L’éducation des vers.

Devant la fièvre séricicole qui règne, nombreux sont les particuliers à se lancer dans l’éducation des vers à soie dans l’espoir d’y gagner que milliers de francs, ou plus modestement quelques sous 720 . Il semble que l’éducation des cocons trouve un terreau favorable à son essor dans les régions marquées par le morcellement foncier et l’existence d’une masse de petits paysans 721 . Faut-il en conclure alors que la sériciculture et l’éducation des vers à soie sont les filles de la misère ? Les exemples isérois ou ardéchois semblent le prouver 722 .

L’éducation des vers à soie dure généralement une quarantaine de jours au printemps 723 . En Bas-Dauphiné, comme ailleurs 724 , elle est une activité féminine par excellence. Pendant quelques jours, en avril, « dans le canton de La Tour-du-Pin , les femmes font éclore la graine en la portant pendant quelques jours sur leur sein ». Le plus souvent, la pièce principale de la chaumière, la cuisine, est transformée le temps d’une saison pour permettre l’éducation dans des conditions optimales, près du feu. Parfois, les sachets restent avec l’éducatrice pendant la nuit, pour mieux profiter de la chaleur qui se dégage des corps. Dans les derniers jours de l’éducation,

‘« on enlève de la cuisine les lits et les meubles, […] on établit des tables qui sont formées par quatre planches de 3,10 mètres de long [… sur lesquelles] on y place les vers. On établit ces tables au fur et à mesure du besoin. Lorsque l’espace manque dans la cuisine, on monte les vers au grenier et on les place souvent sur le plancher » 725 . ’

Une simple bassine installée dans la cuisine peut suffire à ébouillanter les cocons. Le maire de Saint-Victor-de-Morestel , Antoine Michoud, place sa graine dans le tiroir d’une armoire, placée près de la cheminée, fermant ou ouvrant le tiroir pour régler la température ambiante 726 .

Si les petits éducateurs se complaisent dans une routine traditionnelle, les sériciculteurs les plus importants tentent au contraire d’améliorer continuellement leur exploitation et de lutter contre les différentes maladies du ver à soie, déclenchant entre eux une véritable « émulation ». Même le roi Louis-Philippe a fait édifier sur une de ses propriétés, à Neuilly, une magnanerie 727 . Emile Gueymard, à la pointe du combat en faveur de la sériciculture en Isère, propose au Conseil général et au préfet la création de magnaneries modèles. À titre expérimental, il s’engage à en construire une de ses propres deniers, à Corenc, près de Grenoble, avec le soutien d’une subvention de 1.500 francs allouée par le Département. Le Conseil d’arrondissement de Saint-Marcellin emboîte le pas à Gueymard pour édifier lui aussi une magnanerie modèle en 1837, suivi un an plus tard par la Société d’Agriculture de Grenoble qui reçoit trois mille francs du Conseil général pour le même objet 728 .

De riches propriétaires terriens succombent à la fièvre séricicole et se lancent à leur tour dans la plantation de mûriers sur leurs propriétés. Les plus audacieux construisent même une magnanerie. Selon Brunet de Lagrange, les éducateurs de l’Isère, tout au moins les plus importants, adoptent volontiers des méthodes rationnelles et efficaces : l’emploi de claies Davril, des repas légers et fréquents 729 … Ainsi, Fritz Perrégaux , qui exploite la manufacture d’impression et le tissage mécanique de coton à Jallieu a fait édifier sur le domaine rural de son épouse, à Ruy, une magnanerie 730 . Les plus grandes magnaneries des arrondissements de La Tour-du-Pin et de Saint-Marcellin appartiennent à des notables locaux, solidement implantés : Perrégaux à Jallieu, le Marquis de Quinsonnas à Leyrieu, Marion, le maire de Saint-Victor-de-Morestel , Michoud, un riche propriétaire de la même commune, Driez de la Forte à Bouvesse, Barge de Certeau à Passins, le baron Quiot au Passage, le notaire Pey à Vignieu ou le juriste Marion de Faverges 731 . Le marquis de Quinsonnas se livre à l’éducation d’une douzaine d’onces par an dans sa magnanerie. Marion, ancien député de l’Isère, a transformé le vestibule de son château de Faverges en magnanerie en 1847. Sa femme surveille l’éducation des vers. Frédéric de Certeau, à Passins, se livre à la plantation de mûriers sur son domaine : sa production annuelle de feuilles de mûrier peut nourrir jusqu’à soixante onces. Abel de Mépieu récolte de quoi nourrir douze à quinze onces : les feuilles de mûriers sont distribuées à ses fermiers qui se chargent de l’éducation des vers, selon ses instructions. Son frère Emmanuel de Mépieu agit de la même manière 732 . Dans les dernières années de la Monarchie de Juillet, c’est-à-dire à l’apogée de la sériciculture, on dénombre soixante-quatorze magnaneries dans le département, majoritairement situées dans l’arrondissement de Vienne, dans sa partie comprise dans la Vallée du Rhône, contre treize pour celui de La Tour-du-Pin et seulement trois vers Saint-Marcellin. Au contraire, ce dernier arrondissement semble davantage spécialisé dans la transformation de la matière première avec la présence de seize des quarante filatures iséroises et plus de la moitié des tours à filer 733 .

