2-La réduction des coûts.

En 1828, la filature Debar produit à perte, environ 1,40 francs par kilogramme de coton filé, pour des frais fixes de 100.000 francs. La solution envisagée par Legros consiste à accroître fortement la charge de travail : la filature doit traiter quatre cent cinquante kilogrammes de coton par jour au lieu de deux cent cinquante 593 .

Tableau 9–Le prix de revient des filés de coton à la filature Debar en 1828.
Poste Coût (en francs par kilogramme) Coût (en %)
Prix d’achat du coton 1,90 34,5%
Frais de transport 0,90 16,4
Escompte à la vente et frais divers 0,58 10,5
Façon ou main d’œuvre pour fabriquer des filés n°25 0,75 13,6
Frais généraux pour fabriquer des filés n°25 1,37 24,9
Total 5,50 99,9
Prix de vente 4,10  
Déficit -1,40  

Conscient des points faibles de son établissement, Debar pousse ses gérants et ses directeurs successifs à réduire les coûts les plus élevés : la matière première et la main d’œuvre. Les frais généraux sont difficilement compressibles puisqu’ils concernent essentiellement l’amortissement du matériel et des immeubles, auquel Debar est particulièrement attaché.

À l’affût de toutes les occasions pour améliorer la compétitivité de son établissement industriel, Debar décide à partir des années 1830 de réorienter ses sources d’approvisionnement en matières premières : il abandonne progressivement les cotons Jumel, en provenance du Levant au profit du coton américain, moins cher. Au début des années 1830, le coton américain représente déjà les trois quarts de l’approvisionnement des filatures françaises. Comme ses confrères normands ou alsaciens, Debar a lui aussi opéré une transformation dans ses sources de matières premières. Délaissant le coton Jumel en provenance d’Egypte que sa maison lyonnaise achète, il adopte à son tour le coton américain pendant les années 1830 594 . La route du coton passe désormais par Le Havre, devenu la porte d’entrée du coton, au détriment des frontières terrestres (interdiction de 1816) et du port de Marseille. En l’espace d’une trentaine d’années, l’essor de la navigation à vapeur fait baisser considérablement le prix du fret de coton entre la Nouvelle-Orléans et Liverpool : en 1850, le fret d’une livre de coton américain ne coûte plus que 0,74 cents contre cinq fois plus en 1818 595 . Comme son principal rival, le négociant lyonnais Etienne Gautier, la maison de commerce de Samuel Debar possède également une tête de pont au Havre pour approvisionner ses clients de la région lyonnaise et bien sûr sa propre filature iséroise. Cependant, sa présence dans le port normand semble assez discrète alors que Gautier fait partie des commissionnaires en coton les plus puissants de la place 596 .

Le personnel non qualifié se recrute logiquement parmi la population locale, le plus souvent dans le village de Saint-Alban-de-Roche 597 ou dans les communes alentours. Dès l’installation de la fabrique Debar , Legros , son premier gérant, tente de mettre en place un système d’apprentissage destiné aux autochtones :

‘« Je trouverais convenable de former de nouvelles fileuses, mais dans les circonstances je suspens encore la mise en apprentissage. […] Lorsque j’aurai vu celles qui ne vont pas, je crois convenable de leur annoncer leur envoi, je crois aussi convenable de passer des engagements d’une année avec celles que nous garderons […]. Je voudrais aussi [essayer] de fermer des fileurs ; quelques jeunes mariés de 23 à 26 ans, il s’en est offert (depuis 6 mois) » 598 .’

Le recrutement d’une main d’œuvre locale permet aux entrepreneurs cotonniers de réduire leur masse salariale, car celle-là est moins exigeante que les ténébreux imprimeurs alsaciens ou lyonnais, prompts à manifester leur mécontentement par une forte mobilité géographique.

Tableau 10–La compétitivité des centres cotonniers au milieu du XIXe siècle : les salaires.
En francs par jour Debar (Bourgoin) Mulhouse
(Alsace)
Vosges Lille
(Nord)
Rouen
(Normandie)
Saint-Quentin
(Picardie)
Pareur 2 à 3,50 3,30 2,30 3,50 3 3,50
Fileur 2 à 3,25 3,50 2,25 4 5 3
Rattacheur 0,60 à 1,25 1,10 0,83 1,50 1 1,15
Bobineur 0,40 à 0,50 0,55 0,40 1 1,50 0,75
Débourreur 1,50 1,50 1,25 2,50 3,12 1,50
Soigneur 0,80 à 1 1,46 1,08 1,50 1,55 1,25
Tisseur ou tisseuse 0,50 à 1,75 1,70 1,25 - 1,75 -

Source : ACB, 1.824.1, Lettre ms de Loeber du 28 novembre 1840 et HAU (M.), 1987a,p. 289. Les chiffres avancés par Hau concernent l’année 1853.

