Métiers à bras.

Les deux raisons généralement invoquées pour justifier le choix du Bas-Dauphiné, sont les faibles coûts de sa population et sa docilité 887 . En comparant le salaire quotidien d’un tisseur lyonnais et d’un tisseur dauphinois (et à plus forte raison pour les femmes et les enfants), il existe en effet une substantielle différence entre les deux, à l’avantage du second. Un troisième argument est avancé : en période de faible activité, les tisseurs à domicile s’occupent de leur exploitation agricole plutôt que de rester inactifs et de s’agiter contre les fabricants 888 .

Les fabricants lyonnais ont sous les yeux différents modèles de production en activité : évidemment le travail à domicile en milieu urbain, mais aussi à la campagne avec le tissage des toiles de chanvre en Bas-Dauphiné ou de coton en Beaujolais, la proto-fabrique et même la fabrique mécanisée, avec le tissage mécanique fondé par Samuel Debar à La Grive , dans les dernières années de la Restauration. Plusieurs choix s’offrent donc à eux pour lutter contre leurs concurrents anglais ou suisses. En toute logique, la fabrique mécanisée offre aux fabricants une avance sur leurs concurrents, notamment dans la gestion rationnelle de la production (surveillance, temps, coûts). La première proto-fabrique remonte, à en croire Pierre Cayez, à 1817, avec la création de La Sauvagère, à Saint-Rambert, par un fabricant d’origine allemande, Berna, associé à Sabran. Dès le départ, les deux associés font le choix d’intégrer une partie du processus de fabrication des châles, en rassemblant dans leur usine la préparation, le tissage, le découpage et l’apprêt. En revanche, la filature et le moulinage se font dans d’autres établissements. Malgré son indéniable succès, avec le doublement du personnel durant les années 1820, la fabrique de La Sauvagère ne suscite guère d’émules parmi les fabricants lyonnais. Paradoxalement, les fabricants font le choix inverse à celui d’une démarche économique rationnelle. Ils préfèrent conserver le traditionnel atelier familial, avec le métier à bras, en profitant des « routines organisationnelles 889  » acquises par eux depuis plusieurs décennies. Ils restent prisonniers de schémas mentaux qui font du tissage manuel dispersé le garant du maintien de la qualité et de la réputation de la Fabrique auprès de leur clientèle 890 . En effet, la Fabrique lyonnaise maintient son hégémonie sur le marché mondial des soieries, malgré les pressions, il ne s’agit donc pas de tout remettre en cause, mais au contraire de procéder à quelques ajustements. Dans la première moitié du XIXe siècle, la Fabrique lyonnaise de soieries représente la somme de savoirs, de savoir-faire et de compétences collectifs accumulés depuis des décennies dans le travail de la soie, avec des pratiques, des normes et des habitudes solidement ancrées et soigneusement reproduites par les fabricants, les canuts et les ouvriers. Lorsque les fabricants sont confrontés à des changements dans leur environnement, ils puisent automatiquement, comme un réflexe, dans un « répertoire de réponses » qu’ils connaissent 891 .

Plus largement encore, ils peuvent admirer les imposants tissages mécaniques alsaciens et anglais en plein essor à la même époque. Dans les années 1830, l’industrie cotonnière 892 , et dans une moindre mesure le secteur lainier 893 , ont déjà largement amorcé leur processus de mécanisation, tant en Angleterre qu’en Alsace. En revanche, la soie reste à l’écart de ce mouvement 894 .

Pour beaucoup, la finesse de la fibre soyeuse ne se prête pas au métier mécanique, notamment en raison de sa fragilité par rapport au coton. La rudesse du métier mécanique ne convient pas à la fabrication d’étoffes soignées pour une clientèle raffinée. Quant à l’adoption du métier Jacquard, elle donne à la Fabrique lyonnaise une avance en matière de création artistique, donnant naissance aux riches façonnés qui font sa réputation, mais cela constitue une impasse technologique pendant plus d’une cinquantaine d’années, jusqu’à la mise au point de la mécanique Verdol, qui permet la fabrication des façonnés sur un métier mécanique 895 . À partir de l’adoption du métier Jacquard, promu au rang de symbole de la renaissance et de la réussite lyonnaise dans la première moitié du siècle, la Fabrique lyonnaise s’inscrit dans une dépendance de sentier, où l’excellence et la performance ne peuvent que découler du métier à bras 896 .

