Acte de société du 18 juin 1818, Associés Samuel Debar, vol. 1, Lettres ms de Gay adressée à Debar le 5 mars 1820 et d’Augustin Morin, de Paris, adressée à Debar le 20 mars 1828, et vol. 2, Lettre ms de Tristan Legros adressée à Debar le 22 mai 1826.

565.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, pp. 279-280, CATY (R.), RICHARD (E.) et ECHINARD (P.), 1999, pp. 96-98. Breittmayer participe au conseil d’administration ou à la direction du Crédit Lyonnais, des Ateliers d’Oullins, de la Compagnie de Navigation Mixte, aux Messageries Impériales, les Docks et Entrepôts de Marseille ou encore les Mines de Mokta-el-Hadid.

566.

APEM, Lettre ms de Samuel Debar adressée à sa mère le 8 juin 1827.