Les encouragements.

Avec la chute de l’Empire en 1814, les soies italiennes sont soumises à des droits d’entrée dans le royaume plus élevés, 1,02 francs par kilogramme de soie grège et le double pour la soie ouvrée, confirmés par le tarif douanier de 1816. Ces tarifs prohibitifs encouragent la production nationale de soie. Leur levée en 1833 n’entraîne pas une baisse de la production française 697 .

Les différents échelons de l’administration publique participe à ce progrès, à la fois dans l’intérêt de développer une nouvelle « industrie » nationale, mais pour assurer de nouveaux moyens de subsistance aux populations miséreuses des campagnes. À cet effet, le ministère de l’agriculture délègue en province un inspecteur de l’industrie séricicole, chargé à la fois d’une mission de collecte d’informations sur la sériciculture pour constituer des statistiques précises des progrès de cette activité, mais aussi d’une mission de conseil auprès des éducateurs afin de leur inculquer les méthodes les plus rationnelles en matière d’éducation des vers à soie, de plantation des mûriers et de gestion d’une magnanerie ou d’une filature. Il apporte ses conseils à la fois aux néophytes mais aussi aux sériciculteurs les plus avertis. L’individu n’est pas un fonctionnaire, mais un spécialiste recevant une rémunération de 3.000 francs par an, sans compter le paiement de ses frais de voyage. Sous la Monarchie de Juillet, la fonction est exercée par Brunet de Lagrange 698 . Ce dernier joue un rôle notable dans l’apparition de grandes filatures à vapeur, en prodiguant des conseils, en stimulant des essais afin d’améliorer la qualité des soies. Son but n’en demeure pas moins de transformer une activité à l’origine agricole, irrégulière et saisonnière, en une activité industrielle capable de travailler toute l’année. Ses conseils trouvent un écho particulièrement favorable en Isère, d’après ses rapports : « l’emploi des claies Davril, celui des filets pour les délitements, la fréquence de repas légers et servis avec de la feuille coupée mécaniquement » et l’usage du tour Locatelli, figurent en bonne place parmi les progrès constatés 699 .

À maints égards, Camille Beauvais apparaît comme la grande figure du renouveau de l’industrie séricicole nationale dans la première moitié du XIXe siècle, avec la ferme modèle des Bergeries de Senart, près de Villeneuve-Saint-Georges, qui reçoit chaque année gratuitement trente apprentis de toute la France, chargés à leur tour de répandre les meilleures techniques en matières d’éducation des vers à soie 700 . Grâce à ses propres expériences, Beauvais parvient en 1835 à réduire d’un tiers la période d’éducation, tout en augmentant le rendement des graines de vers à soie de plus de moitié, selon « une rigueur mathématique », avec un contrôle régulier de la température, de l’hygrométrie, des repas, du poids des feuilles… De son côté, le chimiste d’Arcet, en étroite collaboration avec Beauvais, préconise une aération permanente des magnaneries grâce à un système de ventilation de son invention. Fort de cet exemple prometteur, le conseiller général Adolphe Perier propose d’envoyer à Paris en 1837, grâce aux fonds du Département 701 , un jeune Isérois pour suivre pendant deux mois les cours délivrés par Beauvais. L’élève choisi par le Conseil général doit, à son retour, visiter tous les cantons du département afin de diffuser son savoir avant la récolte de 1838 702 . Pour propager ses idées, Beauvais, soutenu par des propriétaires du centre du pays, fonde en 1836 la Société Séricicole pour l’amélioration et la propagation de l’Industrie de la Soie en France en s’adjoignant le soutien de quelques grands propriétaires éclairés. Il s’agit de mieux encadrer le formidable essor de la sériciculture, en la sortant des routines paysannes et de l’empirisme, pour au contraire diffuser les résultats des dernières expériences scientifiques 703 .

