La période révolutionnaire constitue, à n’en pas douter, un moment de réussite exceptionnelle pour les Jubié. Certes, leurs manufactures rencontrent des difficultés en ces temps troubles. Cela ne les empêche nullement de s’engager dans de fructueuses opérations financières qui leur assurent des revenus très supérieurs à ce qu’un siècle de manufacture ne leur a rapporté.
Jubié, à Paris depuis la période révolutionnaire, peut compter sur ses excellentes relations avec le Préfet de l’Isère, Fourier : l’un comme l’autre s’entraident régulièrement, le premier pour défendre ses intérêts personnels, le second pour favoriser le Département dont il a la charge grâce à l’entregent de Jubié à Paris. En effet, les Jubié, père et fils, gravitent depuis plusieurs décennies déjà dans les sphères du pouvoir. À Paris, Pierre-Joseph-Fleury, alors administrateur du Département, rejoint le conseil des Cinq Cents où il se classe parmi les défenseurs de l’ordre, comme la plupart des hommes d’affaires. Il se distingue notamment auprès de ses collègues pour les questions financières, telle que la levée d’un emprunt pour conduire la guerre contre l’adversaire anglais. Noël-Joseph Jubié, le père de Pierre-Joseph-Fleury, devient même sous-préfet de Saint-Marcellin en l’an VIII et membre du Conseil de préfecture, pendant trois années, jusqu’en ventôse de l’an XI, date à laquelle son fils, revenu de la capitale après ses déboires financiers, lui succède à la sous-préfecture 666 . Sous-préfet jusqu’en 1804, il retrouve son poste pendant les Cent-jours. Entre-temps, il reprend la route de Paris dès 1804 après son élection au corps législatif et siège également au Conseil des Manufactures 667 . En effet, avec l’instauration de l’Empire, il retrouve son siège de député : pendant son premier passage dans la capitale, sous le Directoire et le Consulat, il a noué de bonnes relations avec le général Bonaparte grâce à sa banque. Jubié appartient au cercle des hommes d’affaires proches du pouvoir et favorables au coup d’Etat de Brumaire.
Habitués à recevoir aide et protection de la part de l’Administration, les frères Jubié recherchent les encouragements auprès du gouvernement impérial, comme au bon vieux temps de l’Ancien Régime. Ils espèrent notamment profiter des avances prévues par la Caisse d’amortissement pour toucher 100.000 francs. Mais, ces temps sont bel et bien révolus et leur aura a sérieusement pâli. Ils ont tenté de s’appuyer sur leurs carrières au sein de l’administration publique pour obtenir des privilèges ou des avantages : soit comme inspecteur des manufactures, pour Joseph-Jean et Pierre-Joseph-Fleury Jubié , soit comme conseiller de préfecture pour Joseph-Noël Jubié , voire comme député. Pour fonctionner, les manufactures des Jubié exigent des capitaux considérables, estimés à 500.000 francs, immobilisés en grande partie pour acheter les précieux cocons qui approvisionnent leurs moulins. En 1807, alors que la tourmente révolutionnaire semble achevée, la maison Jubié rassemble encore entre cent cinquante et deux cents femmes, et au maximum dix hommes. La fortune des Jubié repose en grande partie sur le prestige et l’avance que leur procurent les moulins de Vaucanson, installés chez eux dans les années 1770. Au début de l’Empire, ils complètent leur propre équipement en rachetant les moulins Vaucanson de l’ancienne filature Enfantin de Romans pour 100.000 francs. Toutefois, la précision des mécaniques les oblige à avoir à demeure, et à grands frais, deux techniciens spécialisés, dont un ancien élève de Vaucanson 668 . Vers 1810, leurs fabriques emploient encore près de trois cent dix personnes, essentiellement des femmes, pour produire des soies grèges destinées en priorité à la Fabrique lyonnaise, mais aussi à ses concurrentes nîmoise, stéphanoise ou parisienne 669 .
Sans capitaux, les Jubié éprouvent le plus grand mal à s’approvisionner en cocons, tandis que leurs principaux clients, les fabricants lyonnais, rencontrent des difficultés pour écouler leurs luxueuses étoffes. Ayant perdu le statut de manufacture privilégiée, ou tout au moins les précieux avantages dont ils bénéficiaient sous les Bourbon, et en l’absence de nouveaux subsides, Pierre-Joseph-Fleury Jubié , au nom de la société familiale, se résout en juin 1808 à emprunter cent cinquante mille francs à des fabricants lyonnais, Duport & Cie, pour payer ses nouveaux investissements en machines Vaucanson mais aussi pour pouvoir participer à la saison d’achat des cocons en cours. Les Jubié demeurent, pourtant à l’affût, prêts à saisir les annonces d’aides gouvernementales. C’est ce qu’ils font au début de l’année 1815, lorsque le gouvernement de la première Restauration déclare passer commande à la Fabrique lyonnaise pour un montant de cinq cent mille francs, afin de la relancer. Les Jubié tentent de placer leurs manufactures dans l’opération, en exigeant du gouvernement qu’il pousse les fabricants à s’approvisionner en filés chez eux 670 . Leur situation financière est alors gravement compromise : leurs biens immobiliers, dont les fabriques de soie, sont grevés d’hypothèques.
