Après avoir été élève inspecteur des manufactures à Clermont-Ferrand, en 1783, Pierre-Joseph-Fleury entame sa carrière dans l’administration dès l’année suivante comme sous-inspecteur à Nîmes, seconde cité soyeuse du royaume. Il rejoint donc un corps où son oncle Joseph-Jean Jubié a déjà exercé ses talents quelques années auparavant 650 . Pierre-Joseph-Fleury Jubié prépare sa succession à la tête des manufactures alors qu’il se trouve encore à Paris. Au printemps 1789, Pierre-Joseph-Fleury Jubié épouse Jeanne-Benoîte Messence (décédée en 1806), qui lui apporte 4.000 francs pour son trousseau, 22.000 francs en espèces et le domaine des Perrières, évalué à 15.000 francs 651 .
Sitôt élu député, Pierre-Joseph-Fleury Jubié quitte son Bas-Dauphiné natal pour rejoindre la capitale. Dans ses précédentes fonctions administratives, il a déjà eu l’occasion d’arpenter les rues parisiennes. N’ayant jamais manifesté un enthousiasme vif pour la gestion au quotidien de la fabrique familiale, il part confiant en laissant les commandes de l’entreprise à un père vieillissant, à son oncle Pierre et à son frère cadet. Une fois installé à Paris, il s’acoquine d’abord avec Cambacérès 652 puis avec Pierre-Léon Basterrèche 653 , un négociant originaire de Bayonne, célèbre en raison de son exceptionnelle laideur, pour fonder une banque sous la raison sociale Jubié, Basterrèche & Cie, en l’an VI, dans la rue Neuve des Mathurins, grâce à l’argent de sa famille et à la commandite d’un négociant lyonnais, Georges-Antoine Ricard, lui aussi député de Lyon au Conseil des Cinq-Cents. Jubié trouve en la personne de Basterrèche l’associé idéal pour mener de juteuses opérations : parmi les proches relations de ce dernier, on retrouve Cambacérès, le second Consul, sept représentants du peuple, une dizaine de banquiers, le commandant de la place de Paris… Le même Basterrèche entretient des relations d’affaires étroites avec une autre famille influente sur la place parisienne, les Le Couteulx : ainsi, au début des années 1790, la maison Basterrèche frères, de Bayonne, expédie en Espagne des planches de cuivre et des chaudières fabriquées par les fonderies de Romilly, l’une des nombreuses entreprises de la galaxie Le Couteulx 654 . Il entretient également de bonnes relations avec le caissier de la caisse générale de la Trésorerie, Garat, qui est promu dès 1800, directeur de la Banque de France. Un autre négociant, Gaudin 655 , dépose également 209.000 livres jusqu’en l’an X dans la banque de Jubié.
La création de la banque de Jubié intervient quelques mois après sa participation à la constitution de la première Caisse de Comptes Courants, à laquelle il a souscrit en fructidor de l’an V pour huit actions. Il préside dans les mois qui suivent la commission chargée de procurer vingt-cinq millions de francs à Bonaparte pour conduire une expédition contre l’Angleterre. Ses bonnes relations avec le pouvoir lui permettent alors d’éviter un emprisonnement certain en raison notamment de l’émigration de son beau-père, Messence, ancien conseiller du roi et receveur particulier des finances de Saint-Etienne. Intéressé par les affaires financières, il participe à la fondation de la seconde Caisse puis à sa fusion avec la Banque de France naissante, ce qui lui vaut de recevoir des titres du nouvel établissement bancaire pour ses apports, en l’an VIII 656 . On retrouve également Jubié parmi les fondateurs de la société dite des Vingt Négociants, chargée en l’an VIII de fournir jusqu’à neuf millions aux caisses de l’Etat. Bien qu’il ne figure parmi les membres du Conseil de régence de la Banque de France alors que sa position financière le lui permet, il dispose en son sein de solides relais : son associé, Basterrèche (malgré son décès prématuré en l’an X), mais aussi son commanditaire lyonnais, Ricard, sont nommés régents de l’institution bancaire. Il peut également compter sur l’appui d’Henry-Liévain Carié, un banquier, avec lequel il monte plusieurs opérations spéculatives 657 . Jubié a déjà pu exercer ses talents financiers en Isère avant de rejoindre la capitale en achetant des biens nationaux, comme cette ancienne propriété de l’Ordre de Saint-Antoine , à Saint-Bonnet-de-Chavagne, acquise en l’an IV pour 510.000 francs, payables en assignats 658 .
