5-Un centre exsangue.

Le centre cotonnier dauphinois peut difficilement rivaliser avec ses concurrents alsaciens ou normands et à plus forte raison avec ceux d’outre-Manche, d’autant qu’Alsaciens et Anglais ont à leur disposition de puissants ateliers de construction de matériel textile. Les Alsaciens ont su de bonne heure attirer à eux des mécaniciens expérimentés et hautement qualifiés, notamment des Anglais, pour assurer leur suprématie technologique 612 .

La sévère crise industrielle qui marque les dernières années de la Restauration stoppe définitivement l’expansion du centre cotonnier de Bourgoin et Jallieu  : il se compose d’une seule filature, de trois tissages mécaniques et d’une manufacture d’impression. Certes, l’ensemble offre un certain degré d’intégration industrielle et commerciale autour de la maison Debar de Lyon. Celle-ci dispose de solides positions dans le négoce du coton à Lyon, mais aussi au Havre 613 . Pourtant, les trois entreprises en activité, sans pouvoir rivaliser avec un Schlumberger ou un Kennedy, atteignent une certaine taille critique suffisante pour rivaliser avec des firmes du Lancashire en terme d’effectifs. En revanche, en matière de productivité, le centre cotonnier du Bas-Dauphiné affiche un net retard puisque dans le principal centre anglais, on dénombre en moyenne un ouvrier pour deux métiers à tisser mécaniques 614 .

En 1840, le centre cotonnier de Bourgoin -Jallieu réalise un chiffre d’affaires de 942.000 francs, dont 500.000 francs pour le seul établissement de Debar . Les ventes du tissage Caffarel rapporte environ 150.000 francs (sept mille pièces) 615 . Au total, ce sont six cent soixante personnes qui travaillent pour cette industrie dans une manufacture d’impression, une filature et trois tissages 616 . En 1843, Fritz Perrégaux débauche le jeune directeur de la manufacture Révilliod & Cie de Vizille , Henry Brunet-Lecomte . Promu associé, celui-ci engage une politique offensive de réorganisation de la manufacture d’impression Perrégaux. Comme à Vizille, il accepte de prendre des commandes pour imprimer des soieries au détriment des indiennes. L’entreprise connaît alors une décennie de forte croissance : de cent trente-cinq ouvriers en 1845 617 , elle en compte trois cent vingt-cinq en 1852, dont quarante-cinq apprentis.

En 1841, il y a cent vingt-huit entreprises cotonnières à Manchester, dont 71% occupent plus de cent ouvriers. Pourtant, chaque tissage du Bas-Dauphiné (Debar , Perrégaux et Caffarel ) comporte au moins une centaine de métiers à tisser, comme ceux du Lancashire au milieu du siècle 618 . Dans le Haut-Rhin, en 1844, on dénombre vingt-quatre indienneries, cinquante-deux filatures de coton avec sept cent soixante-quatre mille broches, dix-neuf mille métiers à tisser à bras et neuf mille métiers mécaniques 619 . La firme Gros, Odier, Roman & Cie, de Wesserling (Haut-Rhin) aligne dans ses ateliers mille trente-trois métiers mécaniques et neuf cents métiers à bras vers 1844. Ses deux mille cent quarante-trois ouvriers produisent environ quatre-vingt-quatre mille pièces par an, tandis que ses mille deux cents imprimeurs et graveurs se chargent de cinquante-cinq à soixante mille pièces 620 . Dans la région de Saint-Quentin, au début de la Monarchie de Juillet, on dénombre cinquante mille métiers à tisser dont huit cents mécaniques 621 . Au total, quatre départements (la Seine inférieure, l’Eure, le Haut-Rhin et le Nord) concentrent plus de la moitié des broches et deux tiers des métiers à tisser du pays. Plus proche de Perrégaux, la manufacture Révilliod & Cie, installée à Vizille , a fait le pari de délaisser progressivement le coton au profit de la soie grâce à l’initiative de Nicolas Brunet-Lecomte. En 1843, elle emploie deux cent vingt ouvriers, contre cent soixante-dix pour Perrégaux 622 .

Alors que l’industrie cotonnière nationale connaît une croissance réelle, quoique irrégulière, le foyer du Bas-Dauphiné ne parvient pas à se développer. Né de l’initiative de Pourtalès, il vivote après son retrait sous la Révolution. Conçue pour être intégrée à l’empire européen de Pourtalès, la manufacture d’impression de Jallieu ne résiste que difficilement à son isolement initial, sans la protection de la puissante maison helvétique. Désormais seuls, les Perrégaux doivent solliciter leur réseau relationnel pour assurer la survie et le développement de l’industrie cotonnière locale. Malheureusement, des archives familiales éparses confirment que leur réseau se limite à la communauté protestante du sud-est et de Suisse, mais qu’il ne s’étend pas aux autres milieux d’affaires locaux. Ils parviennent à intéresser à leurs affaires l’un des leurs, Debar , mais échaudé par son investissement, celui-ci n’assure pas la promotion du foyer cotonnier local auprès de ses propres relations. Désormais, le seul désir de Debar est de récupérer sa mise de fonds initiale.

Beaucoup de petits centre cotonniers ne résistent pas à la terrible crise industrielle qui touche la France et l’Angleterre à partir des années 1825-1826. C’est le cas, par exemple, d’Alençon dont l’activité cotonnière décline rapidement à partir de 1838 623 . Le centre cotonnier du Bas-Dauphiné lui survit, malgré l’absence de taille critique, car il est porté à bout de bras par un solide noyau d’investisseurs protestants, Perrégaux et Debar .

