Canuts et ouvriers en révoltes.

Faubourg populeux, La Croix-Rousse inquiète régulièrement les élites bourgeoises lyonnaises par sa concentration en ouvriers, par l’agitation permanente qui y règne avec ses charivaris ou ses marchés, par ses nombreux cafés et cabarets et par l’intense réseau de sociétés mutuelles 788 . Car les charivaris conduits par des ouvriers parcourent aussi les rues toutes proches du quartier des fabricants, près de l’Hôtel de ville de Lyon, au risque de perturber l’ordre et la tranquillité des échanges.

Déjà, pendant l’été 1786, les ouvriers en soie sortent de leurs ateliers pour manifester bruyamment leur mécontentement. Les violences tournent court, mais elles sont « annonciatrices » des soulèvements ultérieurs, sous la Révolution, avec un sommet en 1793, d’abord, lorsque les « Chaliers » s’en prennent aux élites de la ville, puis lors de la répression contre la « Ville-Affranchie » menée par les troupes révolutionnaires 789 . Ecclésiastiques et églises subissent à chaque fois leurs colères 790 .

Le 30 juillet 1830, des hommes en armes ont envahi les rues de Lyon, tandis que des curieux se massent autour de l’Hôtel de ville en quête d’informations sur la révolution parisienne, sous l’étroit contrôle de la nouvelle garde nationale, mais il n’y a aucun échange de coups de feu 791 . Or dans la première moitié du XIXe siècle, le traumatisme révolutionnaire est encore présent dans les mémoires des élites traditionnelles de la cité. Comme l’a montré Bruno Benoît, cette mémoire se construit sur les horreurs et les excès des révolutionnaires lyonnais. Chaque émeute ou manifestation ne peut donc que raviver les souvenirs douloureux d’une mémoire tournée vers le passé 792 .

La lecture des papiers personnels du premier ministre de l’époque, Casimir Perier, offre une vision plus nuancée des événements de l’année 1831. Il est incontestable que dans la décennie qui précède ces révoltes, les fabricants lyonnais ont réduit drastiquement le tarif des façons afin de résister aux progrès de la concurrence étrangère 793 . Cela les a poussés également, bien avant 1831, à installer des métiers à tisser dans les campagnes environnantes à la recherche d’une main d’œuvre moins onéreuse, suscitant ainsi une concurrence au sein des ouvriers, entre ceux de la ville soumis au tarif et au règlement et ceux de la campagne libérés de toute contrainte. À cette période de l’année, des ouvriers venant du Midi, de Suisse ou tout simplement des départements voisins se rassemblent, anormalement nombreux, dans la seconde ville du royaume, venus officiellement y chercher un travail 794 . D’autant que depuis la révolution parisienne de 1830, le marché du luxe traverse une crise dans la vente de ses produits. La crise se prolonge au moins jusqu’en 1832-1833. En l’absence de commandes, les faillites se multiplient, sauf pour les maisons qui ont investi le marché américain 795 . Inévitablement, la diminution du tarif pendant plusieurs mois consécutifs accentue la pression sur les canuts soumis à « la cherté des locations et des subsistances » 796 . Le maire de Lyon par intérim, Boisset, invite le 12 octobre 1831, les deux parties à se rencontrer pour élaborer un tarif. Le préfet du Rhône engage à son tour des consultations. Le 21 octobre, les autorités politiques réunissent une commission comprenant vingt-deux fabricants et autant de chefs d’atelier, mais la séance est rapidement ajournée devant le peu d’entrain des fabricants de soieries. Les jours suivants, six mille chefs d’atelier et ouvriers se massent dans le centre ville. Pressé d’en finir, le préfet pousse les fabricants à céder et à accepter un tarif dans l’espoir de rétablir le calme. Le 27 octobre les nouveaux tarifs sont affichés, pour entrer en application le 1er novembre suivant. Les nouveaux tarifs des façons négociés entre fabricants de soieries et chefs d’atelier, font rapidement l’objet de contestation. Les premiers souhaitent une application souple de ce tarif, menaçant de fermer leurs maisons, ce qui déclenche l’ire de la partie adverse. Début novembre, les chefs d’atelier se rassemblent toujours régulièrement sur la place de la Croix-Rousse, tandis que le 5, cent quatre fabricants de soieries annoncent qu’ils rejettent le tarif. L’autorité du Conseil des Prud’hommes, chargée de le faire appliquer, est alors partiellement contestée 797 .