Spéculateur de haut niveau, comme de nombreux financiers parisiens de l’époque, Jubié participe à la vente des biens nationaux, surtout en Belgique, à hauteur de quatre cent mille francs, par l’intermédiaire de la Compagnie Durand dont il possède une part majoritaire. Il n’est pas le seul négociant parisien à se lancer dans des opérations en Belgique et aux Pays-Bas 659 . Jean-Barthélemy Le Couteulx, un familier de Basterrèche lui-même partie prenante à ces spéculations, participe lui aussi aux spéculations sur les Biens nationaux dans les anciens Pays-Bas autrichiens 660 . Jubié engage d’autres capitaux en devenant actionnaire de la Compagnie pour l’entreprise des canaux d’Aigues-Mortes à Beaucaire et d’Aigues-Mortes à l’Etang de Mauguio, fondée en 1801. Il commandite, pour cent mille francs une autre banque parisienne fondée par un Dauphinois, Poudrel, lui-même marié à une fille Bodin, de Romans. Or les frères Bodin 661 ont aussi créé à Paris une maison de banque et de commission en l’an VII 662 . Sans doute Jubié et les Bodin se connaissaient-ils déjà avant la Révolution dans leur Dauphiné natal. Il rachète d’ailleurs à Louis Bodin une partie du terrain des Jacobins pour 150.000 francs. Ce même Louis Bodin participe à la Compagnie Ricard pour la ferme de l’Octroi de Lyon, fondée par le commanditaire de Jubié. Il réalise également plusieurs opérations avec les frères Carié, de riches banquiers ayant hérité de la fortune de leur beau-frère Jacques Augustin Perier , le frère cadet de Claude Perier et directeur de la Compagnie des Indes, après son assassinat dans l’Ouest de la France. Il prend également des participations dans les affaires des frères Chiappe. En contribuant à l’agiotage parisien, Jubié a besoin de capitaux abondants que sa famille, restée en Isère, lui expédie. Ce sont autant de capitaux qui ne profitent pas au développement de l’entreprise familiale ou du Bas-Dauphiné : à des fins spéculatives personnelles, Jubié détourne des flux d’argent en direction de la capitale pour suivre ses spéculations.
Comme plusieurs agioteurs et spéculateurs à la recherche d’une fortune rapide, Jubié s’engage dans des opérations de fournitures de vivres à la Marine et dans divers marchés publics, comme la Régie nationale des Hôpitaux Militaires. Etant alors député, il utilise un prête-nom, celui d’un commis de sa banque. Sa maison de commerce se trouve compromise dans plusieurs sombres affaires de livraisons de grains à la Hollande pour plusieurs dizaines de milliers de quintaux : il s’agit, via la Hollande, de vastes opérations de contrebande de grains destinés à l’Angleterre. Toutefois, plusieurs d’entre elles échouent et se soldent par des pertes abyssales pour leurs initiateurs. Pour mener à bien ses diverses spéculations, Jubié comme Basterrèche s’appuient sur des relations politiques au plus haut niveau, que ce soit Bonaparte ou des autres consuls, ou parmi les parlementaires. Basterrèche obtient ainsi du second consul, Cambacérès, un permis gratuit pour exporter ses grains au lieu d’en acquitter le prix de deux cent mille francs : au même moment, il épouse sa nièce Jeanne-Catherine-Rose-Emilie Duvidal de Montferrier… Basterrèche peut, sans doute, s’appuyer en Hollande sur la belle-famille de son frère, Pierre : Jean Courtiau, son beau-père est l’associé principal d’une maison de commerce basée à Amsterdam. Comme signe de leur réussite rapide et exceptionnelle, Jubié et Basterrèche achètent pour 330.000 francs deux immeubles à Paris, notamment celui où se trouve leur banque.
