1-La Manufacture royale de La Sône  : les Jubié et l’Etat.

En 1747, la maison Jubié connaît son premier revers de fortune avec une faillite retentissante. Provisoirement éloignés des affaires, les frères Jubié recherchent l’appui de Trudaine et de l’Etat royal. Dès l’année suivante, Henry-Fleury parvient ainsi à faire nommer son fils Joseph-Noël directeur général des Pépinières. Puis, en 1750, celui-ci, toujours au service de l’administration royale, fonde à Tours une manufacture pour le tirage des soies avant d’effectuer un séjour en Angleterre, tandis que son cousin Jean-Joseph devient inspecteur des manufactures en Auvergne 630 . Les Jubié bâtissent leur fortune grâce à la protection de l’Etat.

Entre-temps, les frères Jubié, à La Sône , poursuivent de leur assiduité l’intendant de la Porte et Trudaine pour recouvrer leur position. Ils n’ont aucun mal à convaincre le bouillonnant intendant du Dauphiné du bien-fondé de leurs projets : celui-ci cherche en effet à développer l’industrie séricicole dans sa province par la plantation de mûriers et l’éducation des vers à soie. Trouvant un écho favorable dans les bureaux parisiens de la Direction des Manufactures, l’intendant conçoit l’ambitieux plan d’établir au moins trois cents fourneaux pour le tirage de la soie. À eux seuls, les Jubié, devenus ses complices, se proposent d’en installer entre cent et cent vingt, capables de rivaliser avec les tirages piémontais. Mais pour mener à bien ce projet, les Jubié sollicitent financièrement le Conseil des Manufactures : la construction d’une nouvelle fabrique, évaluée à plus de 45.000 livres, nécessite le versement d’une subvention annuelle de 4.000 livres pendant une décennie (leur vieille fabrique ayant été partiellement ravagée par des inondations) 631 .

Les Jubié s’appuient sur un solide réseau technique pour parvenir à leurs fins : tout d’abord, ils bénéficient du soutien de leurs fils, qui, dans leurs fonctions officielles, ont tout loisir pour leur transmettre des informations confidentielles sur leurs concurrents. Ensuite, leur espionnage industriel s’effectue en direction de l’Italie où ils disposent de nombreux relais les informant sur l’état de l’industrie séricicole napolitaine ou vénitienne, tandis qu’un de leurs neveux est envoyé à Nîmes pour y apprendre les métiers de la soie 632 . Les Jubié ont longtemps bénéficié d’avantages en matière d’information grâce à leurs connexions directes avec les arcanes du pouvoir parisien, par les voyages et les rapports qu’ils rédigent ou lisent comme inspecteurs des manufactures. Joseph-Noël Jubié se rend ainsi en Angleterre en 1747 avant de prendre en charge le poste d’inspecteur à Tours ; il en rapporte des informations sur le travail de la soie 633 .

Le 12 avril 1751, sont créées les manufactures royales Jubié, à La Sône , qui reçoivent des primes d’encouragement dégressives, ainsi que huit autres manufactures dauphinoises, en échange d’un agrandissement de leurs installations et d’une augmentation du nombre de fourneaux et de moulins. En 1752, les frères Jubié, grâce aux largesses royales, manifestent le souhait d’édifier une nouvelle manufacture, alors que leur ancien tirage de cocons a subi de lourds dégâts dans les dernières inondations de l’Isère. Dès 1752, ils réalisent un chiffre d’affaires proche des 200.000 livres, avec toutefois une perte de 3.174 livres. En 1756, lors de la visite de Holker à La Sône, le tirage des Jubié est équipé de cent huit bassines. Le bâtiment principal, de quatre étages, comprend au premier étage, vingt-deux moulins ovales, contre deux au niveau supérieur et neuf mécaniques à doubler les soies, et enfin au troisième étage, il y a quatre moulins et diverses autres machines, de quoi occuper en pleine saison quatre cent cinquante ouvriers environ 634 . Non loin de leur manufacture, un nouveau tirage se dresse, long de deux cent quarante pieds, avec une largeur de vingt-huit pieds sur trente-six de haut, construit en pierre, entouré par une clôture de dix-huit pieds de haut. La façade est transpercée de vingt-cinq fenêtres en plein cintre à chaque niveau, avec à chaque extrémité, une grande porte. Au rez-de-chaussée du nouvel établissement, on installe cent douze fourneaux sur deux rangées, tous reliés à une réserve d’eau extérieure par des canalisations de cuivre et de plomb d’où jaillit l’eau nécessaire à chaque tireuse, tandis que seize pieds plus haut, au premier étage se trouve l’entrepôt des matières premières (cocons et soies). Dans cette dernière partie du bâtiment, on distingue l’entrepôt du matériel – les tours (tavelles) – et des cocons proprement dit, de trois autres ateliers, l’un destiné à « l’étalage des soyes au sortir du tirage » où l’on vérifie le travail de chaque tireuse et la soie qu’elle a produite individuellement et nominativement, et l’autre où s’effectuent la sélection et le triage des cocons selon leurs qualités avant de les descendre au tirage. Enfin dans la dernière partie de l’étage, les ouvrières étendent les cocons qui viennent d’être triés. Ce travail minutieux s’effectue grâce à l’abondante clarté que procure la cinquantaine de baies vitrées de part et d’autre des différents ateliers. À l’extérieur, les frères Jubié ont installé la réserve de charbon destiné à chauffer les fourneaux du tirage 635 . À la fin de la décennie, la fabrique familiale est reprise par les fils Jubié de la troisième génération, qui bénéficient eux aussi des largesses royales, au titre de manufacture privilégiée jusqu’en 1766. Jusqu’en 1761, ils reçoivent plus de 130.000 livres de subventions, qui permettent de développer l’industrie séricicole dauphinoise puisqu’ils versent des prix avantageux aux producteurs locaux de cocons 636 .

