Afin de trouver la main d’œuvre qualifiée dont ils ont besoin, les patrons de tout bord favorisent le débauchage chez la concurrence. Au cours de leurs différents voyages en Alsace, Legros , mais aussi peut-être Perrégaux, ont dû organiser une filière migratoire, car les premiers ouvriers qualifiés 583 et le personnel d’encadrement 584 au début des années 1830 proviennent souvent de cette région industrielle.
Legros renoue donc contact avec l’un de ses fournisseurs alsaciens, la maison Risler frères de Cernay, pour lui demander d’envoyer un ouvrier ajusteur-mécanicien, un directeur et deux contremaîtres, l’un pour la filature et le second pour la carderie, tant la gestion de la fabrique s’avère compliquée pour un néophyte :
‘« Car c’est de [la carderie] que tout l’art de bien filer part, c’est dans la préparation, la surveillance de la marche de cette préparation et les moyens de discerner ses résultats et de ses perfectionnements ».’Mais selon Risler, un contremaître alsacien en carderie revient entre 1.200 et 1.800 francs par an. De son côté, Debar correspond avec son ami Nicolas Schlumberger pour le même sujet en 1828 et en 1829. Il ne s’agit pas pour Schlumberger de lui envoyer un membre de son propre personnel, mais de servir de relais entre Debar et le marché du travail mulhousien. Déjà, lors de l’ouverture de la filature pendant l’été 1827, Legros avait sollicité Risler au sujet d’un contremaître. Le choix d’un directeur est tout aussi crucial, car certains ouvriers lui sont attachés et se déclarent prêts à le suivre en cas de départ. Ainsi, lorsque Legros cherche à se débarrasser de Jean Renaud, son directeur, il craint de perdre dans son sillage quelques ouvriers qualifiés. Au contraire, la venue d’un nouveau directeur laisse augurer qu’il saura convaincre des ouvriers de le rejoindre ultérieurement. Profitant de sa bonne entente avec Schlumberger, Debar en profite pour lui proposer d’entrer dans le capital de sa filature, espérant ainsi non seulement la renflouer financièrement, mais aussi bénéficier de son capital technique en matière de tissage et de matériel. Mais, la recherche de personnel qualifié s’avère semé d’embûches 585 .
Alors que la filature de coton qu’il dirige, peine à fonctionner et connaît des débuts laborieux entre 1827 et 1835, Tristan Legros envoie un de ses meilleurs fileurs, Lacour, à Riorge, avec pour mission de ramener avec lui à La Grive , des fileurs expérimentés travaillant dans un établissement moribond. Devant ses collègues, Lacour leur jette sous les yeux un argumentaire soigneusement rodé au sujet des salaires, sur la modernité du matériel, sur la personnalité du directeur de la filature de Riorge, sur sa mauvaise gestion… tel un sergent-recruteur 586 . La pénurie de main d’œuvre qualifiée et les besoins de la fabrique de La Grive sont tels que tous les coups sont bons. Les mêmes pratiques ont cours également chez Caffarel , notamment pour le personnel qualifié : ainsi, au milieu du siècle, Jacques Stempel, originaire de Strasbourg, intègre le tissage Caffarel au titre d’employé 587 .
Plus rarement, à la fin des années 1820, la direction de la fabrique choisit de recruter un autochtone pour occuper un poste d’encadrement, mais seulement après avoir obtenu des informations sur la moralité des postulants de la part du maire et du curé de Saint-Alban-de-Roche , commune limitrophe de l’établissement 588 . Legros affine ainsi sa stratégie de recrutement :
‘« [Ce contremaître] m’aidait à réunir, à accorder, à éviter des froissements dans cette machine à organiser dans un pays neuf où les inclinations et le caractère des habitants étaient si étrangers aux règles et aux habitudes à prendre » 589 .’Pourtant, au début des années 1830, l’encadrement des ouvriers reste faible : vers 1833, il n’y a que trois contremaîtres (deux à la filature et un au tissage) pour cent quatre-vingt-huit ouvriers 590 .
Cette politique de débauchage auprès d’autres établissements trouve rapidement ses limites, puisque dès 1829, alors que la filature ne fonctionne que depuis quelques mois, Debar constate les premières désertions : Renaud, le directeur, s’en va rapidement, suivi de quelques autres ouvriers. Il est remplacé par Vallée, puis par un Alsacien, Jean Iltis . En 1836, deux contremaîtres sont natifs d’Alsace, un de Thizy (Rhône) et un des montagnes de l’Oisans (Isère), près de Vizille .
Au sommet de la hiérarchie, on distingue les fileurs qui gagnent entre 2 et 3,25 francs, suivis des pareurs et des débourreurs avec 1,50 francs. Les rattacheuses et les tisseuses ont des sorts variables puisque leur rémunération va de 50 centimes à 1,75 francs. Enfin, les bobineurs, généralement des enfants, se contentent de cinquante centimes. En général, un homme touche 50% de plus qu’une femme et cinq fois plus qu’un enfant 591 .
Dès 1836, les effectifs de l’entreprise fluctuent entre trois cents et trois cent cinquante personnes et se stabilisent pendant les années 1840 autour de quatre cent trente ouvriers. L’établissement de La Grive emploie plus de la moitié de la main d’œuvre ouvrière de Bourgoin en 1848 592 .
Tourneurs alsaciens : Athanar Spielmann. Pareurs alsaciens : Maurice Kast. Autres ouvriers alsaciens : Lux, Wendel, Gésegnet. En 1836, au total, vingt-cinq ouvriers alsaciens travaillent chez Debar , ainsi que deux ouvriers originaires du Rhône, un de Bourgogne, un des Deux-Sèvres, un du Jura et un de la Loire, d’après les listes nominatives de recensement de la population.
Contremaîtres alsaciens présents chez Debar au début des années 1830 : Pierre Scheidecker, Thiebaut Schilling, Gaspard Weber.
APEM, Lettres ms de Legros adressées à Debar le 26 août 1827, le 20 décembre 1828 et le 1er janvier 1829, de Nicolas Schlumberger & fils adressées à Debar le 28 novembre et le 16 décembre 1828.
APEM, Lettre ms de Legros adressée à Debar le 31 décembre 1828.
ADI, 3Q4/65, ACP du 20 mars 1850 (Procuration devant Me Chenavas, à Bourgoin , le même jour).
APEM, Lettre ms de Legros à Debar le 1er janvier 1829.
APEM, Lettre ms de Legros à Debar , le 31 décembre 1828.
ACB, 1.824.1, Lettre ms, sd [1833-1834].
ADI, 162M10, Statistiques industrielles, en 1841, ACB, 1.824.1, Tableau statistique, en 1840, lettre ms de Loeber au maire de Bourgoin le 28 novembre 1840. En 1840, la masse salariale de l’établissement en d’environ 10.000 francs par mois.
ACB, 1.824.1, Statistique industrielle, juin 1848.