En 1807, Gensoul, spécialiste lyonnais de la sériciculture, propose de modifier la filature de la soie grâce au chauffage des bassines d’eau par la vapeur pour étouffer les cocons, procurant ainsi un gain de temps, de personnel et de combustible aux propriétaires de filatures, tandis que la fibre est plus régulière. De même, grâce à l’installation de filatures à vapeur, l’activité n’est plus saisonnière, mais peut se prolonger pendant de longs mois 743 .
Précocement, en Bas-Dauphiné, on cherche à rassembler les bassines pour l’étouffage des cocons dans des filatures 744 . Rien n’empêche les éducateurs de cocons de se livrer à cette tâche chez eux, individuellement, mais l’opération est délicate car la soie s’en trouve parfois altérée. Il y a donc une rupture importante avec la concentration de la filature dans des fabriques.
Selon Pariset, les filatures les plus importantes possèdent entre cinquante et cent bassines 745 . Elles sont rares en Bas-Dauphiné. En 1836, par exemple, Louis Favier monte une filature à vapeur à Saint-Marcellin de vingt-quatre bassines, au premier étage d’une remise. Une chaudière chauffe les bassines. Grâce à cela, sa filature peut fonctionner une douzaine d’heures par jour sans interruption 746 . En 1838, il y a déjà trente filatures de cocons de la sorte en Isère grâce aux efforts prodigués par l’ingénieur Gueymard 747 . Ce dernier, par ses attaches personnelles et professionnelles, rencontre surtout du succès dans l’arrondissement de Grenoble et dans une moindre mesure dans la vallée de l’Isère. En 1839, Victor David , l’un des plus importants propriétaires de filature de l’arrondissement de Saint-Marcellin, aménage à son tour une filature à vapeur, avec cinquante-six bassines 748 . Dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , on ne dénombre en 1843 que deux filatures : Trouillet, à Vézeronce, avec trente bassines et Baud, à La Tour-du-Pin, avec quinze bassines. La première transforme douze mille kilogrammes de cocons en neuf cents kilogrammes de soie, tandis que la seconde traite sept mille cinq cents kilogrammes de cocons et vend six cents kilogrammes de soie 749 . Trois ans plus tard, il y en a cinq supplémentaires : Faidides en a installé une chez son oncle par alliance, le moulinier Jean-Antoine Garnier , au Vernay (Nivolas ). Les autres semblent moins importantes 750 .
La production de soie filée triple entre 1819 et 1841, tandis que celle des soies ouvrées (ou moulinées) augmente de 126%, pourtant la croissance est bien inférieure à celle de la Drôme. En 1853, à son plus haut niveau, la production de soie filée s’élève à cent dix-huit mille kilogramme, soit quasiment le double de celle de 1841, et une hausse de 436% par rapport à 1819 751 . Pendant les années 1840, le nombre de filatures a fortement augmenté ainsi que la productivité avec l’adoption de la vapeur : en 1847, on dénombre une quarantaine d’établissements dans le département 752 .
La construction de filatures pousse leurs propriétaires à vouloir rentabiliser leurs investissements. Désormais, la filature devient une activité moins saisonnière et plus régulière. Devant le boom séricicole qui saisit les campagnes environnantes, Jean-Antoine Garnier installe une filature de cocons dans son moulinage vers 1843-1844. Selon le sous-préfet, le nouvel établissement fonctionne toute l’année, et non plus le temps de la saison habituelle, grâce à un nouveau procédé. Il souhaite même se livrer à une éducation de vers à soie pendant la saison d’automne, en plus de celle du printemps. Garnier a fait acheter pour son compte de grandes quantités de cocons pour ses vingt bassines 753 .
Les filatures de soie attirent une main d’œuvre féminine et juvénile. Chez Ferrieux et son voisin Giraudet, à Chatte , près de Saint-Marcellin , respectivement vingt et six enfants travaillent soit à la filature, soit au moulinage pendant une douzaine d’heures. Dans le premier cas, les enfants filent en plein air et donc suivent le lever et le coucher du soleil, alors qu’au moulinage, l’entrée dans les ateliers s’effectue à 4h du matin et la sortie à 20h, avec une pause d’une heure, puis deux pauses d’une demi-heure 754 . Dans les filatures, les enfants sont postés, assis, devant les roues de dévidage et renouent les fils qui cassent 755 . Pour conserver la main d’œuvre féminine et juvénile plus longtemps, les filateurs installent des dortoirs et des cuisines dans leurs établissements 756 .
