C’est autour de 1820-1830 qu’apparaît une nouvelle génération de fabricants de soieries, prêts à répondre aux attentes d’une consommation de masse, sur les marchés atlantiques, au détriment des marchés aristocratiques européens : Claude-Joseph Bonnet , Claude Ponson , Joseph Bellon ou Alexandre Giraud font alors figure de pionniers. Ne disposant pas encore de succursales sur ces marchés lointains, ils utilisent des intermédiaires locaux, parfois d’origine française, comme Alexandre Giraud qui s’appuie par exemple sur la maison Decasse, Miège & Cie, ayant pignon sur rue à New York, mais surtout anglaise ou allemande 771 .
Fondée par Alexandre Giraud , la maison éponyme est reprise, à sa mort par ses fils Laurent-Léon 772 , Camille et Paul. Originaire de Saint-Etienne, Alexandre Giraud, fils de rentier, s’installe à Lyon au début des années 1820, avec ses frères, où ils fondent une première entreprise. Son mariage en 1827 avec la fille d’un courtier en soie consolide sa position au sein de la Fabrique 773 , d’autant que sa belle-mère est apparentée à une autre famille de fabricants, les Savoye , eux-mêmes propriétaires d’une fabrique en Isère, à Charvieu . Profitant de l’essor du marché américain où il dispose d’un représentant en la personne d’Eugène Lentilhon 774 , à New York, il fonde sa fortune sur la fabrication de tissus unis bon marché, d’abord en recourant à des tisseurs à domicile, puis en rachetant des usines. Paul épouse en 1859 la fille d’un négociant en soie, Charrin, qui lui apporte en dot une fabrique en Ardèche, tandis que son aîné, Laurent-Léon convole avec la fille d’un riche commissionnaire en soieries. À partir de 1847, Alexandre Giraud associe progressivement ses fils à ses affaires. Il décède à Sainte-Foy, près de Lyon, le 31 août 1868, propriétaire d’un tissage à Châteauvilain , en Isère 775 .
Quant aux autres fabricants de soieries qui initient la ruralisation en direction du Bas-Dauphiné, ils ont également peu d’attaches avec le monde de la Fabrique : Bellon , Chomer, Cochaud , Dufêtre , Gindre, Girodon , Michel et Ritton 776 . La majorité n’est pas née à Lyon, mais à la campagne, tandis que la profession de leur père les éloigne de l’industrie textile. Ils ont donc suivi un parcours différent durant leur enfance, voire leur adolescence. Cela ne les empêche pas ensuite de parfaitement s’intégrer à la Fabrique pour réussir. D’ailleurs, certains prennent des associés bien établis au sein de la Fabrique. Gindre, Isérois d’origine, fonde la fabrique de Boussieu (Ruy), avec son gendre, Auger, dont le père est un fabricant de soieries. Ritton, fils d’un « conducteur de messages », s’associe avec Bardon , le fils d’un commis en soieries. Bellon est mariée à la fille d’un agent de change, Pierre Tresca . Mais leurs antécédents de jeunesse ont dû les marquer et les affranchissent des contraintes routinières lyonnaises.
Quant aux autres, il est probable qu’ils agissent par mimétisme, suivant un mouvement amorcé par quelques patrons plus audacieux. C’est sans doute le cas de Léon Emery , de Fortoul, des frères Trapadoux ou de Ponson qui investissent dans des fabriques seulement à partir des années 1860.
Noms | Commune de naissance | Département | Année de naissance | Profession du père |
Adam Henry | Lyon | Rhône | 1826 | Négociant |
Algoud Jean-Baptiste | Lyon | Rhône | 1819 | Fabricant d’étoffes |
Auger Victor | Lyon | Rhône | 1824 | Négociant |
Baboin Aimé | Saint-Vallier | Drôme | 1809 | Négociant |
Bardon Antoine | Lyon | Rhône | 1826 | Commis négociant |
Bellon Jean-Joseph | Enchastrayes | Basses-Alpes | 1810 | Cultivateur |
Bonnet Claude-Joseph | Jujurieux | Ain | 1786 | Géomètre |
Chomer Alexandre | Montbrison | Loire | 1816 | Aubergiste |
Cochaud Pierre | Arandas | Ain | 1832 | Meunier |
Delon Charles-Ernest | Lyon | Rhône | 1818 | Fabricant de soieries |
Dufêtre François | Fleurie | Rhône | An XII | Cultivateur |
Durand Pierre-Eugène | Lyon | Rhône | 1815 | Négociant |
Emery Léon | Saint-Symphorien-d’Ozon | Isère | 1827 | Maître charron |
Fortoul Jean-Pierre | Jausiers | Basses-Alpes | ? | ? |
Gindre Louis-Rose | Pont-de-Beauvoisin | Isère | An VI | Horloger |
Giraud Alexandre | Saint-Etienne | Loire | 1792 | Propriétaire rentier |
Girodon Alfred | Satilieu | Ardèche | 1810 | Maire |
Gourd Adrien | Lyon | Rhône | 1823 | Négociant |
Mauvernay Benoît | Lyon | Rhône | ? | ? |
Melliet-Montessuy Just-Antoine | Lyon | Rhône | 1817 | Négociant |
Michel César | Grigny | Rhône | An X | Marchand |
Poncet Louis | Gex | Ain | 1807 | ? |
Ritton Jean | Lyon | Rhône | 1825 | Conducteur de messages |
Savoye Firmin | Lyon | Rhône | ? | ? |
Teillard Claude-Mathieu | Lyon | Rhône | An III | Rentier |
Vulpilliat Pierre | Lyon | Rhône | An XIV | Fabricant d’étoffes |
Les fabricants de soieries les plus audacieux n’appartiennent pas au monde de la Fabrique, en particulier ceux qui investissent précocement dans des fabriques. Affranchis des schémas mentaux 777 préexistants au sein de la Fabrique, ils s’échappent ainsi plus facilement des pesanteurs réglementaires et organisationnelles du passé. En marge de la Fabrique traditionnelle, ils investissent donc plus facilement dans une nouvelle organisation. Victoire Flandin , dont la famille appartient depuis longtemps au monde de la Fabrique, accepte de placer des capitaux dans un tissage à Voiron , car elle subit l’emprise de Joseph Guinet , un jeune homme originaire de l’Ain où il a passé son enfance et son adolescence.