Figure 6–La vieille fabrique Jubié, à La Sône .
Figure 6–La vieille fabrique Jubié, à La Sône .

Source : coll. privée.

Figure 7–La nouvelle fabrique Jubié, à La Sône .
Figure 7–La nouvelle fabrique Jubié, à La Sône .

Source : coll. privée.

Les deux fabriques sont situées entre un canal usinier et l’Isère, à la sortie du bourg de La Sône , sur la route qui mène à Saint-Marcellin . La vieille fabrique est construite en tuf, comme d’ailleurs la fabrique Crozel, à Chatte .

Les relations nouées de longue date entre les Jubié et l’administration royale leur permet de placer leurs enfants à l’inspection des manufactures. Pour obtenir ces places convoitées, les Jubié doivent finement manœuvrer à Paris et à Versailles, et bénéficier d’un solide patronage pour être sélectionnés. La direction d’une fabrique renommée n’a pu que les servir. Ils appartiennent pendant tout le siècle des Lumières, à ce « parti industrialiste » qui gravite dans les hautes sphères du pouvoir, favorable à l’essor de l’industrie 637 .

Grâce aux liens noués avec l’Intendance du Dauphiné, à Grenoble, et avec les bureaux de l’administration à Paris, par l’entremise du Bureau du Commerce et de l’inspection des manufactures, les Jubié obtiennent l’appui précieux de Vaucanson pour transformer leur manufacture de La Sône . Promu inspecteur des manufactures de soie en 1741 et mécanicien appointé, après un séjour de quelques mois à Lyon, Vaucanson est spécialement chargé de mettre ses talents d’inventeur au service de l’industrie textile française. Il conçoit donc au milieu du siècle, coup sur coup, un métier à tisser, un tour à tirer la soie et un moulin à organsiner les fils de soie. Au fil de ses voyages, il se rend de nouveau à Lyon, puis dans son Dauphiné natal pour visiter l’établissement des Jubié dès la fin de l’année 1741, puis en Vivarais, en Provence et surtout en Piémont. Il parvient à convaincre Henri Deydier, un important filateur de soie du Vivarais, de financer une manufacture modèle, conçue par ses soins et équipée de ses mécaniques avec le statut de manufacture royale. Ce nouvel établissement, sis à Aubenas, n’attire l’attention des Jubié qu’une quinzaine d’années après sa création.

Dès les années 1770, une course s’engage entre les Jubié, à La Sône , et Enfantin, à Romans, pour obtenir l’attention du mécanicien. En 1773, alors en disgrâce, Joseph-Noël Jubié , en bon lobbyiste, parvient provisoirement à écarter un projet concurrent, mené par Enfantin à Romans. Les Jubié sont soutenus par l’intendant Pajot de Marcheval. Pour recevoir les moulins et tours de Vaucanson, ils doivent fournir deux bâtiments, un pour abriter vingt-cinq tours et le second pour une douzaine de moulins. Le projet initial prévoyait qu’ils recevraient une gratification de quarante sols par livre de soie, sur les cinquante premières mille livres, à condition de fournir au moins deux mille livres de soie chaque année. Pour leur permettre de faire face aux premiers frais de mise en route des nouveaux ateliers, ils doivent toucher une avance de trente mille livres. Les Jubié font également appel à Trudaine pour pousser Vaucanson à respecter les délais. Le projet prend forme finalement en 1778-1779, mais les belles mécaniques ne donnent pas entièrement satisfaction en raison de leur fragilité. On leur accorde de nouveau le titre de manufacture royale. Les Jubié, père et fils, tentent de défendre leurs avantages et positions grâce à leurs réseaux parisiens. Ainsi, lorsque Tabarin, inventeur de tours plus perfectionnés et promu inspecteur comme Vaucanson, commence à leur faire de l’ombre par le placement de quarante-quatre machines en Dauphiné entre 1773 et 1783, ils font intervenir d’abord Du Bu, l’inspecteur des manufactures de Romans, puis l’intendant. Lorsque le principal protecteur de Tabarin, Necker, est écarté du pouvoir, son sort est définitivement scellé. Grâce à leur réseau de relations avec le pouvoir, les Jubié limitent la diffusion de nouvelles technologies afin de préserver leur avance 638 .