Source : ADI, 120M30. Les filatures de soie présentent une architecture assez simple et rudimentaire : une pièce pour la chaudière ou la machine à vapeur (ici à la cave) et une autre pour la filature proprement dite, avec les bassines pour faire bouillir les cocons, soigneusement alignées. L’atelier est percé de larges baies vitrées.
En 1850, la maison Michel frères, installée à Lyon, décide de construire une filature de cocons à Corbelin , équipée de cinquante-deux bassines. L’énergie nécessaire est fournie par la rivière et par une modeste chaudière. Au rez-de-chaussée, les Lyonnais placent les bureaux, le réfectoire et le dortoir des ouvrières. Les deux étages suivants servent de coconnières, tandis que le dernier étage de la filature, à douze mètres du sol, abrite la salle de filature. Au total, soixante ouvrières encadrées par deux ou trois hommes s’activent dans le nouvel établissement 757 .
Les filatures s’édifient à proximité des territoires conquis par la sériciculture. La présence de nombreux éducateurs de vers à soie garantit aux propriétaires de filatures un approvisionnement convenable de leur établissement le moment venu, au début de l’été. Lorsque François Desgrand cherche à installer une filature en Bas-Dauphiné, il constate que les principaux espaces séricicoles, vers Saint-Marcellin , sont déjà suffisamment équipés en bassines. En effet, il concrétise son projet tardivement, seulement en 1852, c’est-à-dire à l’apogée de la sériciculture, dans l’espoir de profiter lui aussi de la formidable croissance de cette activité. Mais, les meilleurs sites sont déjà largement accaparés. Il arrête donc son choix sur Saint-Jean-de-Bournay , dont les environs offrent des perspectives de développement, car la sériciculture y est moins développée qu’ailleurs. Grâce à une bonne politique, il peut donc convaincre quelques agriculteurs à se livrer pendant quelques semaines à l’éducation de précieux vers à soie. Il achète donc une taillanderie, située au bord d’une rivière, la Gervonde, pour 5.000 francs, qu’il fait aussitôt transformer en filature. Trente ans plus tard, l’établissement est estimé à quarante mille francs 758 .
L’effort de modernisation de la filature s’amorce surtout à partir de 1850, alors que les maladies du ver à soie commencent à se diffuser en France, et en particulier dans certains villages du Bas-Dauphiné. La filature à vapeur devient alors la norme, mais elle ne suffit pas à protéger la filière de la pandémie. En général, les filatures du Bas-Dauphiné sont moins importantes et moins nombreuses que leurs concurrentes piémontaises : certaines d’entre elles ont jusqu’à cent bassines, alors qu’en Isère, on ne dépasse pas cinquante-deux ou cinquante-six bassines 759 . La taille tend à augmenter à la fin des années 1840 et au début de la décennie suivante.
TOLAINI (R.), 1993 et FEDERICO (G.), 1994, pp. 157, 195.
Sur cette technique, voir CLAVAIROLLE (F.), 1992.
PARISET (E.), 1901, p. 288.
ADI, 120M10, Rapport ms de Gueymard au Préfet de l’Isère, le 2 août 1836.
L’Isère connaît un sérieux retard par rapport au Piémont, où dès 1817, on compte déjà dix-huit filatures à vapeur, ayant en moyenne cinquante et une bassines. En 1830, il y a cinq cent trente-huit filatures à vapeur selon CHICCO (G.), 1993, pp. 34-35.
ADI, 120M13, Rapport ms du garde-mine le 24 mai 1856.
ADI, 138M13, Statistique industrielle, renseignements statistiques recueillis en 1843.
ADI, 146M29, Statistiques ms du sous-préfet de La Tour-du-Pin le 28 décembre 1847.
CLERGET (P.), 1929.
Annales de la Société séricicole, 1847, p. 72.
ADI, 2N4/2, Rapport du sous-préfet de La Tour-du-Pin destiné au Conseil d’arrondissement, session 1844.
ADI, 162M10, Rapport ms de l’inspection du travail des enfants, sd [1844].
ADI, 162M10, Rapport ms de l’inspecteur du travail des enfants au sous-préfet de Saint-Marcellin le 7 octobre 1844.
BEAUQUIS (A.), 1910, p. 93.
ADI, 120M11, Lettres ms de Michel frères au Préfet de l’Isère les 6 et 23 mai 1850.
ADI, 3Q26/71, ACP du 1er juillet 1852 (vente devant Me Bresse, à Artas, le 24 juin) et 3Q26/329, Mutation par décès de François Desgrand le 21 novembre 1883.
Voir TOLAINI (R.), 1993.