Les fabricants de soieries qui font le choix de la ruralisation – en Bas-Dauphiné ou ailleurs – ont également en commun d’avoir su lancer de nouveaux produits, souvent de demi-luxe. Ponson et Teillard élaborent des taffetas glacés de meilleure qualité, avec une large gamme de coloris, qui assurent leur fortune respective. Teillard lance aussi la mode de la moire antique destinée à une clientèle bourgeoise. Bonnet et Bellon développent la fabrication des soieries noires, d’apparence plus luxueuse, et plus agréable au toucher. L’Allemand Heckel s’intéresse davantage aux satins, avant d’être imité par certains de ses confrères, comme Gindre 778 . Bonnet avec ses satins et ses taffetas noirs, Teillard avec ses velours unis et Heckel avec ses satins unis réalisent au moins trois millions de francs de vente chacun au début des années 1840, alors que leurs maisons n’existaient pas au début du siècle 779 . Ces fabricants de soieries dynamiques mettent au point de nouvelles étoffes : crêpe de Chine, popeline, châle indien, foulard… autant de soieries qui apparaissent pendant les années 1820 780 .
Ces quelques exemples illustrent le succès grandissant des étoffes de qualité moyenne destinées à la bourgeoisie et aux classes moyennes naissantes, au détriment des riches façonnés. En se spécialisant à l’origine sur un créneau précis de soieries – taffetas, moires, satins… - ces nouveaux fabricants lyonnais s’assurent le contrôle de marchés importants tout en limitant une concurrence stérile entre eux. Mais leur talent repose aussi sur un réel souci d’adaptation à la demande, quitte à délaisser des étoffes qui font leur réputation. La maison Girodon se développe d’abord dans la fabrication de fichus pour femmes avant d’investir le marché des moires antiques destinées à la grande consommation, alors que le créneau des fichus décline 781 . Brunet, Cochaud & Cie ont, eux aussi, fait le choix des soieries destinées à la grande consommation, avec des taffetas, des droguets ou des volants pour des robes de soie.
Enfin, dernière particularité de ces nouveaux fabricants de soieries, ils misent leur succès sur les marchés anglo-saxons, Teillard , en Angleterre, Bellon , Bonnet ou Giraud aux Etats-Unis 782 .
ADR, 3E13209, Procuration devant Me Sain, à Lyon, le 5 août 1841.
Fabricant de soieries, né à Lyon le 6 août 1831, Laurent-Léon Giraud est le fils d’Alexandre Giraud , le fondateur d’une des plus importantes maisons lyonnaises. En avril 1863, il a épousé Charlotte Joséphine Hélène Ramié, elle aussi une riche héritière, fille d’un important commissionnaire en soieries. Laurent-Léon Giraud débute sa carrière comme employé intéressé dans la maison paternelle. Il décède le 15 avril 1894 en laissant une fortune évaluée à 2.908.000 francs à ses quatre filles. Comme son père, il refuse toute forme de publicité et de notoriété. De son mariage, ne sont nées que des filles, dont une prend l’habit de religieuse, tandis que les deux aînées, Clémence et Jeanne, épousent respectivement le Comte d’Ussel et le baron de Verna, tous deux militaires, dans les hussards.
ADR, 40Q93, ACP du 10 février 1827 (contrat de mariage devant Me Casati, à Lyon, le 8 février). Son beau-père apporte une dot estimée à 77.000 francs.
Ancien commis chez Veuve Guérin & Fils vers 1820-1824.
ADR, 3E13220, Procuration devant Me Sain le 28 mars 1848, 3E13547, Contrat de mariage devant Me Charvériat, à Lyon, les 14 et 23 avril 1859 et 53Q37, Mutation par décès d’Alexandre Giraud le 13 février 1869, ADI, 3Q4/729, Mutation par décès du 16 février 1869. À ses cinq enfants, il laisse une fortune supérieure à 1.581.523 francs.
Le plus important, Claude-Joseph Bonnet , a initié le mouvement dans l’Ain.
DENZAU (A. T.) et NORTH (D. C.), 1994, pp. 3-31, Cités par CHABAUD (D.), PARTHENAY (C.) et PEREZ (Y.), 2005.
GERARD (J.), 1855, pp. 28-30, 36, 38, 40.
Rapport du Jury central, Exposition des produits de l’industrie française en 1844, Paris, Imprimerie Fain et Thunot, 1844, vol. 1, pp. 284-285.
PARISET (E.), 1901, p. 302.
GERARD (J.), 1855, p. 45-46.
GERARD (J.), 1855, pp. 36-37.