Jubié est cependant évincé de sa banque en vendémiaire de l’an X par son nouvel associé, Junka, choisi par Basterrèche, entré dans la maison à l’origine pour n’être qu’un simple commis. À cette époque l’actif de sa banque s’élève à 4.700.000 francs. Jubié cède à son ancien partenaire toutes ses parts dans leurs biens immobiliers achetés en commun. À sa mort en l’an X, Basterrèche possède un avoir de près de 750.000 francs dans la banque. Mais en fin de compte, ce retrait lui permet de limiter ses pertes financières, car la banque accumule les mauvaises transactions. D’ailleurs, dans les mois qui suivent, elle est liquidée dans des conditions troubles, puisque plusieurs centaines de milliers de francs ont disparu des caisses 663 . La débâcle financière de Jubié entraîne son départ provisoire pour la province où il peut se faire oublier. En l’an XI, sa fortune, encore considérable, atteint environ 600.000 francs, tandis qu’en 1809, ses revenus s’élèvent encore à 15.000 francs par an 664 .
Pendant quelques années, Jubié a brassé des millions de francs par ses différentes spéculations parisiennes, sans que l’entreprise familiale de La Sône bénéficie de quelconques retombées financières de sa part. À sa mort, quarante ans plus tard, la fortune de Jubié dépasse péniblement les 100.000 francs 665 . En 1820, il tente toujours de récupérer une partie de ses créances sur le gouvernement. Bien au contraire, l’agiotage parisien a consisté à pomper les capitaux accumulés depuis plusieurs décennies en Isère, alors que précédemment ils servaient à irriguer l’économie locale. En l’absence de fonds, les Jubié ne sont plus désormais en mesure de relancer leurs manufactures, alors que débute le cycle de la sériciculture. Par l’importance de leurs fabriques et de leurs capitaux, les Jubié auraient pu jouer un rôle d’entraînement sur l’économie de l’arrondissement de Saint-Marcellin .
DOYON (A.), 1962b et THORAL (M.-C.), 2004, pp. 76-77.
CORREARD, DUCHESNE, GABOURD, DUPEROU, 1830, pp. 2-3.
Voir CHATEL DE BRANCION (L.), 2001.
Voir sa notice biographique dans SZRAMKIEWICZ (R.), 1974, pp. 14-28, ZYLBERBERG (M.), 1993, pp. 511-512.
ZYLBERBERG (M.), 2001, p. 330.
Parmi les principaux agioteurs étudiés par BRUGUIERE (M.), 1986, pp. 255-256, on retrouve Martin-Michel-Charles Gaudin, ministre des finances entre 1799 et 1814.
BERGERON (L.), 1978, pp. 52, 96, 116 et 148, PLESSIS (A.), 1989, FREMIOT (J.), 1970, p. 61.
Voir leurs notices biographiques dans SZRAMKIEWICZ (R.), 1974.
ADI, 3Q29/8, ACP du 3 frimaire an IV (Adjudication organisée par le directoire du district le 12 vendémiaire).
Sur les biens nationaux en Belgique, voir le texte de François ANTOINE dans BODINIER (B.) et TEYSSIER (E.), 2000, pp. 286-291.
ZYLBERBERG (M.), 2001, p. 333.
Les Bodin sont aussi fournisseurs aux armées (vivres et habillement) qui spéculent sur les biens nationaux dans les Côtes-du-Nord, l’Eure, le Nord, la Haute-Marne, mais aussi en Italie et en Belgique, selon BODINIER (B.) et TEYSSIER (E.), 2000, pp. 236-238 et 287.
BERGERON (L.), 1978, pp. 52, 165, 307 et 327.
Mémoire pour le sieur Benoît Gaudin contre le sieur Junka, liquidateur de la maison Jubié, Basterèche etc, Paris, Imprimerie Duchesne, sd [1803], ZYLBERBERG (M.), 1993, p. 512 et SZRAMKIEWICZ (R.), 1974, pp. 15-17 : Szramkiewicz rappelle ce bon mot de Bonaparte au sujet du mariage de Basterrèche : « C’est la Belle et la Bête ».
ADI, 8M1, Liste des candidats présentés pour le corps législatif par les collèges électoraux du département, élection de l’an XI et 4M8, Tableau de statistiques personnelles des fonctionnaires publics et des principaux habitants de l’arrondissement de Saint-Marcellin , rédigé par le sous-préfet le 24 mai 1809.
ADI, 8M1, Liste des candidats présentés pour le Corps législatif par les collèges électoraux du département de l’Isère aux élections de l’an XI et 3Q29/798, Table des décès et successions 1843-1848.