La concurrence étrangère.

À intervalles réguliers, les fabricants sont confrontés à la concurrence aigue de leurs rivaux étrangers, après avoir connu à chaque fois, une phase de prospérité et d’euphorie.

Déjà au XVIIIe siècle, la Fabrique lyonnaise a su conquérir les marchés européens grâce à ses étoffes luxueuses 819 . Quant à la concurrence des soieries étrangères, vers 1830, elle est encore balbutiante, hormis sans doute les soieries anglaises. Devant la croissance des soieries anglaises, les autorités consulaires lyonnaises s’alarment, pendant les années 1820, de la fuite des ouvriers lyonnais vers les fabriques rivales, et craignent que ceux-ci ne leur transmettent des secrets professionnels susceptibles de leurs porter préjudice, telle l’installation de ce Boiley dit Nancy 820 . La croissance de l’outillage anglais est tout aussi patent : de douze mille métiers à tisser la soie à la fin des guerres napoléoniennes, l’industrie anglaise passe à plus du double en moins d’une décennie. De nouveau, entre 1825 et 1829, le nombre des métiers anglais tissant la soie, double encore, atteignant alors presque les cinquante ou soixante mille machines 821 . Anglais et Français se livrent à une course pour conquérir le prometteur marché américain. Les assauts des industriels anglais ne portent donc pas atteinte aux positions des fabricants lyonnais, au contraire, ils les stimulent pour prendre des initiatives. L’industrie soyeuse britannique connaît son heure de gloire à partir des années 1820 et cela pendant un demi-siècle, passant de vingt-quatre mille métiers à tisser en 1824 à cinquante mille en 1844 et cent cinquante mille métiers en 1860, au moment de la signature du traité de libre-échange entre Cobden et Chevalier 822 . Les derniers chiffres sont peut-être exagérés, mais ils ont le mérite de donner une indication sur la puissance de la concurrence anglaise. Cependant, le traité de commerce de 1860 est fatal aux industriels anglais, qui en l’espace de quelques années doivent démonter des métiers à tisser, voire fermer des usines, notamment à Spitalfield qui perd 9/10e de son outillage industriel. En 1872, il n’y a plus que soixante-cinq mille métiers à tisser outre-Manche 823 .

Dans la nouvelle division internationale du travail, les Anglais se lancent en force sur le marché des produits de qualité moyenne, standardisés et en grande série, alors que les Français se spécialisent dans les produits de luxe et de demi-luxe 824 . Dans l’esprit de la clientèle, les soieries lyonnaises doivent être associées au luxe, à la rareté, à la mode, au savoir-faire multiséculaire accumulé par les canuts et à la production artisanale, telle est la conception rassurante et largement défendue par les milieux d’affaires lyonnais. Pourtant, les fabricants lyonnais adoptent progressivement les méthodes et les objectifs qui ont fait le succès des industriels d’outre-Manche, avec la production de série et la mécanisation, tout en préservant la réputation et l’image de produits de luxe des soieries.

Dans le coût de revient d’une étoffe, le tissage ne représente qu’une faible part, alors que l’achat de la matière première arrive au premier plan. En 1838, l’ensemble des opérations de tissage, ourdissage, teinture, impression, entre pour moins de 17% dans le prix de revient des étoffes 825  ! En d’autres termes, une forte baisse de la masse salariale n’a qu’une influence réduite sur le coût final de l’étoffe, tout au moins avant 1850. Déjà, dans la décennie qui précède la révolte de 1831, les coûts de la main d’œuvre lyonnaise dans le tissage ont été abaissés de 39% par une diminution des salaires et des prix des façons, contre 25% dans l’ourdissage et 21% dans la teinture. Contrairement à leurs rivaux d’outre-Manche, les fabricants lyonnais n’ont pas choisi de mécaniser la fabrication 826 . En effet, ceux-ci n’ont trouvé qu’une seule réponse à la conjonction de plusieurs éléments (concurrence et révolution de 1830) : la diminution du tarif des façons pour résister aux étoffes anglaises et pour stimuler la vente dans un contexte peu favorable aux produits de luxe 827 . En même temps qu’ils mécanisent leur production, les industriels anglais réduisent fortement les salaires de leurs ouvriers à partir de 1825, sous la pression de la crise industrielle. Les Anglais adoptent aussi le métier Jacquard, comme les fabricants lyonnais, et expérimentent déjà les premiers métiers mécaniques surtout dans les petits centres industriels – avec un succès limité, à tel point que les belles soieries se tissent encore sur des métiers manuels. Ils en profitent plus largement pour réorganiser le tissage dans les années suivantes, sans abandonner pour autant le tissage à domicile, qu’ils complètent par l’apparition de fabriques 828 . Les pressions sur la Fabrique lyonnaise sont donc extrêmement fortes.