Dans de telles conditions, les agents de la duchesse de Berry trouvent un terreau favorable pour déstabiliser le gouvernement de Louis-Philippe, surtout parmi les ouvriers originaires du Midi. Il est inutile de rappeler que les ouvriers en soie nîmois sont de farouches monarchistes. D’ailleurs, les policiers parviennent à en identifier plusieurs comme étant des participants à la Terreur blanche de 1815 dans le Midi. Rapidement, la situation s’envenime, attisée par les fonds généreusement distribués par les partisans de la cause légitimiste : parmi les tués au moment de la répression, les policiers ont retrouvé un de ses agents ayant dans ses poches trois cents francs en or, chargé de les distribuer à raison de deux francs par individu. Plusieurs maisons de fabricants sont pillées dès le début du soulèvement. Tant et si bien qu’à l’automne 1831, les pentes de la Croix-Rousse sont en ébullition : plusieurs assemblées ouvrières réclament des négociations avec les fabricants et les autorités municipales pour obtenir une amélioration du sort des classes laborieuses grâce au respect du tarif. L’insurrection est réprimée par la force et dans le sang par la troupe 798 . Il est intéressant que parmi les éléments chargés de la répression, figurent des Isérois : Gasparin, ancien préfet de l’Isère nommé à Lyon pour restaurer la situation politique, des gardes nationaux de l’Isère dans les rangs des troupes du duc d’Orléans 799 … autant d’éléments qui peuvent laisser croire aux milieux d’affaires que ce département leur offre des conditions favorables pour se développer. En outre, les campagnes iséroises se sont peu illustrées pendant la révolution de 1830.

Le retrait du tarif officiel est compensé, pour les canuts, par l’instauration d’un « cours » (ou système officieux de prix), défendu par la juridiction prud’homale.

De nouveau, au printemps 1834, la répression s’abat sur la cité après des violentes émeutes ouvrières liées de nouveau à la baisse du tarif. Le 14 février, vingt-cinq mille métiers à tisser s’arrêtent. La veille, trois mille chefs d’atelier participaient aux funérailles d’un mutuelliste. Anticipant de nouvelles émeutes, de nombreux fabricants abandonnent leurs maisons de soieries et gagnent la campagne ; cent soixante-deux maisons acceptent les revendications des canuts, en retour ceux-ci lèvent l’interdit qui les frappait. Pourtant, la situation reste tendue et s’achève dans un bain de sang lors des émeutes d’avril. Pour se ravitailler en armes et en munitions, les insurgés lyonnais se rendent en Isère, dans les communes proches de Lyon, comme Villeurbanne, Vénissieux, Saint-Priest, Saint-Symphorien-d’Ozon 800 … autant de communes délaissées plus tard par les fabricants de soieries, au profit de La Tour-du-Pin et des environs, dont le député n’est autre que Prunelle, également maire de Lyon en 1834. Cette seconde émeute a des prolongements à Vienne et à Grenoble 801 .

Aussitôt, pour prévenir toute nouvelle tentative de déstabilisation de l’ordre en place, les autorités lyonnaises mettent en place une étroite surveillance des masses populaires lyonnaises. Dans leur grande majorité, les fabricants lyonnais tentent de s’affranchir du système tarifaire, qui n’est à leurs yeux qu’un vestige prérévolutionnaire, nuisible à la liberté économique. L’histoire de la Fabrique est jalonnée de cette opposition entre libéraux et colbertistes, au gré des événements et des intérêts des uns et des autres, avec un certain sens de l’opportunisme. Chaque soulèvement lyonnais se finit par une violente répression, le plus souvent sanglante, qui rassure les milieux conservateurs et d’affaires 802 .

Notes
788.

ROBERT (V.), 1996, pp. 35-36, 69-71.

789.

BENOIT (B.), 1999a, pp. 24-40.

790.

CHOPELIN (P.), 2006.

791.

BEZUCHA (R. J.), 1975, PINKNEY (D.), 1988, pp. 257-259.

792.

BENOIT (B.), 1999a, pp. 88-94.

793.

Selon Arlès-Dufour, le nombre de métiers à tisser anglais passe de vingt-six mille en 1826 à trente-six mille cinq ans plus tard. Mais dans le même temps, les exportations françaises de soieries outre-Manche sont multipliées par cinq pour s’élever à près de vingt-cinq millions de francs en 1832. CANTON-DEBAT (J.), 2000, p. 222.

794.

ADI, Fonds Perier, 11J45, Copie de lettre ms, du Ministre du Commerce au Préfet du Rhône, le 3 novembre 1831.

795.

PUTZ (H.), 1965.

796.

ADI, Fonds Perier, 11J45, Pétition ms des fabricants de soieries de Lyon du 5 novembre 1831.

797.

RUDE (F.), 2001, p. 34, COTTEREAU (A.), 2006.

798.

ADI, 11J45 [ou 2Mi1094], Fonds Perier, Rapport au roi, sa [Ministère de la Guerre], rédigé le 17 décembre 1831 et RUDE (F.), 2001, pp. 36 et sq. Sur les ouvriers en soie originaires de Nîmes et leur comportement politique, voir la thèse de COSSON (A.), 1982.

799.

RUDE (F.), 2001, pp. 66-67,

800.

RUDE (F.), 2001, pp. 146-147, 154.

801.

RUDE (F.), 2001, p. 172.

802.

BENOIT (B.), 1996 et POUGET (M. du), 1990.