En 1807, l’entreprise familiale réalise un chiffre d’affaires d’un demi-million de francs, ce qui est considérable, surtout après la crise traversée par les industries du luxe depuis une vingtaine d’années 671 . L’oncle de Pierre-Joseph-Fleury Jubié , prénommé Pierre, demeura célibataire. À son décès, il transmet ses intérêts dans la fortune familiale à son neveu. Pour éviter les dissensions et la dispersion du capital familial, Pierre-Joseph-Fleury Jubié parvient à convaincre, à l’automne 1814, son frère cadet, Joseph, alors associé dans la maison Jubié frères, de lui céder ses parts dans les fabriques situées à La Sône . Dans l’intérêt de l’entreprise, Joseph accepte de prendre en compte les arguments de son aîné et d’écarter ses propres fils, afin de remettre la gestion et la propriété de l’affaire à une seule branche de la famille, comme pour les générations précédentes. En agissant ainsi, Joseph défend aussi ses intérêts personnels et ceux de sa progéniture. Moyennant finance, il consent à se retirer : sa part, sans doute sous-évaluée, dans la moitié des manufactures, est cédée pour 75.000 francs, ce qui lui permet d’éliminer au passage quelques dettes douloureuses. Il est également conscient que la vénérable maison Jubié traverse une très mauvaise passe, et cherche donc à se prémunir contre une éventuelle déconfiture. Lorsqu’il décède trente ans plus tard, sa fortune atteint modestement 27.300 francs 672 .
Dès 1812, le fils aîné de Pierre-Joseph-Fleury, Auguste-Louis, prend la direction de la manufacture, tandis que son cadet, Jules, rejoint l’Ecole Polytechnique à Paris, comme jadis Augustin Perier , tandis que le dernier des fils Jubié se prépare à la carrière militaire dans une école d’officiers. Mais le sort en décide autrement et bouleverse les projets de Jubié. Après avoir avantagé son aîné, il perd son second fils, Jules, lors de la campagne de Russie de Napoléon, aux côtés de milliers d’autres soldats français. Toutefois, les ouvriers des fabriques de soie contrecarrent les plans de Pierre-Joseph-Fleury Jubié . En effet, l’annonce du retour de Napoléon après son court exil à l’île d’Elbe exacerbe les tensions dans le bourg et les fabriques. Les rumeurs les plus folles se propagent. Certaines évoquent la possible fuite des Jubié, laissant à leur sort les ouvriers. S’imaginant sans doute sans solde ni travail, les femmes, assistées de quelques hommes, ouvriers ou gardes nationaux, se précipitent chez Auguste-Louis Jubié, alors directeur de la fabrique, mais aussi maire de la commune 673 . Les membres de la famille présents sont rassemblés dans la cour. Rancoeurs politiques, règlements de compte personnels et craintes économiques suscitent ces tensions qui s’achèvent rapidement par la mort d’Auguste-Louis Jubié, âgé alors de vingt-cinq ans, à coup de baïonnette 674 . L’héritier spécialement formé pour gérer la fortune et l’héritage industriel familial disparaît donc, ainsi que les espoirs de Pierre-Joseph-Fleury de perpétuer la dynastie Jubié, car son dernier fils, Constant, n’a reçu qu’une formation militaire (adjudant major de cavalerie). Auguste-Louis laisse à son père et à son frère un bilan calamiteux, avec plus de 100.000 francs de dettes supplémentaires 675 .
Malgré cela, le chef de la dynastie confie les rênes de l’entreprise à son fils Constant. En 1815, les fabriques de soie valent encore 240.000 francs selon Jubié. Mais il doit encore rembourser le solde des emprunts levés sous l’Empire auprès de Gautier et de Duport, soit 115.344 francs. Un accord est rapidement signé entre Jubié et son fils pour la reprise de l’entreprise familiale. Pierre-Joseph-Fleury Jubié lui cède ses fabriques à un prix avantageux, à charge pour Constant Jubié de régler les dettes de son père. L’accord est scellé dans le contrat de mariage de Constant Jubié avec Elisa Dumolard, le 13 novembre 1815. Jubié donne à son fils le quart de ses biens en préciput, 41.000 francs en espèces ou effets et les manufactures 676 . Jubié reste néanmoins associé avec son fils pour le quart des bénéfices. Le 1erjanvier 1816, une nouvelle société voit le jour sous la raison Constant Jubié fils et Cie. L’affaire tourne court et, le 30 juin 1817, les Jubié liquident leur société. Dès le printemps 1817, Constant Jubié cherche à louer ses manufactures de soie pour 9.000 francs par an (avec un versement anticipé de loyers de 40.000 francs pour régler ses dettes les plus pressées) 677 .
Malade, Constant Jubié décède précocement le 10 août 1822. Elisa Dumolard, sa veuve, quasiment ruinée, entreprend des poursuites judiciaires contre son beau-père pour lui réclamer 64.453 francs.