La concurrence des Suisses s’affirme surtout après 1830. Pourtant, Bâle et Zurich sont des cités déjà actives dans la fabrication des soieries depuis le XVIe siècle, précocement organisées en verlagsystem 829 . Les fabricants zurichois alignent en 1844 environ quinze mille métiers à bras et les Bâlois dix mille. Les Allemands utilisent vingt-cinq mille métiers contre le double pour les fabricants lyonnais à la même époque 830 .

Tout au long du XIXe siècle, les petits centres de tissage indépendants, comme Tours ou Nîmes, déclinent au profit de la Fabrique lyonnaise. Ce phénomène de concentration et de spécialisation autour d’un « champion national » se retrouve chez les principaux pays concurrents : on assiste à l’émergence à chaque fois d’une cité, ou éventuellement deux (dans ce cas, spécialisées dans des produits différents, soieries et rubans par exemple) : Lyon et Saint-Etienne en France, Créfeld et Elberfeld en Allemagne, Côme en Italie, Paterson aux Etats-Unis, Zurich et Bâle en Suisse 831 . Ce constat n’est d’ailleurs pas propre à l’industrie de la soie 832 .

Notes
819.

Pour l’Angleterre, voir ROTHSTEIN (N.), 1972, ROTHSTEIN (N.), 1991, pour la Russie, BOUZARD (M.), 1990, pour l’Espagne, ZYLBERBERG (M.), 1993, pp. 209-211.

820.

ACCL, Procès-verbaux des comptes-rendus des séances de la Chambre des 3 mars et 7 avril 1825.

821.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 46.

822.

Rapport du Jury central, Exposition des produits de l’industrie française en 1844, Paris, Imprimerie Fain et Thunot, 1844, vol. 1, p. 272. Selon ce rapport, en 1824, les Anglais disposent de 35.000 métiers à tisser la soie.

823.

PERMEZEL (L.), 1883, pp. 23-26.

824.

VERLEY (P.), 2006, pp. 359-378.

825.

MOREL (Y.), 2002, p. 43.

826.

CAYEZ (P.), 1977, vol. 1, p. 245.

827.

ADI, Fonds Perier, 11J45, Pétitions ms des fabricants de soieries de Lyon du 5 novembre 1831. D’après LEVY-LEBOYER (M.), 1964, la part des façons varie selon les articles et la matière employée : ainsi, pour les satins, les façons représentent 27% du coût contre 42 % pour les velours unis.

828.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 48. Ainsi à Macclesfield, les salaires sont divisés par trois entre 1819 et 1831, tandis qu’à Conventry, entre 1815 et 1829, les salaires diminuent d’un quart environ. Certains soyeux anglais font aussi appel à des « apprentis demi-soldes ». En 1835, les Anglais emploient déjà mille sept cent cinquante métiers mécaniques sur un total de quarante mille. Voir JONES (S.R.H.), 1987, pp. 71-96.

829.

MOTTU-WEBER (L.), 1993.

830.

Rapport du Jury central, Exposition des produits de l’industrie française en 1844, Paris, Imprimerie Fain et Thunot, 1844, vol. 1, p. 278.

831.

FEDERICO (G.), 1994, p. 74. Ainsi, en 1806, Troyes et le département de l’Aube réalisent un quart de la production de la bonneterie française de coton, contre 57% un siècle plus tard. Voir HARDEN CHENUT (H.), 2005, p. 64.

832.

Ainsi, en 1806, Troyes et le département de l’Aube réalisent un quart de la production de la bonneterie française de coton, contre 57% un siècle plus tard. Voir HARDEN CHENUT (H.), 2005, p. 64. On retrouve le même phénomène pour l’industrie des laines peignées par exemple. En 1910, le Nord concentre 90% des moyens de production des filatures françaises, notamment à Fourmies. Voir HONEYMAN (K.) et GOODMAN (J.), 1986 et DAUMAS (J.-C.), 2004.