L’essaimage.

La Fabrique lyonnaise entame sa ruralisation dès le début du XIXe siècle : dès 1820, un dixième des métiers à tisser à son service essaime hors de la ville, contre le double à la veille du soulèvement des canuts en 1831, soit environ huit mille deux cents métiers installés à la campagne sur les trente-sept mille cinq cents que compte la Fabrique 835 . Quarante ans plus tard, les trois quarts des métiers à tisser lyonnais sont placés hors de la ville, soit quatre-vingt-dix mille métiers à tisser 836 . Mais, sous l’Empire, la ruralisation ne concerne que les cantons limitrophes de la ville de Lyon, dans le département du Rhône 837 . Jusqu’aux années 1830-1840, la ruralisation profite surtout aux campagnes de l’Ouest lyonnais 838 . Au sein de la Fabrique lyonnaise de soieries, le nombre de métiers à tisser double entre 1815 et 1824, passant de quatorze mille cinq cents à trente-cinq mille (dont vingt mille à Lyon), grâce au retour de la paix et à la forte croissance des marchés anglo-saxons. Cette croissance profite surtout aux campagnes plutôt qu’à la ville. Les métiers ruraux reçoivent en priorité des étoffes unies, plus simples à tisser 839 . Déjà, à l’automne 1830, soit un an avant les émeutes, un tisseur d’étoffes de soie est signalé dans le village de Saint-Savin , près de Bourgoin 840 .

Un observateur avisé tel qu’Arlès-Dufour relève une accélération de la ruralisation des métiers à tisser après le soulèvement de 1831, tandis que le marché américain se développe 841 . En 1835, c’est-à-dire après les deux terribles révoltes, le nombre de métiers ruraux a doublé (dix-sept mille métiers environ), sans pour autant avoir entraîné une diminution de l’effectif urbain qui progresse légèrement. À cette époque, la Fabrique lyonnaise utilise environ quarante mille métiers à tisser, dont les deux tiers en ville. Après s’être d’abord intéressés aux communes limitrophes, les fabricants de soieries et d’autres s’éloignent davantage de Lyon. En 1835, on dénombre, selon Pariset, neuf mille métiers hors de Lyon, dans les campagnes, et trente mille cinq cents en 1840. Les fabricants recherchent, selon cet auteur, des tarifs moins élevés et une main d’œuvre moins agitée 842 . Après les soulèvements de 1831 et de 1834, des ouvriers quittent Lyon pour retourner dans leurs villages d’origine, contribuant ainsi à la diffusion des métiers de la Fabrique 843 .

À l’automne 1839, Pierre Bouchard, un « fabricant de velours » 844 installé à Lyon, rue Vieille-Monnaie, décide avec son épouse de s’associer à sa belle-sœur, Marie Ballefin, veuve et mère de cinq enfants, demeurant à Veyssillieu (canton de Crémieu), pour tisser à façon des velours unis dans un atelier qu’elle possède dans le village, sous la raison sociale Vve Bouchard & Cie. Mais seul Bouchard dispose de la signature sociale et se charge de la gestion de l’affaire, prévue pour durer deux années 845 . Puis, l’effectif en métiers ruraux double quasiment de nouveau en cinq ans pour atteindre les trente mille en 1840. À cette date, ils dépassent définitivement la part des métiers installés dans l’agglomération lyonnaise 846 . Selon Reybaud, les façons versées aux tisseurs ruraux par les fabricants de soieries s’établissent, au milieu du siècle, entre 1 et 1,25 francs par jour, alors que leurs collègues lyonnais perçoivent entre 1,50 et 2 francs, probablement pour des étoffes unies. Mais ce tarif monte jusqu’à 8 francs par jour pour le tissage des façonnés à Lyon 847 . Le gain est donc réel pour les fabricants lyonnais.

Les fabricants de soieries délaissent la région viennoise qui aurait pu, néanmoins, leur offrir des avantages : la proximité avec Lyon, un bon réseau de communication, une tradition dans le travail industriel et plus particulièrement dans le textile, des capitaux abondants… Mais, pour les Lyonnais, tous ces éléments sont à classer au passif : une trop grande proximité avec des canuts agités, des ouvriers viennois violents et revendicatifs, une concurrence trop forte avec les industriels lainiers pour recruter la main d’œuvre… Les fabricants préfèrent s’installer à plus de cinquante kilomètres de leurs magasins et de leurs bureaux, dans un espace encore mal connecté avec la place lyonnaise et délaissent, au contraire, le territoire situé entre Lyon et Bourgoin . Pour certains, l’éloignement géographique garantit le non-respect des règlements et des contraintes urbaines, car l’influence des canuts ne dépasse pas les murs de la ville. Loin de la ville, les chefs d’atelier et les ouvriers ont plus de difficulté pour vérifier l’application des tarifs et imposer leurs salaires. Dans les campagnes, les salaires sont nettement moins élevés : à Lyon, au milieu du siècle, un canut touche environ deux francs par jour, contre 1,20 francs pour un tisseur de Rives . Quant aux femmes, elles gagnent autour d’un franc par jour, à Bourgoin, à La Tour-du-Pin et à Pont-de-Beauvoisin 848 . On ne peut donc pas laisser de côté ce facteur économique pour justifier la position des fabricants lyonnais. Mais en se plaçant, maintenant, du point de vue des Isérois, il faut se demander pourquoi ils acceptent de travailler pour des salaires aussi médiocres.

A priori, la concentration des métiers à tisser dans une fabrique semble la structure de gestion la plus efficace. Pourtant, les fabricants lyonnais font le pari inverse : disperser la production dans de petites unités éloignées. L’aire d’essaimage des métiers lyonnais correspond partiellement à la nébuleuse toilière (cartes 3 et 10). Elle s’éloigne légèrement de Voiron et remonte plus au nord, en direction de Morestel . Elle s’étire également, plus à l’ouest en direction de La Tour-du-Pin .

Notes
835.

PARISET (E.), 1901, p. 278.

836.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 143.

837.

HOUSSEL (J.-P.), 1979, pp. 91-92, CAYEZ (P.), 1981.

838.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, pp. 141-143.

839.

PARISET (E.), 1901, p. 299.

840.

ADI, 5E456/6, Etat civil de Saint-Savin , Acte de mariage de Benoît Beaupellet le 25 novembre 1830.

841.

CANTON-DEBAT (J.), 2000, p. 297.

842.

PARISET (E.), 1901, pp. 306-308.

843.

GARRIER (G.), 1973, p. 206 cité par JONAS (R. A.), 1994, p. 49.

844.

Nous ne savons pas si cette taxinomie fait référence à un fabricant de soieries ou à un « ouvrier fabricant » (expression que l’on retrouve régulièrement dans les actes d’état civil).

845.

ADI, 5U1117, Tribunal de Commerce de Bourgoin , Acte de société devant Me Douare, à Panossas, le 29 septembre 1839.

846.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 1, pp. 28-29 et 282.

847.

REYBAUD (L.), 1859, p. 169.

848.

LEQUIN (Y.), 1977, vol. 2, p. 47.