Le Préfet de l’Isère intervient également en versant des subsides provenant du Ministère de l’Agriculture et du Commerce, ou mieux en recrutant des tailleurs de mûriers dont il veut faire profiter en priorité le Bas-Dauphiné ; ces tailleurs, qui peuvent être recrutés dans le Midi de la France où la sériciculture est plus développée, ont pour mission alors de sillonner les routes et de répandre la bonne parole en initiant les propriétaires de mûriers au bon maniement des instruments de taille grâce à des démonstrations publiques. Ils suivent un parcours préalablement défini en préfecture, en collaboration avec les Sociétés d’agriculture et les sous-préfets, puis ils sont annoncés auprès de la population par voie d’affiches. Chaque arrondissement peut compter sur un tailleur itinérant, à partir de 1840. Parfois, une première visite a lieu au printemps. Le pépiniériste lyonnais recruté pour parcourir l’arrondissement de La Tour-du-Pin rencontre un certain succès auprès du public, mais au fil de son périple, il ne peut que constater la médiocrité des plantations de mûriers qu’il rencontre, tant dans leur disposition, que dans leur taille ou dans leurs rendements. La plupart des petits propriétaires pratiquent plutôt l’émondage qu’une véritable taille raisonnée des mûriers 704 . Ancrés dans une certaine routine issue du monde paysan, le pépiniériste formateur déplore le manque d’ardeur des propriétaires de mûriers à vouloir changer leurs méthodes. Pour les stimuler à adopter d’autres pratiques plus novatrices, il se montre favorable à l’instauration de divers encouragements, tels que des primes ou des médailles, afin de susciter chez eux une saine émulation. Les pratiques routinières constatées concernent aussi bien l’absence de taille des mûriers dans les cas les plus extrêmes, ou le choix de tailler pendant la saison la moins propice.

À Grenoble même, le Préfet encourage aussi l’installation d’un cours théorique sur la taille des mûriers et l’éducation des vers à soie, dans les locaux de l’Ecole Normale, avec l’appui d’un pépiniériste, pendant les mois de juin et de juillet, pour une trentaine d’auditeurs extérieurs à l’Ecole. Il adresse une circulaire à tous les maires du département afin de les mobiliser sur ce sujet, mais il ne rencontre aucun écho, ce qui le pousse à passer par la presse et à solliciter Le Courrier de l’Isère pour en faire la publicité. Le pépiniériste recruté pour professer des cours à Grenoble publie à son tour ses cours, avec l’encouragement du Préfet, qui voit là un autre moyen de répandre les bonnes techniques en matière de sériciculture, surtout si les Sociétés d’Agriculture du département acceptent de souscrire à plusieurs exemplaires afin de les distribuer à leurs membres 705 . De même, au printemps 1829, le préfet de l’Isère assure la diffusion, par l’entremise de ses sous-préfets, d’une brochure publiée par Bonafous, le directeur du Jardin royal d’Agriculture de Turin, au sujet de l’emploi du chlorure de chaux pour purifier l’air des magnaneries. Les sous-préfets doivent la communiquer aux principaux éducateurs 706 .

Conscients des avantages économiques que procure l’éducation des vers à soie aux campagnes déshéritées, les conseillers généraux multiplient les aides financières et matérielles : ainsi entre 1837 et 1841, ils accordent 6.000 francs de subvention, soit aux magnaneries modèles, soit pour des études sur l’éducation. En 1840, ils allouent une subvention de mille francs à la Société d’agriculture de Grenoble pour assurer le développement de la sériciculture, d’autant que la même société touche d’autres subsides versés directement par le Ministère de l’Agriculture. Les sociétés d’agriculture de Grenoble et de La Tour-du-Pin versent elles aussi respectivement 5.350 et 2.500 francs entre 1838 et 1842 707 . L’action des divers administrateurs du département ne se limite pas à des encouragements financiers directs. En 1834, 40% (soit 210 francs) du budget de la jeune Société d’Agriculture de La Tour-du-Pin sont consacrés à l’achat de mille boutures d’une variété de mûriers afin de les distribuer aux communes qui subventionnent la Société. L’opération est poursuivie l’année suivante avec le même budget, tandis qu’une étude sur le mûrier multicarle est lue en séance devant les membres de la Société 708 .