La situation du centre cotonnier reste fragile pendant toute la première moitié du siècle : pour se maintenir, il a besoin d’une attention soutenue. Les atouts ne manquent pas pour assurer son développement. Fritz Perrégaux est capable de mobiliser une main d’œuvre étrangère qualifiée. Il est parvenu à mobiliser plusieurs centaines de milliers de francs pour constituer son entreprise intégrée sur le modèle des firmes anglaises et alsaciennes. Il a sous la main l’une des plus importantes filatures de France. Le tissage de coton est immédiatement mécanisé et rassemblé dans des fabriques. L’absence de charbon est compensée par les eaux de la Bourbre et de sa dérivation, le canal Mouturier. Perrégaux a aussi à sa disposition la maison de commerce de Samuel Debar pour s’approvisionner en matière première et pour écouler ses produits, à des conditions préférentielles. Il possède aussi quelques secrets industriels pour l’impression des étoffes, en particulier un livre de recettes de couleurs. Debar, Perrégaux et probablement Caffarel restent compétitifs sur les prix.

Malgré tous ses avantages qui suffiraient à garantir l’expansion de plusieurs centres industriels, celui de Bourgoin ne parvient pas à dépasser le stade de la mono-entreprise : les trois sociétés (Debar , Perrégaux et Caffarel ) ont des liens si étroits entre elles qu’on peut légitimement les considérer comme faisant partie de la même entité. Pourquoi dans ces conditions très favorables, le centre cotonnier de Bourgoin n’arrive-t-il pas à se développer plus largement ? Pourtant, l’industrie cotonnière européenne connaît un cycle de croissance exceptionnel à cette époque. Et si le principal atout du centre cotonnier était responsable de cet échec ? En effet, Fritz Perrégaux n’excelle que grâce un réseau de relations finalement assez étroit, celui de la communauté protestante et de sa famille. Ses investisseurs, Debar, Morin, Allard et Caffarel, appartiennent tous à ces deux cercles. Ses ouvriers qualifiés sont aussi fortement recrutés au sein de la communauté protestante helvétique. Perrégaux n’élargit pas ses réseaux au-delà de « l’internationale huguenote ». Debar, partiellement échaudé par ses investissements industriels jusqu’aux années 1840, n’assure pas la promotion de son partenaire auprès des autres membres influents de la communauté réformée de Lyon comme Brölemann, Fitler, Bontoux, Cazenove… Après cette période, les milieux d’affaires lyonnais s’intéressent davantage aux soieries. Perrégaux a raté le coche, les capitaux lyonnais se détournant de l’industrie cotonnière. Bien que maire de Jallieu , Fritz Perrégaux ne parvient pas à mobiliser les élites locales autour de ses projets. D’ailleurs, sa belle-fille, Victorine Morin écrit que « le peu d’attachement réel de la classe ouvrière et de la classe élevée m’a péniblement froissé ». Leur principal soutien reste Loeber , le gérant de la fabrique Debar 624 . Le faible développement du centre cotonnier de Bourgoin-Jallieu s’explique par la faiblesse du réseau de la famille Perrégaux. Celle-ci n’est pas parvenue à élargir son influence au-delà de la communauté protestante helvétique. D’ailleurs le déclin de l’indiennage à Cortaillod et à Boudry, en Suisse, coïncide avec le déclin de la manufacture Perrégaux à quelques années d’intervalles. Perrégaux et Debar choisissent de mécaniser précocement leurs ateliers, au prix de lourds investissements, alors que le contexte local les pousse à adopter un travail manuel et dispersé. À travers l’industrie cotonnière, on a donc un exemple de construction sociale de l’économie.

Notes
612.

SCHMITT (J.-M.), 1986, JONAS (S.), 1986, BERNARD (F.), 2000, pp. 22-25 pour la firme André Koechlin.

613.

CAYEZ (P.), 1978, et ROJON (J.), 2000.

614.

D’après LEVY-LEBOYER (M), 1964, pp. 38-39, notes 39 et 41 : en 1841, la taille moyenne d’un tissage de coton du Lancashire est d’environ quatre-vingt-onze ouvriers par entreprise et de trois cent quarante-huit ouvriers pour les firmes intégrant la filature et le tissage. En 1836, chaque firme du Sud-est du Lancashire comptait en moyenne cent quatre-vingt-dix-sept métiers mécaniques.

615.

ADI, 138M13, Statistique industrielle, renseignements statistiques recueillis en 1843.

616.

ROBERT (F.), 2000, vol. 2, p. 42.

617.

ACJ, 1.824.1, Enquête statistique sur l’état de l’industrie de Jallieu au 1er juillet 1845 : on dénombre chez Perrégaux & Brunet-Lecomte : vingt imprimeurs, quinze graveurs, quarante rentreuses, trente tireurs, vingt manœuvres et dix enrouleuses.

618.

VERLEY (P.), 1994, p. 67. En 1850, les tissages de cton du Lancashire ont en moyenne quatre-vingt-dix-huit métiers à tisser, contre trois cent quarante-deux pour les entreprises intégrées.

619.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 87.

620.

Rapport du Jury central, Exposition des produits de l’industrie française en 1844, Paris, Imprimerie Fain et Thunot, 1844, vol. 1, pp. 412 et 505.

621.

TERRIER (D.), 1996, p. 159.

622.

ADI, 138M13, Statistique industrielle, renseignements statistiques recueillis en 1843.

623.

LENHOF (J.-L.), 1998, p. 145.

624.

APJD, Lettre ms de Victorine Morin du 1er mars 1856.