À partir d’un seuil, que Gueymard évalue à une incubation supérieure à quatre onces de soixante-quatre grammes de vers à soie, l’éducateur doit investir dans une magnanerie pour nourrir ses vers à soie. Dans ce cas, il évalue l’investissement à une dizaine de milliers de francs. La somme n’est pas gigantesque, mais là où le bât blesse, c’est qu’une magnanerie ne fonctionne que le temps de l’éducation des vers à soie, soit une quarantaine de jours par an. Cela représente donc un surcoût par rapport aux petits éducateurs qui se contentent de quelques grammes de graines de vers à soie. Cela explique sûrement certaines réticences à adopter les techniques les plus scientifiques. Le restant de l’année, l’heureux propriétaire d’une magnanerie peut la convertir en grange 734 .

Le rendement des graines de vers à soie permet, avec quelques précautions, de se faire une idée sur les techniques employées 735 . Certes, les rendements dépendent étroitement de la variété de graines sélectionnées par les éducateurs, mais tous cherchent à favoriser la quantité au détriment de la qualité. En 1846, alors que la fièvre séricicole bat son plein, le rendements les plus élevés appartiennent aux arrondissements les moins séricicoles, à savoir Grenoble (quarante-cinq kilogrammes de cocons pour une once de graine mise à éclore) et Vienne (quarante-sept kilogrammes). C’est d’ailleurs là que les prix moyens des cocons sont les plus élevés. Dans une moindre mesure, les éducateurs de l’arrondissement de Saint-Marcellin parviennent à des rendements de bon niveau avec trente-cinq kilogrammes de cocons produits par once de graines de vers à soie. Pour ceux de La Tour-du-Pin , les résultats (vingt-neuf kilogrammes) indiquent plutôt un manque de rigueur dans l’éducation des vers à soie et la taille des mûriers qui ne produisent pas assez de feuilles pour les nourrir. Pourtant, ces rendements semblent exceptionnellement élevés 736 . Les cocons sont soigneusement sélectionnés pour être vendus. Vers 1850, le prix moyen du kilogramme de cocons se situe autour de 3 à 4 francs. Ainsi, l’éducation d’une once procurerait entre 100 et 150 francs de revenus bruts, sans tenir compte des frais et du temps passé. Sous la Monarchie de Juillet, le département de l’Isère devient le quatrième département français producteur de soie, représentant environ 9,5% de la production française, loin derrière l’Ardèche, le Vaucluse et la Drôme 737 .