Louis XVIII ne tient pas rigueur à Pierre-Joseph-Fleury Jubié - 802, 6, 311, 333ie de), parlementaire, fabricants de soieries, 399, 535, 79939, 890, 1070, 1146, 1188, 12721176117611761176117611761176117611761176117611761176117611761176117611761176de ses amitiés révolutionnaires et napoléoniennes, et le fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel en janvier 1817 678 . Après la fermeture de la fabrique familiale cette même année en raison de l’échec financier de son fils, il reprend sa carrière administrative avec sa nomination au Conseil général des fabriques et des manufactures de France, grâce à l’appui du Comte Chabrol, sous-secrétaire à l’Intérieur, du préfet Montlivault et des lieutenants généraux d’Autanne et Brenier 679 . Il y fréquente Ternaux 680 et siège à ses côtés à la Commission des laines. Jubié, promu rapporteur de la Commission centrale du Conseil général des Manufactures, a probablement contribué à la rédaction du programme « colbertiste » de juin 1817 de l’institution. Comme sous l’Ancien Régime, il préconise le retour des primes, notamment pour stimuler les exportations et encourager la production 681 .
En 1845, alors que les deux frères Jubié, Pierre-Joseph-Fleury et Joseph, viennent de décéder, deux de leurs descendants, Auguste Jubié et Mme Albertin, née Jubié, jouissant d’un nom encore prestigieux en Isère, décident d’acquérir le château de La Sône d’Henry du Colombier. Mais se débattant dans d’énormes soucis financiers, la vente est annulée cinq ans plus tard, tandis que les anciennes fabriques Jubié, affermées, doivent être vendues aux enchères à un fabricant lyonnais, Mauvernay 682 . Ce n’est qu’en 1876 que les deux dernières héritières Jubié consentent à vendre leurs derniers biens à Saint-Antoine (une part dans l’abbaye), pour 28.000 francs, soldant au passage une histoire séculaire entre les Jubié et le Bas-Dauphiné 683 .
BRUN-JANSEM (M.-F.), 1994, pp. 543-549.
THORAL (M.-C.), 2004, pp. 77-78.
GRASSOT, Concours pour les prix décennaux, Manufacture de MM. Jubié, à La Sône , Paris, Imprimerie Hacquart, 1808, pp. 12-13 et 16-17.
ADI, 138M2, Enquête industrielle, sd [vers 1810].
AN, F12 2390, Lettre ms de Jubié frères adressée au gouvernement le 13 mai 1811, Rapport ms de Costaz, de la direction générale de l’Agriculture, du Commerce et des Arts et Manufactures le 21 février 1815, ADI, 3E9994, Ratification devant Me Juvenet (Saint-Marcellin ) le 27 janvier 1812.
THORAL (M.-C.), 2004, p. 78.
ADI, 4M8, Tableau de statistiques personnelles des fonctionnaires publics et des principaux habitants de l’arrondissement de Saint-Marcellin le 24 mai 1809, 3Q29/564, Enregistrement le 31 octobre 1814 d’un acte sous-seing privé du 31 juillet précédent, 3Q29/798, Table des décès 1843-1848.
Voir le destin assez similaire d’Alain de Monéys, à Hautefaye, un demi-siècle plus tard dans CORBIN (A.), 1990.
DOYON (A.), 1962a, pp. 3-17.
CORREARD, DUCHESNE, GABOURD, DUPEROU, Précis pour M. Pierre-Joseph-Fleury Jubié père, Grenoble, C.-P. Baratier, 1830, p. 4.
Bénédicte Jubié, la fille de Pierre-Joseph-Fleury, est donc désavantagée au profit de l’héritier potentiel, porteur du nom de la dynastie.
CORREARD, DUCHESNE, GABOURD, DUPEROU, Précis pour M. Pierre-Joseph-Fleury Jubié père, Grenoble, C.-P. Baratier, 1830, pp. 5-17.
ADI 97M1, Jubié, ses fils Auguste et Jules, son frère Joseph, sont également membres de la loge maçonnique de Saint-Marcellin en 1811.
PILOT (J.J.A.), 1847, p. 153 et THORAL (M.-C.), 2004, p. 57, pp. 76-77 et p. 196.
LOMÜLLER (L.M.), 1978, p. 255, BERTHIER DE SAUVIGNY (G. de), 1981.
Voir GILLE (B.), 1961 et DEMIER (F.), 1991, pp. 832-838.
DOYON (A.), 1962a, pp. 3-17.
ADR, 49Q186, ACP du 27 avril 1876 (vente devant Me Chevalier le 25 avril). Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris, Librairie E. Flammarion, 1907, pp. 41-44. L’arrière-petit-fils de Pierre-Fleury Jubié, Albertin, célèbre pour avoir commis une Histoire de Grenoble et de la région dauphinoise de 1848 à 1872, a débuté sa carrière en créant une affaire d’exportation de produits agricoles, probablement des noix, qui fut un échec. Erudit local, il termine sa carrière professionnelle comme archiviste municipal de la ville de Grenoble.