Le premier métier mécanique appliqué à la soie remonte à 1824, à Bâle 897 . Deux ans plus tard, un métier mécanique est signalé à Lyon 898 . En 1827, l’affaire Guigo agite le monde de la Fabrique. Mécanicien horloger piémontais, Charles Guigo est venu proposer aux Lyonnais une de ses inventions, un métier à tisser mécanique. Cependant, les autorités exigent son départ de la cité. La Chambre de Commerce, séduite par le projet, intervient en sa faveur, d’autant que son invention peut recevoir une mécanique Jacquard, alors très en vogue, ce qui n’est pas le cas des autres métiers mécaniques déjà présentés aux élus consulaires 899 . À la fin de la même année, un autre individu, Joseph Drevet, propose lui aussi son métier mécanique en bois à la Chambre, qui fonctionne déjà en trente exemplaires dans une fabrique 900 . Tous espèrent bénéficier des faveurs et des encouragements de la Chambre et de ses membres. Mais aucun n’a laissé à la postérité son nom pour avoir mécanisé la Fabrique. Bref, en 1830, les fabricants lyonnais ont sous les yeux quelques exemples de fabriques en fonctionnement, mais selon toute vraisemblance, ces différents établissements ne fabriquent pas les fameux façonnés qui ont fait la réputation de Lyon, mais des étoffes particulières comme les châles à La Sauvagère ou le crêpe à Renage 901 . Dès 1840, on dénombre environ quatre cents métiers mécaniques en Bas-Dauphiné, probablement à Renage, contre quatre à cinq mille en 1870.

Pourtant, tous les éléments techniques existent déjà dans les années 1830. L’adaptation du métier mécanique pour coton à la soie ne représente sans doute pas un blocage technique insurmontable pour l’époque. En outre, les tisseurs de soie d’outre-Manche l’emploient massivement, notamment à Macclesfield. D’ailleurs, déjà en 1838, les trois quarts de la puissance en CV consommée par l’industrie soyeuse anglaise sont fournis par des machines à vapeur. L’abolition du Spitalfield Act en 1826 par le gouvernement anglais n’a d’autre but que de pousser les entrepreneurs anglais à adopter le modèle cotonnier (mécanisation, concentration, production de masse) à la soie, stimulée par la disparition des protections douanières 902 . Les soyeux anglais utilisent déjà en 1850, six mille quatre-vingt-douze métiers mécaniques, dans soixante-dix fabriques, soit une moyenne de quatre-vingt-sept métiers mécaniques par établissement, alors que seulement dix fabriques ont recours au tissage à bras. Sept ans plus tard, ils font marcher neuf mille trois cent cinq métiers mécaniques (+52%) dans cent soixante-cinq fabriques (soit cinquante-six métiers par établissement), mais certains centres industriels anglais, comme Spitalfields, tardent à se mécaniser et à concentrer leur production dans des fabriques 903 .

Une autre raison du retard dans le processus de mécanisation relève du comportement irrationnel économiquement parlant, qu’adoptent les fabricants lyonnais. Tant qu’ils sont sûrs de la supériorité de leurs produits face à la concurrence, ils ne ressentent pas le besoin de modifier une organisation qui a fait leur réputation et leur succès. Dans les années 1860, leurs vieux métiers à bras, coûtant moins de cinquante francs l’unité, sont déjà amortis par une exploitation continue depuis dix ou vingt ans. En d’autres termes, ces métiers ne leur coûtent plus rien, hormis les coûts de fonctionnement, c’est-à-dire la main d’œuvre, d’autant qu’il y a alors pléthore de bras en Bas-Dauphiné, avec un maximum de population atteint en 1851. Dans ce cas, les fabricants n’ont aucune raison de substituer le capital au travail. Au contraire, l’installation d’un tissage mécanique dans une usine, plus rationnelle économiquement, les pousse à des immobilisations de capital très importantes, qu’ils n’ont pas l’habitude de faire 904 . D’ailleurs, fabricants et façonniers adoptent plus volontiers le métier mécanique à partir du moment où le prix de la matière première, la soie, diminue fortement, c’est-à-dire à partir des années 1870. Jusqu’alors, leur capital était surtout immobilisé par l’achat de la soie. La chute des prix de la soie libère des capitaux pour les fabricants. Peut-on, pour autant, parler d’une idéologie anti-technologique, c’est-à-dire d’une forme de résistance psychologique au changement technologique 905  ? Arc-boutés sur leur supériorité technique grâce à la mécanique Jacquard, sur leur supériorité artistique grâce à leurs fameux dessinateurs et sur leur réputation commerciale, les fabricants lyonnais rechignent à investir massivement dans le changement technique, adoptant « une forme d’intellectualisme technophobe », que l’on retrouve dans les nombreuses publications de l’époque qui vantent le savoir-faire traditionnel, l’ouvrage bien fait sur les métiers manuels selon des rites immuables. En 1844, l’auteur du rapport du Jury des Tissus de Soie à l’Exposition, écrit même sur un ton péremptoire que l’adoption du métier mécanique ne peut être que fatale à l’industrie de la soie, car « ne devant porter aucun avantage », malgré un rendement de trois fois supérieur au traditionnel métier à bras 906 .