On l’a compris, le développement de cette nouvelle agriculture commerciale, la sériciculture, ne renforce que momentanément la position financière des campagnes du Bas-Dauphiné. Désormais, les ménages paysans deviennent dépendants des aléas climatiques, mais aussi des fluctuations des marchés de consommation, de l’abondance des capitaux... C’est d’ailleurs ce qui se produit entre 1847 et 1849, avec la forte baisse du prix des soies grèges 738 . Vers 1840, une graine payée cinq ou six francs l’once assure une récolte d’environ une cinquantaine de kilogrammes de cocons dans le canton de Morestel 739 . En 1846, la vente des cocons par les éducateurs de l’arrondissement de La Tour-du-Pin leur rapporte environ 400.000 francs 740 . En 1847, la production iséroise de cocons s’élève à cinq cent soixante-dix mille kilogrammes environ, rapportant plus de deux millions de francs aux éducateurs 741 .

À l’instar des paysans de Balazuc, en Ardèche, ceux du Bas-Dauphiné sont également capables de s’adapter à des situations nouvelles afin d’assurer au mieux leur survie, aux mieux de leurs intérêts, en privilégiant tantôt une agriculture vivrière, avec le châtaignier puis la pomme de terre, tantôt une agriculture commerciale avec le mûrier et le ver à soie 742 .

Notes
720.

À titre de comparaison, en Ardèche, on estime qu’en 1835 un paysan qui cultive un hectare de céréales, gagne environ 150 francs par an contre 800 francs avec la culture du mûrier. Voir MERRIMAN (J.), 2005, p. 113.

721.

Outre l’Isère, on remarque que les Cévennes ou l’Ardèche, foyer principal de la sériciculture française, se caractérise également par une micro-propriété très prononcée et croissante tout au long du XIXe siècle. CLAVAIROLLE (F.), 2003, pp. 60-64, MERRIMAN (J.), 2005, p. 107 et REYNIER (E.), 1923, p. 121.

722.

Pour l’Ardèche, lire la monographie villageoise rédigée par MERRIMAN (J.), 2005, pp. 106-130.

723.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 43.

724.

KANAFANI-ZAHAR (A.), 1999.

725.

Agriculture française, département de l’Isère, Paris, Imprimerie royale, 1843, pp. 315-319.

726.

Agriculture française, département de l’Isère, Paris, Imprimerie royale, 1843, p. 321.

727.

AN, F10 1737, Lettre ms de l’inspecteur de l’industrie séricicole Brunet de Lagrange adressée au ministre de l’agriculture le 14 juin 1851, ADI, 146M28, Acte de société imprimé, août 1836.

728.

THORAL (M.-C.), 2004, pp. 561-562.

729.

Annales de la Société séricicole, 1847, p. 72.

730.

ACB, 1.824.1, Lettre ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin adressée au maire de Bourgoin le 12 juillet 1841.

731.

ADI, 146M29, Statistiques ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin le 28 décembre 1847.

732.

Annales de la Société séricicole, 1847, pp. 82-84.

733.

ADI, 146M29, Statistiques ms, sd [1848-1850].

734.

GUEYMARD (Emile), « Mémoire sur les magnaneries », in Bulletin de la Société de Statistiques, de Science naturelle et des Arts industriels du département de l’Isère, tome 3, Grenoble, Imprimerie Prudhomme, 1843, pp. 74-87.

735.

Sur les techniques d’éducation des vers à soie, nous renvoyons à CLAVAIROLLE (F.), 2003, pp. 93-103, 121-155.

736.

ADI, 146M29, Statistiques ms, sd [1848-1850]. Selon BEAUQUIS (A.), 1910, p. 57, les rendements moyens sont d’environ vingt à vingt-cinq kilogrammes par once jusqu’au milieu du siècle. Après les travaux de Pasteur, au début des années 1870, les rendements dépassent les quarante kilogrammes par once.

737.

CAYEZ (P.), 1993a.

738.

VIGIER (P.), 1963a, vol. 1, p. 75.

739.

Agriculture française, département de l’Isère, Paris, Imprimerie royale, 1843, p. 322.

740.

ADI, 146M29, Statistiques ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin le 28 décembre 1847.

741.

Annales de la Société séricicole, 1847, p. 72.

742.

MERRIMAN (J.), 2005, p. 108. Toutefois, l’enthousiasme de John Merriman envers leur capacité d’adaptation est à nuancer : les paysans tardent à adopter les techniques de mise en valeur les plus efficaces au profit de pratiques plus routinières.