Pour créer sa filature, Debar envoie son associé, Tristan Legros , en Alsace afin de visiter et de collecter des informations sur les principaux établissements de ce type, puis d’en rapporter des plans et des adresses pour commander le matériel. Mais une fois la filature édifiée à La Grive , l’un des hameaux de Bourgoin, Legros se rend compte qu’il ne suffit pas de copier les Alsaciens pour la faire fonctionner correctement : il lui manque une main d’œuvre qualifiée.
Par ses dimensions, la filature Debar ne passe pas inaperçue dans le paysage rural et marécageux qui entoure Bourgoin . Haute de trois étages (seize mètres environ), d’une longueur de soixante-cinq mètres environ par vingt de large, percée de cent quatre-vingt-quatre fenêtres (trente-six au rez-de-chaussée et quarante-six par étage) et couverte par un large toit de tuiles, la filature de coton domine un paysage bucolique 567 . Elle apparaît alors comme l’une des plus importantes filatures construites dans la première moitié du siècle, en France 568 . L’édifice est accessible par dix portes à double battant, au rez-de-chaussée. Chaque étage est desservi par un escalier de pierre, alors que des poutres de bois soutiennent les planchers. Au rez-de-chaussée et au premier étage, Legros a installé les divers magasins ainsi que la carderie (au rez-de-chaussée seulement). Le bureau du gérant se trouve au second étage. Dès 1829, l’établissement est éclairé au gaz. Au total, les bâtiments ont coûté 281.000 francs et le matériel 356.000 francs (sans compter l’achat du terrain), soit un investissement particulièrement élevé dans le secteur cotonnier 569 . L’énergie est fournie par une roue hydraulique, placée sur un ancien moulin, et une chute d’eau 570 . Dans l’immédiat, le bâtiment principal abrite uniquement une filature, le tissage de coton étant édifié à Jallieu par Fritz Perrégaux , à proximité de sa manufacture d’impression.
Vers 1829, Debar décide d’installer à son tour un tissage de coton à La Grive pour assurer des débouchés réguliers à son imposante filature 571 . Dès cette époque, il fait installer soixante métiers à tisser dans ses ateliers. En 1843, son établissement fait fonctionner trente-neuf mécaniques à filer (le nombre de broches est inconnu) et deux cent quarante métiers à tisser 572 .
La fabrique de La Grive (à l’arrière-plan), située sur la commune de Bourgoin, est à l’écart du bourg, perdue dans un paysage bucolique, près du village de Saint-Alban-de-Roche . Rapidement équipée d’une machine à vapeur, elle tire néanmoins une partie de son énergie d’une roue hydraulique. Devant l’imposant bâtiment, on distingue les premières maisons ouvrières situées dans une rue en pente.Source : coll. Privée.
Placés sous le contrôle d’un négociant, Samuel Debar , la filature et le tissage de coton établi à La Grive bénéficient de ses réseaux négociants. En effet, la maison lyonnaise de négoce dispose de solides bases sur le marché des cotons bruts. Dès 1827, Debar envisage de se retirer de l’affaire qui promet d’engloutir sa fortune et de louer la filature au plus offrant. Fritz Perrégaux l’en dissuade et lui propose même de l’indemniser pour les pertes : Perrégaux a trop besoin de l’appui de son allié pour se passer de ses services. Désespéré, Debar tente d’associer la maison N. Schlumberger & fils, de Guebwiller, en Alsace, à sa filature 573 .
Les premiers résultats de la filature confirment les craintes les plus sombres de Debar : l’exercice 1829 laisse derrière lui un déficit de 85.000 francs. Depuis quelques mois, l’industrie cotonnière traverse une crise de croissance 574 . Legros se mord rapidement les doigts de son investissement et préfère retirer ses capitaux de la filature en 1829. Perrégaux reste encore une année avant de se retirer à son tour pour éviter de voir sa propre manufacture d’impression engloutie dans le désastre financier de la filature. Debar se retrouve désormais seul, piégé par son ancien associé, dans ce qui promettait d’être une fontaine de bénéfices 575 . Son association éphémère avec son parent Samuel Debar lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte financièrement, fragilisant une nouvelle fois la fortune familiale. Pour compenser ses pertes dans la filature de La Grive qui se montent à 100.000 francs, Fritz Perrégaux liquide une partie des biens fonciers de son épouse, vendus pour 240.000 francs en 1832 576 .
CROUZET (F.), 1997.
CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 333-334, 435.
CHASSAGNE (S.), 1991, pp. 457-466.
APEM, Etat des bâtiments servant à la filature et inventaire des objets existant dans la filature le 1er décembre 1827.
AMBJ, Lettre ms de Debar à Loeber , du 22 novembre 1833.
ACB, 1.824.1, Lettre ms, sd [1833-1834], Statistique industrielle ms en 1843.
APEM, Lettres ms de Fritz Perrégaux à Samuel Debar le 25 octobre et le 27 décembre 1827 et le 5 juillet 1828, lettre ms de N. Schlumberger & fils à Debar le 28 novembre 1828.
Sur la crise industrielle des années 1820, voir LEVY-LEBOYER (M.), 1964, pp. 464-479.
APEM, Acte de société sous-seing privé du 25 mai 1825, Lettres ms de Victorine Debar adressée à sa belle-mère le 27 octobre 1826, de Debar à sa mère le 8 juin 1827, acte de société sous-seing privé du 1er décembre 1827, Lettre ms de Debar à Legros le 26 décembre 1828, Extrait des registres du greffe du Tribunal civil de Bourgoin le 26 juin 1830, Acte de société du 30 mars 1831.
APJD, Note imprimée de la maison Longin, Sargnon & Cie le 18 février 1827, Mémoire ms de la famille Perrégaux, établie à Jallieu près Bourgoin en 1787, commencé en 1810 par Fritz Perrégaux , puis continué par sa fille Augusta.