Sur le terrain, les initiatives publiques et privées sont relayées par les sociétés d’agriculture de Grenoble, de La Tour-du-Pin et de Saint-Marcellin , par les comices agricoles, surtout à partir de la Monarchie de Juillet 709 . Les Sociétés d’Agriculture ne se contentent pas d’être des rouages de transmission des desiderata du Préfet. Ainsi, la Société d’Agriculture de Saint-Marcellin prévoit, si son budget le lui permet, d’acquérir des instruments modèles, des graines… mais surtout afin d’encourager le perfectionnement de la sériciculture, elle organise un concours en faveur du meilleur projet de magnanerie, avec pour le lauréat le versement d’une prime. Elle sollicite également l’intervention d’éminents spécialistes, comme Brunet de Lagrange mais en vain, pour inspecter filatures et moulinages afin d’y prodiguer soins et conseils aux industriels 710 . Ses conseils sont inégalement suivis : les petits planteurs et les petits éducateurs sont souvent sceptiques. L’influence de Brunet de Lagrange s’exerce surtout sur les principaux planteurs et éducateurs. Ainsi, Charles Vial, dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin arrache la moitié de ses mûriers après sa visite en 1846-1847 : Brunet avait constaté une trop grande proximité entre les arbres, nuisible pour leur développement 711 .

Notes
697.

PARISET (E.), 1901, pp. 282, 285.

698.

AN, F10 1737, Rapport ms de la division de l’agriculture et des haras adressé au ministre de l’agriculture le 17 novembre 1842.

699.

AN, F10 1737, Rapport ms de l’inspecteur Brunet de Lagrange pour l’année 1847.

700.

DUNHAM (A. L.), 1953, p. 145.

701.

Les conseils généraux de l’Ain, du Doubs et du Rhône versent également des subsides en faveur de l’agriculture, à la même époque, notamment pour financer une chaire d’agriculture. Voir MAYAUD (J.-L.), 1999, p. 101.

702.

ADI, 146M28, Lettre ms d’Adolphe Perrin au Préfet de l’Isère le 5 août 1835, LÉON (P.), 1954a, p. 500 et THORAL (M.-C.), 2004, pp. 560-561.

703.

ADI, 146M28, Acte de société imprimé, août 1836.

704.

Voir à ce sujet LÉON (P.), 1954a, pp. 499-500 et CLAVAIROLLE (F.), 2003, p. 99-102. Cet auteur fait remarquer à ce sujet que deux logiques économiques s’affrontent : en privilégiant l’émondage, les propriétaires de mûriers font un investissement sur le long terme pour préserver leur mûrier. Au contraire, la taille régulière, décrite comme une pratique intensive, augmente le rendement en feuilles du mûrier, mais l’existence de l’arbre s’en trouve raccourcie.

705.

ADI, 146M28, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Président de la Société d’Agriculture de Grenoble le 11 novembre 1839, Lettre ms du Préfet de l’Isère aux maires du département le 6 mai 1842, Lettre ms du Préfet adressée au Courrier de l’Isère le 30 mai suivant, Lettre ms du Préfet au vice-président de la Société d’Agriculture de Grenoble, le 25 janvier 1843, 146M26, Rapport ms de Chapuis, pépiniériste itinérant, le 10 juillet 1841.

706.

ADI, 146M28, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au sous-préfet de Vienne le 7 avril 1829.

707.

ADI, 146M28, Etat des encouragements accordés par ou dans le département de l’Isère à l’industrie séricicole, le 15 décembre 1846, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée à la Société d’Agriculture de Grenoble le 25 septembre 1840.

708.

Agriculture dans l’Isère au XIXe siècle, monographie du Conseil départemental d’agriculture et des associations et des syndicats agricoles, Grenoble, Imprimerie Dupont, 1900, p. 157.

709.

THORAL (M.-C.), 2004, pp. 592-597.

710.

ADI, 146M28, Procès-verbal du Conseil d’arrondissement de Saint-Marcellin le 25 juillet 1840, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au sous-préfet de Saint-Marcellin le 11 avril 1842.

711.

Annales de la Société séricicole, 1847, p. 81.