D’ailleurs, pour se convaincre de ce blocage psychologique, il suffit de constater que les premiers entrepreneurs à adopter des métiers mécaniques n’appartiennent pas, initialement, au monde de la Fabrique : l’industrie du tulle se mécanise grâce aux initiatives de la famille Isaac, originaire du Nord de la France, tandis que les premiers métiers mécaniques pour tisser les soieries en Bas-Dauphiné sont construits par des hommes vivant quotidiennement loin de Lyon et de l’esprit corporatif des canuts de La Croix-Rousse, Joseph Guinet à Voiron , Théophile I Diederichs à Bourgoin . Les façonniers en soieries ont mécanisé les premiers leurs fabriques. Les premiers fabricants lyonnais à faire ce pari, ont d’ailleurs de solides attaches avec les milieux voironnais, tels Permezel ou les Girodon , d’abord installés à Renage , avant de faire construire une usine modèle à Saint-Siméon-de-Bressieux dans les années 1870. Dès le Second Empire, les façonniers voironnais font le choix du tissage mécanique, peut-être pour compenser les délais de livraison plus longs avec l’éloignement géographique. En 1878, rien qu’à Voiron et dans ses environs, il y a trois mille huit cents métiers mécaniques, soit 82% de l’outillage mécanique du Bas-Dauphiné 907 .

Cela n’empêche nullement les Lyonnais de susciter des recherches ou des perfectionnements grâce aux versements de primes d’encouragement, mais, fondamentalement, il n’y a pas de rupture avant les années 1870.

Notes
887.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 244 et JONAS (R. A.), 1994, p. 51.

888.

JONAS (R. A.), 1994, p.49.

889.

LESOURNE (J.), ORLEAN (A.) et WALLISSER (B.), 2002, pp. 189-190 : « [Les routines organisationnelles] constituent une forme de « mémoire organisationnelle » en préservant les leçons du passé ».

890.

Voir DENZAU (A. T.) et NORTH (D. C.), 1994 et NORTH (D.), 2005, cités par CHABAUD (D.), PARTHENAY (C.) et PEREZ (Y.), 2005, DAUMAS (J.-C.), 2004, p. 79.

891.

NELSON (R. R.) et WINTER (S. G.), 1982, pp. 88-97, cité par CORIAT (B.) et WEINSTEIN (O.), 1995, pp. 116-117.

892.

CHASSAGNE (S.), 1991.

893.

BERGERON (L.), 1972.

894.

FEDERICO (G.), 1994, pp. 87-90.

895.

BALLOT (C.), 1913, pp. 1-52 et JOUANNY (J.), 1931, p. 57.

896.

NORTH (D.), 2005, et CAYEZ (P.), 1978, pp. 105-107 et 144.

897.

BEAUQUIS (A.), 1910, p. 216. Beauquis situe l’utilisation des premiers métiers mécaniques vers 1865-1868, ce qui semble trop tardif.

898.

SHERIDAN (G. J.), 1981, p. 211.

899.

ACCL, Procès-verbaux des comptes-rendus des séances de la Chambre des 29 mars et 5 avril 1827.

900.

ACCL, Procès-verbaux des comptes-rendus des séances de la Chambre des 15 novembre et 13 décembre 1827.

901.

CAYEZ (P.), 1978, pp. 161-163.

902.

LEVY-LEBOYER (M.), 1964, p. 32, MALMGREEN (G.), 1985, COTTEREAU (A.), 1997, p. 78.

903.

JONES (S.R.H.), 1987.

904.

ROLLINAT (R.), 1997, pp. 82-83, 101.

905.

MOKYR (J.), 1992.

906.

Article paru dans L’Industrie textile le 10 janvier 1888, cité par JOUANNY (J.), 1931, p. 107 et ROLLINAT (R.), 1997, p. 145.

907.

JOUANNY (J.), 1931, p. 58.