L’achat de la graine de ver à soie.

L’essor de l’éducation des vers à soie dans les campagnes du Bas-Dauphiné repose en partie sur une forme de crédit informel 712 , un micro-crédit de quelques dizaines de francs, accordé par le vendeur de graines de vers à soie qui accepte d’être payé une fois la graine éclose, quelques mois plus tard.

Cette forme de crédit repose incontestablement sur des liens de confiance entre les deux partenaires, afin de réduire les risques. Les sommes en jeu sont le plus souvent ridicules, quelques dizaines de francs, mais cela représente tout de même une petite fortune pour une population rurale déshéritée. Pourtant, la récolte de cocons apparaît rapidement comme un moyen pour une paysannerie endettée de régler quelques échéances et d’assainir les comptes du ménage, voire de payer les impôts 713 . La consultation des archives de la justice de paix s’est avérée précieuse pour mettre en relief cet aspect. En effet, à partir du milieu des années 1850, le développement des maladies du ver à soie entraîne la multiplication des litiges et des contestations devant la justice locale entre vendeurs et acheteurs de graines à éclore sur leur qualité, signe que les quelques francs perdus représentent parfois des fortunes pour des ménages désespérés. Lorsque la graine ne donne aucun résultat, l’acheteur est tenu malgré tout de payer le vendeur. Selon toute vraisemblance, il existe des vendeurs de graines dans chaque commune : ainsi, à Saint-Victor-de-Morestel , Jean Budin s’affiche clairement comme « marchand de graines de vers à soie ». Dans les communes voisines, ce sont les épiciers ou les aubergistes qui servent d’intermédiaires entre les graineurs (les fabricants de graines de vers à soie) et les éducateurs.

À Saint-Chef , près de Bourgoin , Joseph Julien utilise son fonds de commerce d’épicier et d’aubergiste pour vendre des graines de vers à soie aux ménages paysans des environs, sans doute clients de sa boutique, en association avec un dénommé Riollet. Ceux-là, une fois l’éducation menée à son terme, vendent les cocons au même Julien qui a construit en 1855 à côté de son commerce, une filature de vingt-quatre bassines chauffées par une chaudière à vapeur, tandis qu’une machine à vapeur actionne les dévidoirs de son établissement. Pour édifier sa filature et sa cheminée de vingt-deux mètres de haut, il a fait appel à un architecte lyonnais, Jacob 714 . Julien se procure des graines de ver à soie chez François Colliard, un marchand installé à Crémieu, qui, lui-même, s’approvisionne auprès de négociants des Bouches-du-Rhône, Borde & Méritan. Colliard est probablement un marchand itinérant : il a élu domicile dans une chambre au second étage d’une auberge de Crémieu et ne possède avec lui que des graines et des cocons 715 .

Figure 8–La filature Julien, à Saint-Chef.
Figure 8–La filature Julien, à Saint-Chef.

Source : cliché de l’auteur (2007).

Tous les éducateurs ne renouvellent pas systématiquement leur graine chaque année. La solution la moins onéreuse consiste à conserver une partie de la récolte pour la reproduction 716 . L’éducation en elle-même ne dure qu’un mois : durant les premiers jours, pour quelques grammes de graine de vers à soie, une femme suffit. Des petits éducateurs de l’arrondissement de La Tour-du-Pin s’approvisionnent auprès de marchands de graines et de pépiniéristes de la Vallée du Rhône : dans la région de Morestel , Pauline Guérin -Pascal, dont l’entreprise se trouve au Péage-de-Roussillon, au sud de Vienne, place ses graines de vers à soie auprès des paysans par l’intermédiaire d’un fermier de Brangues , Michaud, qui lui achète, via un autre intermédiaire, Gallay de Saint-Victor, quelques onces de graines de vers à soie, soigneusement enfermées dans des boites. Michaud paie à terme quelques mois plus tard la femme d’affaires, puis livre ses graines à de petits éducateurs, tel un commerçant sur un marché, en leur criant « prenez jaune » ou « prenez blanc », selon la variété de cocon qu’ils préfèrent. L’accord de vente prévoit qu’en cas d’échec des graines, Michaud ne paierait pas les graines.

Un négociant londonien, Benjamin Franklin, se propose en 1858 lui aussi de fournir les éducateurs du Bas-Dauphiné en graines de vers à soie. Il engage un mandataire, Ordy (orthographe incertaine), chargé de démarcher les campagnes dauphinoises. Ordy se rend dans une commune particulièrement active dans la sériciculture, à Chatte , où il est sûr de trouver preneur pour ses graines : le bourg de Chatte abrite plusieurs filatures qui ont donc toutes besoin d’être approvisionnées en cocons. À Saint-Lattier, à proximité de la Drôme, la maison la plus active dans la vente de graine de vers à soie se nomme Daigremont, Pascal & Cie, basée à Crest. Là encore, le marchand de graines s’appuie sur un intermédiaire local, Pierre Baudoin, un cultivateur de Saint-Lattier, pour placer ses graines. Au printemps 1863, Baudoin achète à son fournisseur drômois cent cinquante-cinq grammes de vers à soie, dont un cinquième est payé comptant. Baudoin, tel un camelot, fait des démonstrations à ses futurs clients à partir de cocons jaunes provenant des serres de la maison Daigremont, vantés par des prospectus au nom de la maison Daigremont qui fait de son nom un label de qualité. Mais, au plus fort des maladies de vers à soie, les éducations échouent et ne produisent que de médiocres cocons 717 .

Jusqu’au XIXe siècle, le troc a largement cours dans les campagnes du Bas-Dauphiné. Ainsi, les peigneurs de chanvre reçoivent généralement en guise de salaire, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une part du chanvre peigné. Cependant, tout au long de ce siècle, la monétarisation des campagnes dauphinoises progresse, notamment chez les tisserands de toiles de chanvre grâce à la vente de leur fabrication sur les marchés de Voiron , Bourgoin ou Pont-de-Beauvoisin : pièces d’or et pécule d’argent s’entassent dans les cassettes des artisans de la plaine, proches des petites villes 718 . Déjà au XVIIe siècle, les habitants des campagnes pratiquent la sériciculture pour se procurer des espèces monétaires, surtout pour le paiement des impôts 719 .

L’essor de la sériciculture s’explique par le crédit pratiqué auprès des petits sériciculteurs. Ceux-ci se remboursent par la vente de leur récolte. En moins de deux mois, ils se procurent quelques dizaines de francs supplémentaires, si précieux pour payer les impôts et régler de vieilles dettes.

Notes
712.

Voir POSTEL-VINAY (G.), 1998, pp. 35, 83.

713.

ADI, 131M1, Rapport ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin , sd [vers 1840-1850].

714.

ADI, 120M30, Pétition ms de Julien adressée au Préfet de l’Isère le 20 août 1855, 120M13, Rapport ms du garde-mine, sd [juin 1856].

715.

ADI, 5U1183, Tribunal civil de Bourgoin , Inventaire ms de la faillite Colliard le 56 septembre 1874 et reddition de compte le 2 août 1876.

716.

CLAVAIROLLE (F.), 2003, pp. 104-106.

717.

ADI, 9U1408, Justice de Paix de Morestel , Jugement du 19 décembre 1864, 9U2188, Justice de Paix de Saint-Marcellin , Jugements du 16 février 1861 et du 18 juillet 1863.

718.

BELMONT (A.), 2003.

719.

LEVI (G.), 1989a, pp. 108-110.