Les relations entre les fabricants et les chefs d’atelier sont tendues comme l’attestent les bilans annuels des causes présentées devant le Conseil des Prud’hommes de Lyon (section soieries) : de 1843 à 1848, la quasi-totalité des affaires soumises aux juges concernent des chefs d’atelier, qui sont tiraillés entre les revendications des compagnons ou des apprentis, et les exigences des fabricants. Ainsi, entre 40 et 47% des causes concernent des litiges entre des fabricants et des chefs d’atelier. En 1845, sur cinq mille huit cent quatre-vingt-deux causes soutenues devant cette institution, deux mille quatre cent quarante-cinq les mettent aux prises (chiffre maximum), contre mille cinq cent six entre des chefs d’atelier et des compagnons, mille quatre cent neuf entre des chefs d’atelier et des apprentis 803 . Après 1845, les litiges traités au Conseil des prud’hommes, entre chefs d’atelier et fabricants ne cessent de diminuer, atteignant seulement mille soixante-sept affaires en 1848.
La ruralisation des métiers à tisser hors de la Ville permet aux autorités et aux fabricants de pacifier les rues et les quartiers. La lente disparition des classes laborieuses du centre de la ville entraîne logiquement l’extinction des vogues, charivaris et émeutes désormais cantonnés au folklore villageois. Cela permet aussi de rassurer les nobles dauphinois en résidence à Lyon, qui prêchent probablement un retour à la terre, loin de la ville délétère.
Dans un premier temps, les fabricants ont investi la proche campagne à l’est de Lyon, puis après 1830, ils ont étendu leur aire de conquête. Ils portent leur choix, parmi d’autres, sur une contrée située entre La Tour du Pin, Voiron , Morestel et Pont-de-Beauvoisin , créant une sorte de « désert » entre celle-là et Lyon. Cet éloignement ne semble pas anodin. Selon l’historiographie, il s’agit d’éviter la propagation des tourments lyonnais et d’imposer des rémunérations plus faibles à une population ignorante des tarifs en vigueur au sein de la Fabrique. Quant à la docilité présumée des autochtones, il s’agit d’un argument à remettre en perspective après les révoltes des canuts de 1831 et 1834. Les publicistes de l’époque rappellent volontiers à cette occasion le passé révolutionnaire tumultueux de l’éphémère Commune-Affranchie. En la matière, Lyon n’a pas le monopole de l’agitation populaire. Les premiers temps forts de la Révolution ne sont-ils dauphinois, comme la journée des tuiles et la « grande peur » 804 ? Cette dernière a particulièrement concerné le Bas-Dauphiné, la parcourant de Voiron à Vienne durant l’été 1789. De même, faut-il rappeler que la population ouvrière de Lyon est largement composée d’immigrants venant essentiellement des départements limitrophes, comme l’a montré Maurice Garden 805 ? Ce qui signifie que, probablement, ces canuts originaires du Bas-Dauphiné, ont eux aussi dû participer aux journées de novembre 1831 et d’avril 1834. En s’installant à Lyon, le migrant se coupe – temporairement ou définitivement – de ses racines familiales, de son environnement social et de son terroir, et doit acquérir de nouveaux repères, de nouveaux comportements pour s’immiscer dans la société ouvrière, voire de nouvelles valeurs. Au contraire, en exportant la Fabrique, le tisseur demeure dans un cadre social stable, jugé moins déstabilisant par les contemporains. La ville perd donc sa vertu civilisatrice. À la concentration ouvrière urbaine s’oppose donc la dispersion rurale qui évite les coalitions ouvrières. Les grèves existent aussi dans le cadre des nébuleuses proto-industrielles 806 . La docilité n’est pas un argument opérant : comment juger de la docilité d’une population ? Sur quels critères et quels fondements ? En outre, la docilité n’est pas une garantie de travail de bonne qualité.
La révolution de 1848 et les émeutes qui s’en suivent à Lyon autour des Voraces, réveillent les peurs à peine enfouies chez les fabricants de soieries après les soulèvements de la décennie précédente 807 . Il suffit d’examiner les différents parcours choisis pour les manifestations au printemps 1848 : elles suivent toutes le même trajet autour du quartier des affaires, entre les places Bellecour et des Terreaux, probablement pour intimider les fabricants de soieries, non loin du quartier d’Ainay, où résident les élites conservatrices. Plusieurs fabricants préfèrent s’enfuir vers la Suisse et la Savoie, plutôt que de subir des pressions physiques comme les religieuses des Providences. Le 13 mai 1848, des ouvriers détruisent des métiers à tisser appartenant à Claude-Joseph Bonnet que ce dernier tentait d’évacuer en direction des campagnes environnantes. Méthodiquement, les ouvriers se livrent à des pillages soigneusement organisés et préparés afin de rendre une sorte de justice populaire contre les affameurs en tous genres, au son du tambour, le drapeau révolutionnaire au vent. Les Auberjon de Murinais , domiciliés à Lyon où la marquise peut recevoir les soins médicaux qu’elle requiert depuis plus de six ans maintenant, s’enfuient aussi précipitamment pour rejoindre leur château de Murinais 808 .
Certains ont alors vu dans la ruralisation de la Fabrique lyonnaise une manifestation de la vengeance des fabricants de soieries envers les canuts 809 . Il s’agit plutôt d’une réaction à un choc psychologique important.
Indicateur annuaire de la Fabrique d’étoffes de soie, Lyon, Imprimerie et Lithographie Veuve Ayné, 1849-1850, pp. 13-18 et COTTEREAU (A.), 1987, pp. 25-59.
CONARD (P.), 1904.
GARDEN (M.), 1970.
Par exemple celles qui ont lieu dans le Loir-et-Cher, voir BOULLIER DE BRANCHE (H.), 1962.
PARISET (E.), 1901, p. 317.
PRAT (J.M.), 1872, p. 463, DUTACQ (F.), 1910, p. 274, STEWART-Mc DOUGALL (M. L.), 1984, ROBERT (V.), 1996, p. 81, 83-85, et la carte des manifestations p. 99, BENOIT (B.), 1998, ANCEAU (E.), 2006b, p. 104.
CLERGET (P.), 192 selon JONAS (R. A.), 1994, p. 51.