L’établissement de La Grive dispose d’un réel avantage salarial par rapport aux centres cotonniers normands et nordistes. En revanche, l’écart est minime, voire inexistant, entre les salaires versés à Bourgoin et ceux distribués à Mulhouse et dans les Vosges, les concurrents directs de Debar .

Avant les industriels de la soie, les cotonniers comprennent que leur compétitivité repose en partie sur l’embauche d’une main d’œuvre féminine plus nombreuse et moins rémunérée. La réduction des coûts passe aussi par un rajeunissement de la main d’œuvre. En 1841, les enfants sont encore peu présents dans les fabriques de soie : chez Flandrin, à Voiron , il n’y en a que trois. On les retrouve plutôt dans les moulinages de soie, mais dans des proportions à peine plus élevées : onze enfants chez Victor David à Chatte , dix chez Cuchet à Saint-Antoine et Denizot au Gaz, huit chez Ferrieux à Chatte et Morin à La Sône , par exemple. Avant 1850, les fortes concentrations d’enfants se rencontrent surtout dans l’industrie cotonnière. Toujours en 1841, ils sont cent un à travailler chez Debar , à La Grive (Bourgoin) et trente dans le tissage Caffarel , à Jallieu 599 . En 1843, soit une quinzaine d’années après sa mise en marche, l’établissement de La Grive emploie un quart d’enfants (de moins de seize ans) dans son personnel, payés entre 40 et 80 centimes par jour 600 . Les moins de quinze ans composent 35% des ouvriers de la manufacture d’impression Perrégaux & Brunet-Lecomte en 1852. Les femmes représentent 58% du personnel de la manufacture d’impression (cent quatre-vingt-dix femmes sur un total de trois cent vingt-cinq) 601 .

Chez Debar , la tâche des enfants

‘« consiste pour les uns à donner à ce métier muljenny, dont les roues reposent sur des rails en fer, une légère impulsion de va et vient, et pour les autres à attacher des bouts de fils qui cassent » 602 .’

Chez Perrégaux & Brunet-Lecomte, on n’a pas de scrupule à faire travailler quarante-sept enfants âgés de huit à douze ans. Cela n’a rien d’exceptionnel dans le domaine de l’impression sur étoffes à l’époque. La seule facilité qui leur est accordée par la direction est de pouvoir se relayer entre eux pour se rendre à l’école et à l’office religieux. En temps normal, les enfants assistent les autres ouvriers qui leur versent une rétribution, si on en croit l’inspecteur du travail :

‘« Les enfants ne sont point à la charge de M. Perrégaux, ils sont attachés au service des principaux ouvriers qui relèvent seulement du chef de l’établissement. […] Il n’y a pas d’excès de labeur pour les enfants dont le travail doux et facile consiste pour quelques uns à étendre sur un morceau de drap, au moyen d’une brosse, la couleur destinée à l’impression des étoffes » 603 .’

Les différentes mesures prises pour réduire les coûts sauvent le centre cotonnier du Bas-Dauphiné d’une disparition précoce et le maintiennent en activité pour quelques décennies. Mais cela ne suffit pas. La concurrence anglaise et alsacienne est trop rude. Le centre cotonnier survit grâce à l’argent de Debar , aux talents de Fritz Perrégaux et à sa capacité à mobiliser des capitaux et des hommes.

Notes
593.

APEM, Lettre ms et notes ms de compte de Legros à Debar le 1er mars 1828.

594.

ACB, 1.821.1, Statistique ms du 19 juillet 1836, Rapport sur l’industrie et le commerce dans la ville de Bourgoin en 1845, Lettre ms et statistique dressée par Loeber le 1er juillet 1846. FOHLEN (C.), 1956, p. 128. En 1836, la filature s’approvisionne en coton en Egypte et aux Etats-Unis, mais dès 1843, on ne trouve plus trace du coton Jumel d’Egypte à Bourgoin. En 1845, la filature Debar utilise deux cent dix mille kilogrammes et deux cent trente mille kilogrammes de coton américain l’année suivante.

595.

VERLEY (P.), 1997, p. 192.

596.

FOHLEN (C.), 1956, pp. 130-131, 135. Debar ne devait avoir qu’un simple correspondant au Havre.

597.

MEUNIER (L.), s.d. [1996].

598.

APEM, Lettres ms de Legros à Debar , le 26 août 1827.

599.

ADI, 162M10, Liste ms de l’inspection des établissements industriels qui occupent des enfants, sd [1841-1842].

600.

ACB, 1.824.1, Statistique ms du 19 juillet 1836, Statistique industrielle en 1843.

601.

ACJ, 2.078, Tableau statistique des industries du canton de Bourgoin en 1852.

602.

ADI, 162M10, Rapport de l’inspection du travail des enfants dans les manufactures le 12 juillet 1853 destiné au sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin .

603.

ADI, 162M10, Rapport de l’inspection du travail des enfants dans les manufactures le 12 juillet 1853 destiné au sous-préfet de l’arrondissement de La Tour-du-Pin .