L’élan modernisateur qui s’abat sur la manufacture Jubié dans les dernières décennies de la monarchie absolue, s’interrompt après le décès en 1782 de Vaucanson. En effet, ses machines, assez fragiles, exigent des soins permanents que seul leur concepteur est capable de donner, car celui-ci n’a formé aucun technicien pour lui succéder ou le remplacer. À sa mort, la manufacture Jubié demeure figée techniquement 639 . En 1781, au terme d’une solide carrière, Joseph-Noël Jubié sollicite du roi en guise de service rendu au pays un titre d’anoblissement. Louis XVI aurait effectivement conféré à Jubié des lettres de noblesse, ainsi qu’une pension de 1.200 livres 640 . Régulièrement, les Jubié, avec une sorte de réflexe naturel, sollicitent l’assistance financière de l’Etat (1773, 1785, 1787, septembre 1792) pour obtenir de nouveaux subsides. D’ailleurs, la fin de leurs privilèges et de leurs subventions marque le déclin de leurs entreprises.

En 1787, les frères Jubié possèdent trois fabriques (deux à La Sône et une à Saint-Antoine ) faisant travailler cent soixante et une personnes, essentiellement des femmes. Chacune de leurs fabriques est dirigée par un ouvrier principal assisté d’une surveillante, à l’exception du principal établissement de La Sône, construit en 1751, qui comporte deux ouvriers principaux et deux surveillantes 641 . À la fin de l’Ancien Régime, la maison Jubié jouit d’une solide réputation pour la qualité de ses produits, appréciés de la Fabrique lyonnaise 642 .

Notes
630.

DOYON (A.), 1962b et AN, F12 1434, Lettre ms des frères Jubié à Gournay, le 24 juin 1751.

631.

AN, F12 1434, Lettre ms de l’intendant de la Porte à Trudaine le 23 mars 1751, Proposition sur l’établissement d’une manufacture de tirage de soyes à la croizade dans le bourg de La Sone en Dauphiné, 1751, Copie ms des Conditions déposées par les frères Jubié le 16 mars 1751, Mémoire sur l’établissement d’un tirage de soye privilégié de cent douze fourneaux, sd [1752].

632.

AN, F12 1434, Lettres ms des frères Jubié les 24 juin et 7 octobre 1751, et 16 avril 1753.

633.

MINARD (P.), 1998, pp 214, 438.

634.

AN, F12 1434, Etat général des achats de cocons des frères Jubié, 1752 et LEON (P.), 1954a, pp. 255-256.

635.

AN, F12 1434, Mémoire ms sur l’établissement d’un tirage de soye privilégié de 112 fourneaux par les frères Jubié, sd [1752].

636.

AN, F12 1434, Mémoire ms des frères Jubié, sd [1761].

637.

MINARD (P.), 1998, pp. 117-119 et 144 et LEON (P.) et CARRIERE (C.), « L’appel des marchés », in BRAUDEL (F.) et LABROUSSE (E.), 1993a, pp. 221-222.

638.

LÉON (P.), 1954a, vol. 1, pp. 156-158 et 238-240.

639.

MINARD (P.), 1998, pp. 220-221, 228-229, 237-238 et THORAL (M.-C.), 2004, pp. 76-77.

640.

AN, F12 1454, Lettre ms des frères Jubié à Champagny, le 30 frimaire an XIII, FREMIOT (J.), 1970, p. 20.

641.

AN, F12 1434, Mémoire ms de Jubié au Conseil le 20 décembre 1787.

642.

TOLAINI (R.), 1997 : Cet auteur étudie une dynastie au parcours assez semblable : les Scoti, propriétaires de la Gran Filanda, en Toscane, fondent leur notoriété sur des soies ouvrées de qualité en misant sur des innovations techniques.